mardi 13 septembre 2016

"Il faut tout un village pour élever un enfant"

Je crois à la psychothérapie, fort. Encore heureux, non, pour une future psychiatre ? Je crois au pouvoir de guérison des mots, pourtant j'ai souvent l'impression tenace qu'ils ne suffisent pas à faire bouger les choses.
 
On dit "attouchements sexuels", "viol", "abus sexuels sur mineur", "inceste" ou "viols en réunion". C'est net, c'est précis. Mais aussi net et précis que ce soit, ça ne dit rien du vécu qu'il y a derrière. Ca ne dit ni la peur, ni la honte, ni la douleur physique, ni l'humiliation, ni l'envie d'en finir, ni aucune sensation physique.
Dans la vraie vie de tous les jours, quand il est question de mon histoire, j'ai du mal à utiliser les mots nets et précis. J'édulcore, je tourne autour. A l'inverse, en psychothérapie, j'utilise un tas de mots pour raconter ce que j'ai vécu, avec toujours au creux de l'estomac la peur que ce soit trop violent pour celle qui m'écoute.
 
Tous ces mots nets et précis, ils me paraissent souvent vides et insuffisants, pourtant ils me font mal. Ils ont tendance à être banalisés, aussi, je crois. Les gens les utilisent en évitant soigneusement de penser ne serait-ce qu'une seconde à ce qu'il y a derrière. Un "viol d'enfant", ça reste quelques mots moches. L'enfant terrorisé, désespéré, qui hurle de douleur, craint de mourir et le souhaite en même temps, qui perd toute dignité dans l'humiliation imposée, on ne le voit pas. Je parle de l'enfant, mais c'est le cas pour toutes les victimes, femmes, hommes et enfants. Et plus ça va, plus je me dis qu'on ne veut surtout pas les "voir". Alors un mot net et précis, c'est bien. Ca reste juste un mot. Des chiffres ronds et bien alignés, c'est bien aussi. Ca reste juste des chiffres.
 
Celle dont je peux le mieux parler, c'est sans doute moi. J'ai reçu, après publication de l'article concernant mon histoire, beaucoup de jolis mots de soutien qui mettent du doux sur les cassures, notamment via Twitter. J'ai reçu, aussi, beaucoup de retours horrifiés. Horrifiés, vraiment. Et pourtant, j'ai dit si peu de choses. Je n'ai rien dit des images, des sons, des odeurs ou des douleurs stockés dans ma mémoire traumatique et qui peuvent resurgir à l'identique n'importe quand. Je n'ai pas dit l'étouffement qui me réveille au milieu de la nuit, ou mes propres hurlements qui me terrifient. Des gens prêts à entendre tout cela, il y en a peu. C'est trop lourd, c'est trop moche, ça fait trop mal à écouter.
 
Je ne peux pas m'empêcher de penser que si les gens acceptaient de "voir" au-delà des mots nets et précis, les choses seraient différentes. Si les parlementaires voyaient au-delà des mots "viol d'enfant", m'est avis qu'on aurait supprimé la prescription de ces crimes depuis belle lurette.
 
Si je vous dis, là, comme ça, que lorsque j'avais onze ans ils étaient autour de huit à chaque fois, à faire leurs trucs chacun leur tour ou à plusieurs, c'est déjà insoutenable pour vous qui lisez, n'est-ce pas ? Alors imaginer ce que c'est de le vivre, c'est inenvisageable. C'est vrai pour moi, c'est vrai pour toutes les victimes... Peut-être que ça participe au silence imposé autour des crimes sexuels. Je me répète, mais même si les mots ne suffisent pas, il faut pouvoir dire.
J'ai bien vu l'émotion qu'a suscité l'article dans lequel je vous parlais de moi. Mais c'était moi. Beaucoup parmi vous me suivent depuis un moment au quotidien sur Twitter, ça créé un lien. Et puis c'est une belle histoire, celle de la gamine toute cassée qui se destine à être auprès des gamins tout cassés. C'était moi, c'était juste moi.
 
Des "moi", il y en a des millions. Pourtant on patauge dans l'indifférence quasi-générale, la banalisation, l'ignorance et l'immobilisme. Pour quelques victimes que j'écoute moi, par exemple, pour quelques unes que j'essaie d'aider, combien d'autres qui sont seules ? Je me sens impuissante et dépassée par l'ampleur des dégâts à l'échelle nationale et mondiale. Entendez-moi bien, je ne me flagelle pas à l'idée de ne pas pouvoir sauver le monde. Au contraire, je pense que je fais de mon mieux avec ce que j'ai, et que si je peux changer au moins un monde, c'est déjà énorme. Je crois simplement que nous ne sommes pas assez nombreux pour venir en aide à toutes les victimes. Je crois, aussi, que ceux qui dirigent le monde ne font pas grand chose pour éviter que la liste des victimes ne s'allonge. D'ailleurs, les deux sont liés, puisque tous les agresseurs ont un jour été des victimes. On ne s'occupe pas, ou si peu, des victimes, créant ainsi de nouveaux bourreaux. On protège les agresseurs, aussi, à grands renforts de prescription et de condamnations ridicules. C'est désespérant.
 
Les victimes de crimes sexuels sont invisibles. Si je vous parle de la faim dans le monde, vous aurez probablement en tête l'image de ces petits Africains au ventre gonflé par la dénutrition et qui n'ont plus que la peau sur les os. Si je vous parle des réfugiés qui meurent noyés chaque jour, l'image du corps sans vie du petit Aylan vous reviendra sans doute. Si je vous parle des victimes du terrorisme, les images des attentats de Paris ou de Nice surgiront de votre mémoire. Si je vous parle d'abus sexuels sur mineur, que voyez-vous ? A moins d'avoir vous-mêmes été victimes, vous ne voyez probablement rien.
On ne diffuse jamais à grande échelle, comme on le fait pour la faim dans le monde, les réfugiés ou le terrorisme, les images des enfants victimes des crimes sexuels. Il y a une excellente raison officielle à cela : on basculerait immédiatement dans la pédopornographie. Mais dans le fond, je pourrais tout aussi bien vous décrire des images avec des mots, faire appel à votre imagination. Je pourrais par exemple vous demander de penser, juste quelques secondes, aux dégâts physiques que peuvent occasionnés un sexe d'adulte dans un corps d'enfant. C'est insoutenable, n'est-ce pas, cette image qui s'insinue dans votre esprit ? C'est d'une violence extrême, ça donne envie de vomir, ça oppresse. C'est le quotidien des victimes que l'on oublie, que l'on ignore, que l'on met de côté. Et quand je parle d'enfants et d'ados "tout cassés", il est humainement plus supportable de s'arrêter à l'image des cassures de l'âme.
 
Mon histoire vous a fait réagir, parce que vous me connaissez un peu, d'une certaine façon. L'émotion qui vous envahit quand vous lisez, ici, les histoires des enfants et des ados avec lesquels je fais un bout de chemin, elles vous touchent parce qu'en vous les racontant, je mets de l'humain dedans. Ce ne sont plus juste des "enfants violés" ou des statistiques. C'est Gabriel, c'est Zita, c'est Léna, c'est Katia. Je vous raconte qui ils sont, ce qu'ils ont vécu, et d'une certaine façon ils se mettent à exister pour vous. Ils perdent de leur invisibilité, et leurs souffrances vous révoltent.
 
Il n'y aura jamais assez de mots et de temps pour raconter l'histoire de chaque victime. On peut choisir de fermer les yeux, parce que c'est plus supportable. On peut aussi choisir de voir et d'agir, chacun à sa manière, chacun à son échelle.
 
Mon histoire vous a touchée, et vos mots m'ont fait beaucoup de bien. Mais dans le fond, si je n'étais pas en passe de devenir médecin, auriez-vous été émus de la même façon ? Si mon histoire c'était arrêtée au moment de la prostitution, par exemple, vos mots et votre émotion auraient-ils été les mêmes ?
Je ne me revendique pas porte-parole ou défenderesse de toutes les victimes, c'est beaucoup trop pour mes petites épaules. Je peux vous parler de moi, je peux vous parler de ceux qui arrivent tout cassés dans mon bureau.
 
Je n'ai pas non plus vraiment de net et de précis à vous  offrir : le message que je porte n'est ni tout noir, ni tout blanc, il se décline dans d'infinies nuances de gris. Si je donne l'impression de bien m'en sortir malgré mon vécu, ça ne veut pas dire que toutes les victimes "vont bien" avec le temps. A l'inverse, si d'autres sont totalement détruits, ça ne veut pas dire que toutes les victimes sont foutues d'avance. Chaque histoire est différente, chacun a ses ressources et ses failles.
 
Des ressources, il en faut pour réparer les victimes. En soi, bien sûr, mais aussi et peut-être surtout en dehors. Des magistrats et des policiers, des médecins, des psychologues, des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des profs, des avocats... Chacun a son rôle à jouer.
 
Il peut ne falloir qu'une personne pour détruire une victime, il en faut bien plus pour lui permettre de se reconstruire.
 
On peut tous faire quelque chose. Toi, le médecin, tu peux demander systématiquement "Avez-vous été victime de violence au cours de votre vie ? Violences psychologiques, physiques, économiques, sexuelles ?" et accueillir la souffrance. Toi, le militant, tu peux dénoncer la culture du viol et le silence qui entoure les victimes. Toi, le professeur, tu peux garder en tête que statistiquement, deux enfants par classe sont victimes de violences sexuelles, et écouter la petite voix qui te souffle qu'un enfant ne va pas bien. Toi, l'anonyme, tu peux ouvrir les yeux sur le désastre humain qui se joue sous tes yeux.
 
Toute réparation commence par une main tendue.
 
"Il faut tout un village pour élever un enfant".

lundi 12 septembre 2016

Léna

Elle s'appelle Léna. Elle a douze ans, dont beaucoup trop d'heures passées en psychiatrie. Elle a été hospitalisée plusieurs fois dans notre service, mais elle est essentiellement prise en charge à l'hôpital de jour ados, où elle passe quatre demi-journées par semaine.
 
Léna a été placée quand elle avait quatre ans, alors que sa petite sœur Emilie n'était encore que dans sa première année de vie. Depuis quelques temps déjà, des voisins avaient signalé que les choses ne tournaient pas très rond, dans cette famille. L'enquête sociale a révélé une maltraitance et des négligences graves, et mis au jour les abus sexuels répétés que Léna subissait de la part de son père.
 
Quand je lis le dossier de Léna, je me dis que parfois, la vie est vraiment une sacrée pute. Au début du placement, Léna voyait sa petite sœur lors des vacances scolaires, quatre à cinq fois par an. Le bébé qu'était Emilie a grandi au sein d'une famille d'accueil très présente, la même depuis le tout début. Influence de cet entourage ou non, Emilie refuse désormais de voir sa grande sœur. Lors de leur dernière rencontre, il y a quelques mois, Emilie a eu des mots très violents à l'égard de Léna : "Tu ne me parles pas, tu ne me regardes pas, tu ne me touches pas". Ce refus du moindre contact, c'est un drame extrêmement douloureux à vivre pour Léna. Souvent, elle pleure en expliquant que sa sœur est la seule famille qu'il lui reste. En pleurant toujours, elle ajoute : "Je lui ai sauvé la vie".
 
D'une certaine façon, je crois qu'on aimerait pouvoir minimiser et lui répondre que non, pas tout à fait quand même. Pourtant c'est un fait, Emilie doit la vie à la bienveillance et à l'intelligence de sa sœur. A plusieurs reprises, lorsqu'Emilie était bébé, leurs parents se sont absentés jusqu'à six jours d'affilée, pour sillonner le pays en tête-à-tête. Ils laissaient le bébé aux bons soins de Léna qui, du haut de ses trois ans, a toujours eu la présence d'esprit de lui donner des biberons d'eau. Cela fait partie de la longue liste de négligences, de maltraitances et d'abus que les services sociaux ont reprochés aux parents de Léna. Le Juge a décidé d'un placement. La veille de la mise en application de la mesure, le père de Léna est mort dans un accident de la route. Elle en est convaincue, en dépit des conclusions de l'enquête, son père n'a pas supporté l'idée de perdre la garde de ses enfants et s'est suicidé. Alors comme elle a parlé, elle, du haut de ses quatre ans, de tout ce qu'elle subissait à la maison, c'est forcément de sa faute s'il est mort.
 
La mère de Léna est d'une immaturité probante, incapable de s'occupe d'elle-même et encore moins de ses enfants. Léna la voit tous les deux mois environ, et c'est toujours une désillusion. Parfois, sa mère oublie de venir. D'autres fois, elle arrive très en retard ou si défoncée par la dernière substance ingurgitée qu'elle ne parvient pas à faire une phrase complète. Mais elle est en vie, et elle lui dit qu'elle l'aime, c'est bon à prendre quand on n'a plus personne à qui se raccrocher. Léna espère encore, de toutes ses forces, que sa mère finira par changer et qu'elles vivront à nouveau ensemble.
 
Toutes ces épreuves cumulées, ça laisse des plaies béantes et des tas de cicatrices. Léna ne connaît que deux modes de fonctionnement dans ses relations aux autres. Elle est constamment dans une opposition totale à ceux qui l'entourent, à l'exception d'une personne qu'elle estime digne de son amour. Cette personne en qui elle place tous ses espoirs, c'est toujours une femme. Au début, c'est un peu la lune de miel : Léna fait de son mieux pour répondre aux attentes de l'objet de son affection, elle la couvre d'attentions et de cadeaux symboliques. Ensuite, les choses se compliquent : Léna teste la relation, de plus en plus fort, de plus en plus souvent. Celle qu'elle a tant investie résiste, fait de son mieux pour répondre à ses demandes, jusqu'au jour où c'est trop, et qu'elle craque. Suit systématiquement une phase d'abandon, et Léna conclut toujours que personne ne l'aime, ou en tout cas pas assez, et qu'elle n'est pas digne de recevoir l'amour de qui que ce soit.
Ce mode de fonctionnement, Léna le reproduit constamment, si bien qu'aucune famille d'accueil ne tient plus de quelques mois et que l'accueil en hôpital de jour devient de plus en plus difficile à gérer. Son père, sa mère, sa sœur, ses soignants, ses familles d'accueil, tous l'abandonnent un jour ou l'autre. Elle occulte ce qu'elle a mis en œuvre pour provoquer ces abandons répétés, elle se persuade qu'elle ne vaut rien. Comme elle ne compte pour personne, elle se met en danger, aussi.
 
Léna a déjà été hospitalisée deux fois dans mon service depuis que je suis là. Elle m'apprécie, et nous avons noué une relation thérapeutique qui, si elle n'est pas parfaite, fonctionne plutôt bien. A plusieurs reprises, j'ai dû intervenir à l'hôpital de jour suite à une crise de Léna. Dans ces moments-là, elle dirige la violence qu'elle ne contient plus sur elle-même, mais aussi sur les autres. Il y a trois semaines, Léna a ainsi passé une heure et demi dans mon bureau, luttant pour mettre des mots sur un ressenti dont elle préfère ignorer l'existence. Dans les jours qui ont suivis, elle a  été reçue en entretien par le Dr C., son médecine référent. Le Dr C. ne l'a pas ménagée, mais depuis Léna se tient plus tranquille.
 
Aujourd'hui, ma co-interne est absente. C'est donc moi qui reçoit l'appel de l'une des infirmières de l'hôpital de jour. Elle m'explique que Léna est en pleine crise, qu'elle a dû être contenue physiquement par un infirmier, qu'elle est dans une ambulance avec deux hommes de la sécurité et qu'elle sera bientôt dans mon bureau avec son infirmier référent.
Etonnamment, lorsque Léa arrive, elle est très calme. Elle parle peu, mais d'un ton posé. Pas le moindre signe de violence ou d'agitation, pas un mot plus haut que l'autre, aucune provocation. A vrai dire, elle a plutôt l'air terrifiée, et je ne tarde pas à comprendre pourquoi. "Le Dr. C l'avait prévenue que si elle perturbait à nouveau le déroulement d'un atelier thérapeutique, elle serait hospitalisée en chambre d'isolement chez les adultes !". L'infirmier référent de Léna me jette cette information à la figure, et j'entends bien qu'il est excédé.
Il me faut quelques secondes pour comprendre que ce qu'on me demande, là tout de suite, c'est de prescrire un isolement purement punitif pour une jeune ado toute cassée. Mieux encore, pour que la punition soit plus efficace, on attend de moi que je l'expédie en psychiatrie adulte.
 
Je commence par répondre qu'il est sans doute temps d'appeler le Dr C., puisque Léna est sa patiente. Mauvaise nouvelle, le Dr C. est en congés. Le manque de moyens humains médicaux étant ce qu'il est, je suis souvent amenée à intervenir seule, mais aujourd'hui je m'y refuse. Mon chef de service est cloîtré dans son bureau, croulant sous la paperasse. Je l'appelle, lui explique la situation. Lorsqu'il me répond que je n'ai qu'à appliquer les consignes laissées par le Dr C., je vois rouge. Ma voix est bien plus sèche que je ne le voudrais, quand je lui explique qu'il est hors de question que j'assume des consignes de prescription qui ne sont pas les miennes et que je l'attends dans mon bureau avec Léna. Une fois seule avec lui, je lui explique qu'au-delà du cas de conscience que me pose cette situation, aucun médecin de psychiatrie adulte n'acceptera d'accueillir Léna, a fortiori en chambre d'isolement, sur la simple demande de la petite interne que je suis. Il paraît très secoué, le grand chef qui me répond : "Moi non plus, ça ne me plaît pas. Malheureusement, si on ne s'en tient pas à ce qu'a dit le Dr C., on perd toute crédibilité dans le soin". Il grogne qu'il aura une explication avec le médecin responsable à son retour de congés, et appelle ses confrères de psychiatrie adulte.
 
J'ai appelé ma collègue, interne dans le service vers lequel Léna est envoyée, pour lui expliquer la situation. J'ai rédigé une note et transmis son dossier médical, aussi. J'ai terminé ma journée, une grosse boule de larmes coincée dans la gorge. Je n'ai pas bien dormi.
 
Et puis le lendemain matin est arrivé. Mon chef de service m'a demandé d'aller voir Léna et de la faire sortir immédiatement si la nuit s'était bien passée. J'attends l'infirmier de l'hôpital de jour qui doit m'accompagner, lorsque la cadre du service vient vers moi. Sa voix tremble, pendant qu'elle revient sur la situation de la veille. Je suis ravie d'apprendre qu'elle a organisé une réunion avec les infirmiers de l'hôpital de jour, ce matin, pour que chacun puisque exprimer son ressenti face à cette décision inhabituelle et lourde de (mauvais) sens, réunion à laquelle je n'ai bien évidemment pas été conviée. Notre cadre de service, perchée sur ses talons hauts, est une femme élégante d'une cinquantaine d'années. Elle ne mâche pas ses mots et si elle fait preuve d'une autorité sans faille, qui impressionne enfants, ados et soignants, elle n'en reste pas moins très humaine. Ce matin, je lui découvre un nouveau visage, une fragilité qui m'était inconnue. Les yeux pleins de larmes, elle me dit doucement : "Vous savez, je n'en ai pas dormi de la nuit. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si cette petite avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille".
 
Non, si Léna avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille.
 
Mais il ne fallait pas "perdre la face".
 
Pour ne pas perdre la face, nous nous sommes tous rendus complices d'un médecin qui, excédé par les provocations répétées d'une enfant de douze ans, a cédé à la facilité de la menace.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons ajouté une maltraitance à la liste déjà désespérément longue de celle que Léna avait subies.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons mis de côté notre humanité.
 
Pour ne pas perdre la face, on l'a perdue beaucoup, quand même.

mercredi 7 septembre 2016

Léa

Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur. Elle a neuf ans, et elle a voulu mourir.
 
Elle vit avec sa mère et sa grande sœur, qui a cinq ans de plus qu'elle. Pour être tout à fait exacte, elle vit avec sa mère quand sa mère n'est pas hospitalisée en psychiatrie. Son père est décédé il y a quelques mois, "d'un arrêt cardiaque" me dit-on. Les parents de Léa étaient séparés depuis déjà plusieurs années, après avoir longtemps formé un couple hautement pathologique : schizophrénie d'un côté, d'après la mère, dépression de l'autre, chantage au suicide tantôt de l'un, tantôt de l'autre. Après la séparation, Léa voyait son père de temps en temps, environ deux fois par an, quand sa mère l'y autorisait. Aucun jugement, aucune procédure, rien d'établi, juste une maman qui choisit si et quand ses filles peuvent voir leur père.
 
Quand son père est décédé, Léa était chez ses grands-parents paternels depuis plus d'un mois, car sa mère était à nouveau hospitalisée suite à une tentative de suicide. Léa et sa sœur sont allées aux funérailles, et toute la famille s'est étonnée de constater que cette petite fille de neuf ans à peine ne pleurait pas. Elle n'a pas crié, elle n'a pas pleuré. Rien, sinon un grand silence dénué de toute émotion visible. Après l'enterrement, plus personne n'a parlé à Léa du décès de son père : ni sa mère, ni ses grands-parents, ni le reste de la famille. On oublie, on passe à autre chose. Et effectivement, Léa est passée à autre chose... Des mois durant, elle a répété à qui voulait l'entendre que son père n'était pas mort, que tout le monde mentait, qu'il y avait erreur sur la personne et qu'il était parti refaire sa vie au bout du monde comme il en avait toujours rêvé. Elle s'est enfermée dans un déni franc et massif, attendant un appel, une lettre, un signe de vie.
 
Le temps a suivi son cours. La mère de Léa s'est mise en couple avec un homme déjà papa d'un petit garçon, ils se sont rapidement installés tous ensemble. Léa et sa sœur ont mal vécu cette intrusion dans leur vie, et les choses se sont dégradées entre elles et leur mère. Léa reproche à sa mère de s'occuper plus du fils de son compagnon que d'elle, sa sœur refuse l'autorité de ce nouvel homme, et leur mère leur hurle régulièrement qu'elles finiront par la tuer. Et puis un soir, peut-être à force d'entendre parler de mort, Léa sort brutalement de son déni. Comme ça, d'un coup. Et ça fait vraiment trop mal, cette mère qui veut mourir tout le temps, ce père déjà mort, cette famille toute cassée, alors Léa enjambe la fenêtre de sa chambre, au cinquième étage.
 
Lorsqu'elle arrive dans mon service, Léa est transparente, à tous points de vue. Très pâle, très maigre, elle est murée dans le silence et affiche en toutes circonstances un petit sourire étrange et énigmatique. En entretien médical comme en entretien infirmier, elle parle très peu. Elle peut raconter son histoire familiale, parler un peu de l'école. Elle parvient aussi à dire qu'elle voulait vraiment mourir, et les mots qu'elle utilise font particulièrement mal, quand ils sortent de la bouche d'une enfant de neuf ans. Elle dit "Je voulais rejoindre mon père", "Ma mère a un nouvel amoureux et un nouveau fils, elle n'a plus besoin de moi" ou encore "Ma mère a le droit de vouloir mourir, moi aussi. Et puis si je meurs, au moins je ne la tuerai pas". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
La mère de Léa ne se présente en entretien médical que cinq jours après le début de l'hospitalisation de sa fille, expliquant qu'elle ne pouvait pas se libérer avant. En cinq jours, elle n'a pas appelé le service une seule fois, elle n'est pas venue voir sa fille non plus. Le chef de service étant aux prises avec un planning de consultations qui déborde de tous les côtés, nous ne sommes que trois dans mon bureau : la mère de Léa, une infirmière du service et moi.
Cette femme est surprenante. Physiquement, elle est aussi visible que sa fille est transparente : grande, mince, cheveux roux flamboyants, rouge à lèvres éclatant, drapée dans un grand manteau rouge. Rouge sang, le manteau. Elle parle peu, ne pose aucune question. Elle semble attendre que le temps s'écoule jusqu'à ce que nous mettions fin à la discussion. Pour répondre à nos interrogations, elle utilise des mots propres, des mots nets : son inquiétude de mère, la vie difficile qu'elle a eu, ses filles qui compliquent énormément les choses dans sa nouvelle relation amoureuse, leur père "absent et instable, ce n'est pas une grande perte". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
A la fin de l'entretien, je lui propose de passer un moment avec Léa. Elle accepte sans une once d'enthousiasme. Je demande à l'une des infirmières de rester à proximité, et je regagne mon bureau. Marie, l'infirmière qui a participé à l'entretien, est toujours là. Elle me demande : "Comment tu l'as trouvée ?". C'est une question que l'on se pose souvent les uns aux autres, après les entretiens parentaux, l'occasion d'échanger sur ce que nous avons reçu et perçu. Pourtant aujourd'hui, je n'ai rien à répondre. Je refais défiler le film de ce rendez-vous dans ma tête, je cherche. Rien. Marie non plus, n'a rien à dire. Il est étrange, ce silence qui nous enveloppe. C'est à peine si je m'entends dire : "Rien. Du blanc, du vide. Elle est lisse".
 
Quelques heures passent, et je dois intervenir dans le service suite à une crise de Samuel. Il s'est énervé, il hurle et frappe dans les murs pour décharger son trop plein d'émotions. Il me faut ce trop plein d'émotions là, pour reprendre pied. Ca vient d'un coup, comme un froid glacial qui se glisse jusque dans mes os. Je retrouve Marie dans le poste de soins, et ça sort en bloc : "Elle est froide et elle est lisse, beaucoup trop lisse. Rien ne dépasse, il n'y a rien à quoi se raccrocher. Pas une émotion, pas un sentiment, rien. Du blanc, du vide, du faux. Elle est comme ma mère". J'ai besoin de m'entendre dire "Elle est comme ma mère" pour prendre conscience de la dissociation dans laquelle cette mère-là m'a plongée. Je me repasse le film de l'entretien, et le discours de la mère de Léa devient beaucoup plus clair. Elle ne m'a pas parlé de la souffrance de sa fille, elle m'a parlé de la sienne. Elle ne m'a pas raconté les épreuves auxquelles Léa doit faire face, mais celles qu'on lui a imposées à elle. Elle ne m'a rien dit du père que son ex-mari a été, elle m'a dit quel compagnon il était. Son monde tourne autour de son nombril, et à ses yeux comme aux nôtres, Léa est transparente.
 
Léa semble reprendre vie peu à peu, dans le service. Elle discute avec les autres patients et les soignants, elle participe gaiement aux activités thérapeutiques proposées, elle reprend l'école avec enthousiasme. Elle dit ne plus avoir d'idées suicidaires. Pourtant chaque fois que sa mère vient la voir, c'est comme si la vie la quittait instantanément. Elle perd toute consistance, elle redevient transparente.
 
Léa est rentrée chez elle. J'ai rédigé un Recueil d'Information Préoccupante, conjointement avec un des médecins séniors qui reçoit régulièrement la sœur de Léa. Leur mère est au courant, elle dit qu'elle a besoin d'aide. Je revois Léa en consultation de suivi chaque semaine. Rendez-vous après rendez-vous, elle décline. Elle peine à manger, elle dort mal, elle est à nouveau en proie à des idées suicidaires presque constantes. Elle me confie qu'elle ne supporte plus de vivre avec sa mère, qu'elle voudrait habiter avec sa grand-mère maternelle, et ses mots sonnent comme un sursaut désespéré. Sa mère est un vampire qui lui vole tout ce qu'elle a de vie, et je crois qu'elle s'en rend compte. Elle m'explique que, bien sûr, sa mère ne veut pas la laisser partir, et je me demande comment elle pourrait exister, cette mère vide de vie si elle n'avait plus personne à qui en voler. Quand je l'interroge sur ses idées suicidaires, Léa répond calmement : "Je pourrais sauter par la fenêtre, ou sous une voiture ou un bus. Ou alors je pourrais prendre des médicaments, comme maman". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur.
 
Elle a neuf ans, et elle veut mourir.
 
Alors chaque semaine, je l'attends en espérant qu'on ne m'annonce pas qu'elle a atteint son but. J'imagine qu'on me déposerait ça sans une larme, d'une voix monocorde. Ce serait factuel, ce serait clair, ce serait précis. Ce serait blanc. Ce serait dépourvu d'émotion.
 
 

lundi 5 septembre 2016

Le temps qui court

"Je suis vraiment désolée". Combien de fois par jour est-ce que je prononce ces mots ? Je les ai usés jusqu'à la corde, pourtant ils n'ont rien perdu de leur sincérité. Je suis sincèrement désolée, et souvent cela suffit. Aujourd'hui, là, avec toi, ce n'est pas assez. Je le vois bien, que tu t'en fiches pas mal que je sois désolée. Plantée au milieu de la salle d'attente, avec tout ce que tu as de colère, tu cries.
 
Tu cries, tu pestes, tu tempêtes. Tu as tellement raison. Je le sais bien, que c'est scandaleux, que tu as autre chose à faire, que ta vie ne tourne pas autour de nos créneaux de rendez-vous, que pendant ce temps-là le petit rate deux heures de cours au lieu d'une, qu'on ne prend pas rendez-vous pour être reçu avec une heure de retard et que tu travailles, toi, quand même.
 
J'aimerais pouvoir t'expliquer, et je ne peux pas. Je place des mots vagues comme "urgence" et "imprévu", sans pouvoir t'en dire plus. Je ne peux pas te raconter tout ce qui justifie cette heure de retard sans compromettre le secret médical, et encore moins sans prendre encore un peu plus de ton temps. Au mieux, je peux te dire "Je ne pouvais pas prévoir".
 
Je ne pouvais pas prévoir que dès que j'ai franchi la porte de mon service, ce matin, j'allais devoir passer trente minutes avec Katia pour calmer sa crise et la convaincre d'aller en cours.
 
Je ne pouvais pas prévoir qu'en consultation, Elodie aurait besoin de plus que les quarante-cinq minutes qui lui étaient allouées, pour s'effondrer en sécurité.
 
Je ne pouvais pas prévoir que je retrouverais ma co-interne en larmes dans mon bureau.
 
Je ne pouvais pas prévoir que j'allais être appelée pour donner un avis aux urgences.
 
Je ne pouvais pas prévoir que la maman d'Aurélie demanderait à me voir seule à seule.
 
Je ne pouvais rien prévoir de tout cela, et j'en suis sincèrement désolée. "Je ne pouvais pas faire autrement". Non, vraiment, je ne pouvais pas.
Katia avait besoin de temps pour s'apaiser et accepter la discussion, pour dire ses angoisses et s'en libérer suffisamment pour pouvoir aller en cours normalement.
Elodie avait besoin de temps pour pleurer, beaucoup, pour dire son désespoir, ses désillusions, ses idées suicidaires et retrouver un semblant de sourire.
Ma co-interne avait besoin de temps pour évacuer la pression, se sentir entendue et parvenir à se remettre au travail. Ses patients, eux, avaient besoin d'elle.
La jeune fille que j'ai vue aux urgences avait besoin de temps pour dire ce qui l'a poussée à vouloir mettre fin à ses jours, sa solitude et les forces qu'elle n'a plus.
La maman d'Aurélie avait besoin de temps pour m'annoncer, seule à seule, qu'on vient de lui diagnostiquer un cancer du sein, pour m'expliquer tout ce que cela change dans sa vie et dans celle de sa fille.
 
Ils avaient tous besoin de temps, de mon temps. Et toi, tu cries parce que dans le fond, c'est un peu à toi que j'ai volé ce temps donné à d'autres. C'est injuste. Bien sûr, tu sais que je prendrai le temps qu'il faudra pour ton petit à toi, comme je le fais pour les autres, quitte à voler un peu de temps à ceux qui attendent derrière la porte. Mais à toi, la maman qui accompagne son fils, je t'ai pris un peu de temps. Oui, c'est injuste. Parce que toi, mère attentive et soucieuse du bien-être de ses enfants, tu prends déjà sur ton temps chaque semaine pour leur permettre d'accéder aux soins dont ils ont besoin. Parce que moi, je pousse l'injustice encore un peu plus loin en te refusant un bon de transport et en te demandant d'amener ton enfant toi-même. Pour d'autres, je signe sans hésitation, mais à toi je te dis non. Je te dis non parce que je sais que tu prendras sur ton temps, je sais que tu te débrouilleras pour venir en consultation. Double peine : je vois bien que tu donnes de ton temps à tes enfants, alors je te demande de leur en donner un peu plus, et finalement je t'en vole encore un peu avec tout mon retard accumulé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Ce soir, je terminerai mes consultations avec tout ce temps de retard. Je rentrerai chez moi, et je compterai tout le retard accumulé sur la semaine. Et comme il faut bien compenser un peu, je passerai une bonne partie de mon week-end à taper les courriers que je n'ai pas pu rédiger, parce que l'un ou l'autre avait besoin de temps.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Quand la journée ou la semaine se terminent, je suis beaucoup trop largement à crédit sur mon compte-temps. Le temps que je te prends pour le donner au patient précédent, je te le rends en le prenant à celui d'après. Puis arrive le dernier patient, et je prends sur mon-temps-juste-à-moi pour lui rendre celui que je lui ai volé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour compenser le temps qui court.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour offrir le temps qu'il faut.

Le temps qui court.

Le temps que j'ai.

Le temps qu'il faut.
 

samedi 3 septembre 2016

Katia (3)

Après plusieurs semaines d'hospitalisation, Katia est sur le point de commencer sa psychothérapie. Les psychologues manquent de créneaux disponibles, c'est un peu compliqué. Hier après-midi, mon chef de service est venu me chercher en disant : "Maintenant ça suffit, suivez-moi". Je l'ai suivi. Il m'a emmenée retrouver une des psychologues, Marlène, avec laquelle je n'ai pas encore eu l'occasion de travailler. Dans son bureau, nous nous sommes assis d'un côté, Marlène de l'autre. Il a imposé, avec sa grosse voix de chef, puis il m'a fait signe et nous sommes sortis. "Ca m'arrive rarement, mais là c'est impératif, il lui faut une psychothérapie. Croyez-moi, on en a pris pour dix ans au moins, avec Katia". Je vois bien qu'il est très inquiet pour elle, mais sa position reste floue. Il ne reçoit toujours pas Katia en entretien, élude lorsqu'il est question d'elle en réunion de synthèse. Il ne la voit que lors de la visite hebdomadaire et des entretiens parentaux, pourtant dès que quelqu'un prononce son nom il fronce les sourcils et l'inquiétude lui barre le front.
Ce matin, je reçois un appel de Marlène. C'est drôle, elle commence par me vouvoyer. Elle aimerait savoir si je peux trouver un moment dans la journée pour la recevoir et lui parler de Katia, car elle n'a pas accès à son dossier informatique. Je la recevrai dans l'après-midi. Je ne le sais pas encore, mais c'est le début d'une belle collaboration.
 
Katia parle, beaucoup. Etrangement, ce qu'elle amène lors de ses rendez-vous avec Marlène est très différent de ce qu'elle me livre en entretien médical. Avec moi, elle aborde souvent la question des abus qu'elle a subis, alors qu'elle n'a jamais abordé le sujet avec Marlène. Parfois, elle me perd un peu. Elle déballe tout en bloc, presque sans respirer : l'inceste, la violence de son père, le harcèlement dont elle dit avoir faire l'objet au collège, les sextos, les garçons qui lui imposent des attouchements. Cela dure parfois plus d'une heure, et j'en sors toujours un peu secouée. Cela fait presque "trop", tout ce déballage, et je ne sais plus quoi en penser. J'ai souvent l'impression qu'elle guette mes réactions. Si je la regarde, elle fixe le sol et tremble en parlant. Dès que je baisse la tête, elle ancre son regard sur moi et arrête de trembler. Hystérie ? Simulation ? Comme Marlène, j'ai décidé de me décaler de la question de la structure de personnalité. Katia nous donne trop d'éléments non discriminants, qui font pencher la balance tantôt du côté de la psychose, tantôt du côté de l'hystérie. Je ne cherche plus de réponse à cette questions, je recueille et je travaille avec ce que Katia me donne.
 
En réunion d'équipe, lorsque le chef est présent, il coupe court à la discussion dès que quelqu'un aborde la question du psycho-traumatisme. Circulez, il n'y a rien à voir. Il énumère les éléments qui plaident pour la psychose et met de côté tous les autres. Je rechigne, et je m'en veux de rechigner malgré ses trente ans d'expérience. Une fois, une seule, je lance les mots "dissociation traumatique". Le "Vous êtes moderne, vous !" moqueur que je reçois en réponse me réduit au silence. Je me tais, j'observe, je réfléchis.
 
Les semaines passent, et Katia reprend le collège depuis le service d'hospitalisation, dans un nouvel établissement. Après sa première journée de cours, chacun ou presque a droit à une version différente. A l'un, elle raconte qu'elle a une nouvelle amie qui lui ressemble en tout et que sa journée était formidable. A l'autre, elle explique que personne ne lui a adressé la parole et qu'elle ne veut plus jamais y retourner. Double face, toujours. Quand je l'écoute, j'ai souvent l'impression qu'elle-même ne sait plus vraiment où est la réalité. Elle se perd et dans ces moments-là, je vois la psychose. A d'autres moments, elle parle seule en faisant les cents pas dans le service, et dit qu'elle parle avec ses différentes personnalités. Cela n'arrive que sous le regard de l'Autre, de préférence le soignant. Dès que l'on tourne les talons, elle arrête instantanément de soliloquer. Dans ces moments-là, je me dis qu'on est loin de la psychose.
 
Nous sommes en réunion de synthèse. Plusieurs portes fermées nous séparent du service, pourtant des cris parviennent jusqu'à nous. Je me lève, accompagnée d'un infirmier. C'est Katia qui est en crise. Elle hurle en pleurant qu'elle veut mourir, qu'elle n'en peut plus d'être ici, que personne ne la comprend. Elle se déchaîne au milieu du grand couloir, puis se jette de toutes ses forces contre un mur. Deux infirmiers essaient, sans succès, de la calmer. Elle refuse de prendre le traitement que je lui ai prescrit en cas d'agitation massive. Elle se laisse finalement tomber contre un radiateur et pleure en silence. Le calme semble revenir, je retourne en réunion de synthèse.
Quelques minutes plus tard, nouveaux cris. Le chef me fait un petit signe de tête, je regagne le service. Katia ne se contient plus du tout. Toujours assise par terre, elle se frappe violemment la tête dans le radiateur fixé au mur en hurlant. Sa voix est terrifiante, totalement différente de celle qu'elle a en temps normal. Après coup, une étudiante infirmière dira : "On se serait cru dans l'exorciste". Oui, c'est à peu près ça. Avec deux infirmiers, je m'approche pour contenir Katia physiquement et là, dans la rage qu'elle ne maîtrise pas, dans cette voix qui n'est pas la sienne, dans l'incohérence des propos qu'elle tient, dans sa panique insupportable, je vois la psychose. Nous parvenons à lui faire regagner sa chambre au moment où le chef arrive. Katia dit qu'elle veut être seule, il insiste et voit une table de chevet exploser contre le mur à seulement quelques centimètres de son visage. "Pas de permission pour le week-end, on augmente le traitement". Je prescris.
 
Les choses se dégradent considérablement. Katia a de plus en plus de mal à aller au collège, alors même qu'elle est brillante, et cela provoque des tensions considérables. Plusieurs fois par semaine, elle explose dans de grandes crises de rage. L'équipe infirmière peine de plus en plus à travailler avec Katia, d'autant qu'elle joue le clivage. Cliver, partout, tout le temps. Entre les infirmiers, entre la cadre et les infirmiers, entre les infirmiers et les médecins, entre le chef et moi. Je suis devenue celle que l'on appelle, dès le début de la journée, pour essayer de la convaincre d'aller en cours. Parfois, cela fonctionne. Parfois, non. Katia me dit qu'elle n'en peut plus d'être enfermée et que son nouveau collège ne lui plaît pas. Dans sa scolarité aussi, elle se sent enfermée : le nouvel établissement ne lui convient pas, mais elle ne supporterait pas non plus de retourner dans le précédent.
Entre sa mère et les soignants aussi, Katia essaie de cliver. Pourtant souriante et participant de bon cœur à une activité de groupe, elle devient instantanément larmoyante et suppliante lorsque sa mère téléphone. Elle lui raconte qu'aucun des soignants ne la comprend, que cette hospitalisation ne l'aide pas, qu'elle finira par en mourir d'être ici et l'implore en boucle de signer une sortie contre avis médical. Sa mère a de plus en plus a gérer la situation, et nous explique qu'elle voit bien que sa fille a besoin d'aide, mais qu'elle ne supporte pas de la voir souffrir ainsi. A chaque entretien avec elle, le chef insiste sur la "pathologie lourde", "la nécessité de soins continus", "la majoration du traitement". Moi, je me dis que nous sommes dans une impasse. Katia est-elle malade ? Oui. Est-ce que l'hospitalisation l'aide à aller mieux ? Je n'en suis pas sûre. Elle a investi la psychothérapie, et ses permissions se passent très bien. Je peux entendre qu'elle n'en puisse plus, après des mois d'hospitalisation. Depuis des mois, aussi, elle avale des antipsychotiques qui semblent n'avoir eu aucun effet en dehors d'une prise de poids et d'une sédation considérables. Là aussi, j'ai essayé d'ouvrir la discussion. "Vous croyez que le traitement est inefficace, mais vous ne savez pas dans quel état elle serait s'il n'était pas là". Je trouve cela un peu facile, mais je n'ai pas trente ans d'expérience, n'est-ce pas ?
Une nouvelle personnalité a fait son apparition, encore plus violente et imprévisible que La Méchante. C'est elle qui, selon Katia, a frappé l'un des infirmiers il y a quelques jours. Fait nouveau, cette personnalité-là est de genre masculin. La sexualité et le genre semblent être au cœur des questions que Katia nous amène. Elle est tantôt fille, dans un look sexy voire vulgaire, tantôt garçon, cachée dans de grands sweats beaucoup trop larges à l'effigie de jeux vidéos violents. Elle est tantôt attirée par les garçons, tantôt par les filles. Double face, toujours. Katia met tout le monde en difficulté, si bien que je finis par présenter son cas en réunion de supervision, et que Marlène fait de même de son côté. Beaucoup de questions, trop peu de réponses.
 
Vient un entretien parental mouvementé, au cours duquel Katia supplie encore sa mère de la laisser sortir. Cette maman se montre ferme, mais elle fond en larmes dès que sa fille quitte la pièce. J'écoute, j'accueille, je rassure comme je peux. Le chef de service est absent. Je reprends ses arguments, elle écoute et acquiesce, mais je sens bien qu'elle vacille de plus en plus. Plusieurs fois, elle me dit qu'elle se demande si elle ne ferait pas mieux de mettre fin à l'hospitalisation. L'entretien se termine et, vacances obligent, elle repart avec Katia pour quinze jours de permission. Je retrouve Marlène, et notre discussion s'achève sur un "Oui, peut-être qu'il vaudrait mieux qu'elle sorte" sincèrement partagé.
 
Katia n'est pas venue à son rendez-vous de psychothérapie pendant les vacances. Elle n'est pas revenue du tout. Sa mère n'a répondu a aucun des messages laissés sur son répondeur. Silence radio. A nouveau, je retrouve Marlène pour en parler. Elle partage mon inquiétude, je partage son "C'est peut-être mieux comme ça".
 
Je me demande où est Katia, ce qu'elle devient et si elle est apaisée. Je n'ai aucune réponse diagnostique à donner. Ce départ précipité me laisse une certaine amertume et un lourd sentiment d'inachevé.
 
Tout est gris, tout est flou, tout est nuancé.
 
Aucune réponse simple, à aucune question.
 
Des réponses à double face.
 

mercredi 31 août 2016

Katia (2)

Katia est hospitalisée depuis deux semaines. Deux semaines, déjà, que nous l'observons avec un regard clinique. Deux semaines, déjà, que médecins et infirmiers se disputent autour de la question de la structure psychique : hystérie ou psychose ? Deux semaines, déjà, que tout le monde évite soigneusement la question de l'inceste.
Le chef de service et ses trente ans d'expérience en sont certains : Katia est clairement psychotique. L'équipe infirmière, elle, penche franchement du côté de l'hystérie. Moi, aucune de ces deux réponses ne me satisfait pleinement.
Katia me perturbe beaucoup... Son histoire, ses symptômes, son comportement dans le service, tout me pose question. A mettre de côté tout un pan de son histoire de vie, j'ai l'impression de ne pas encore l'avoir "vue vraiment". Mon chef évite scrupuleusement de parler des abus sexuels que Katia dit avoir subis, d'ailleurs il ne la reçoit même plus et me laisser le soin de gérer les entretiens.
 
En atelier conte, hier, Katia a eu des mots très durs. L'exercice consistait à raconter une histoire en partant de l'image d'une silhouette en robe blanche perdue au milieu d'un champ de coquelicots (oui, ça partait mal). Un des enfants présents a alors expliqué que la silhouette était celle d'une petite fille qui attendait son Prince Charmant. Katia a immédiatement réagi en criant : "Sauf que le Prince Charmant, c'était un pédophile !". Puis elle est sortie brusquement de la pièce, les larmes aux yeux, pour s'isoler dans sa chambre.
Le week-end dernier, déjà, Katia a eu un moment difficile. Elle espérait obtenir une permission pour rentrer chez elle, mais sa mère s'y est opposée. Reçue en entretien médical, cette maman nous a expliqué que la petite sœur de Katia était encore bouleversée suite aux coups qu'elle avait reçus et qu'elle préférait ne pas avoir à mettre les deux sœurs face à face pour le moment. Lorsque Katia nous a rejoints dans le bureau et que nous lui avons annoncé qu'il n'y aurait pas de permission tout de suite, elle a explosé. Elle s'est mise à hurler sur sa mère, lui reprochant de ne pas l'aimer et de l'abandonner. Puis soudain, ses cris ont changé. "Elle n'a même pas su la protéger pendant que son père la violait". Le chef s'est emparé de cette phrase pour en faire le fondement de ses certitudes : Katia fait une crise, parle d'elle-même à la troisième personne et délire à pleins tubes sur des personnalités multiples, elle est donc psychotique.
 
Moi, ce que je vois, c'est que cela fait deux fois en quelques jours que Katia nous balance à la figure avec beaucoup de violence et de rage le-sujet-dont-il-ne-faut-surtout-pas-parler. Et si j'ai bien compris qu'il ne fallait surtout pas se pencher sur ce sujet, je n'ai pas bien intégré pourquoi. J'ai essayé, avec des tours et des détours, d'obtenir une réponse du chef de service. Je me suis cognée bien fort contre son silence, et j'ai fini par trimballer mes questions chez ma psychologue.
Evidemment, toute psychologue qu'elle est, elle m'a suggéré de poser clairement mes questions. Je suis donc allée trouver mon chef et j'ai demandé : "Pourquoi est-ce que l'on évite le sujet de l'inceste avec Katia ?". Silence. J'ai pensé qu'il n'avait peut-être pas entendu, alors j'ai re-posé ma question. Et rien. Alors j'ai re-trimballé mes questions chez ma psychologue, qui m'a conseillé de faire comme je le sentais. Ils sont casse-pieds, ces psys, à ne jamais fournir de réponse toute faite...
 
Ce que je sens, c'est que lorsque Katia explose, c'est bien ce qu'elle a subi qu'elle nous met sous le nez. J'aimerais pouvoir lui signifier que la porte est ouverte, si elle veut en parler. J'aimerais vraiment. Et puis le temps passe...
 
Cela fait dix jours, que j'aimerais pouvoir inviter Katia à parler de ce que son père lui a fait vivre, si elle le souhaite. J'aimerais le faire, et en pratique je peux le faire. Pourtant je ne fais rien, je ne dis rien... Je suis terrifiée à l'idée qu'elle me raconte ce qu'elle a subi. Je me souviens beaucoup trop bien que dès notre première rencontre, mes démons ont profité de ses mots pour ressurgir. J'ai peur que ça arrive encore. Si ma mémoire traumatique refaisait surface pendant un entretien, comment est-ce que je pourrais gérer ? Est-ce que parviendrais à ne pas me laisser complètement submerger ? Et si je devais m'écrouler, comment réagirait Katia ? Je ne veux surtout pas lui donner à voir qu'elle ne peut pas en parler avec moi. Et l'infirmière qui m'accompagnerait, comment réagirait-elle ? Je suis convaincue que n'importe quel soignant de l'équipe comprendrait immédiatement que je suis prise par mes propres cicatrices, et que je perdrais toute crédibilité.
 
Alors, je tourne, je vire, j'hésite, je doute... Entretien après entretien, Katia me détaille l'identité et les particularités de chacune de ses sept personnalités. La Méchante, la Bonne Elève, l'Extravertie... Chacune semble avoir un rôle bien précis, et je me dis que tout ça me semble trop construit et trop réfléchi pour constituer un délire, aussi systématisé soit-il... Par petites touches, Katia évoque son histoire, sans jamais la raconter vraiment. Elle m'explique notamment que ses personnalités sont apparues les unes après les autres, toujours pour une raison précise. Par exemple, elle me dit au sujet de la Méchante : "Elle est arrivée pour me protéger, quand mon père a commencé à me faire du mal". Elle prononce ces mots en plongeant son regard dans le mien, et j'ai l'impression qu'elle guette un signe, un tout petit rien qui lui permettrait de savoir si elle peut continuer ou non. Elle guette, et je ne dis rien.
 
En désespoir de cause, je profite des transmissions pour demander aux infirmiers d'ouvrir eux-mêmes la porte. Pour diverses raisons, tous refusent. Certains estiment que Katia est hystérique, et que cela nourrirait son trouble. D'autres me répondent que le sujet est suffisamment sensible pour que ce soit à un médecin de le gérer. D'autres encore me renvoient une question : "Est-ce qu'au moins on est sûr qu'elle ne ment pas ?".
Immédiatement, mon estomac se tord et je dois lutter pour ravaler mes larmes. A vouloir éviter de me mettre en difficulté devant Katia, je me retrouve salement amochée devant mon équipe. La remise en question de la parole de Katia m'est insupportable. Savent-ils seulement ce que cela demande de confiance et de courage pour parvenir à poser des mots sur un vécu pareil ? Imaginent-ils les dégâts que cela peut occasionner pour une victime lorsque sa sincérité est mise en doute ?
 
Soudain, je réalise que si eux l'ignorent, je ne sais que trop bien ce que cela a pu coûter à Katia de nous confier cette partie de son histoire et ce qu'elle peut ressentir, là tout de suite, si elle a l'impression que l'on refuse de l'entendre.
 
Alors je visse ma casquette de médecin bien fort sur ma tête, et je dis doucement : "Vous avez raison, c'est au médecin de gérer. Je verrai Katia juste après les transmissions".

lundi 29 août 2016

Katia (1)

Elle s'appelle Katia, elle a quatorze ans. Elle est arrivée dans le service hier, après une consultation aux urgences générales de l'hôpital. C'est ma co-interne, Agnès, qui a fait son entretien d'entrée pendant que j'étais en formation.
Dans le dossier médical de Katia, le motif d'hospitalisation s'étale sur une dizaine de lignes parmi lesquelles je découvre "trouble de l'identité", "dissociation marquée", "refus scolaire", "difficultés relationnelles familiales", "troubles du sommeil", "idéation suicidaire" et "isolement social". Rien que ça. Un peu de tout, mais en très flou. Merci Agnès.
Le très flou, ça ne me plaît pas tellement, d'autant qu'un traitement a été prescrit pour aider Katia à dormir. Je me dis qu'il est temps de rencontrer cette mystérieuse jeune fille, et pars donc à la recherche d'une infirmière pour participer à l'entretien.
Malheureusement pour moi, une partie de l'équipe est à la piscine avec les enfants et aucun des deux infirmiers restants ne peut se détacher pour venir m'épauler. Pour une fois, tant pis, je ferai l'entretien toute seule.
En théorie, Agnès n'intervient dans le service d'hospitalisation qu'en mon absence. Son travail à elle, c'est de gérer les deux hôpitaux de jour (enfants et ados) et une partie des consultations. Sauf que la théorie, visiblement, elle s'en fiche. "Puisque je l'ai vue à son entrée hier, je vais venir faire l'entretien avec toi". Super... Je ne parviens pas à refuser sa présence, mais précise néanmoins que c'est moi qui mènerai l'entretien. Elle acquiesce.
 
Katia est pour le moins surprenante, dès le premier regard. Très brune, elle porte les cheveux mi-longs d'un côté et coupés à ras de l'autre. Je pense instantanément "double face". Elle se tient voûtée sur sa chaise, les yeux fixés au sol. Elle porte un jean déchiré, un tee-shirt à l'effigie d'un groupe de hard-rock et un tour de cou en cuir hérissé de picots, mais elle serre très fort contre son ventre un panda en peluche. Le contraste est saisissant... A nouveau, je pense "double face". Je ne le sais pas encore, mais je suis très loin du compte.
 
Je me présente à Katia et lui explique quel est mon rôle dans le service. Je lui demande ensuite de m'expliquer ce qui a motivé sa consultation aux urgences. Sa première phrase me laisse sans voix quelques secondes. Comme ça, sur un ton très neutre, comme si elle disait "je m'appelle Katia", elle dit "J'ai plusieurs personnalités".
Katia m'explique qu'elle a sept personnalités différentes, qui surgissent quand bon leur semble, ont chacune un nom et une identité propre. Elle me raconte que sa mère lui reproche d'avoir roué sa petite sœur de coups il y a quelques jours, mais qu'en réalité c'est l'une de ses personnalités, celle qu'elle appelle Méchante, qui est responsable de ce passage à l'acte violent.
 
Mes neurones sont en train de flamber. Ce que certains appellent "personnalités multiples", le DSM le nomme "trouble dissociatif de l'identité". Si c'est un diagnostic très souvent posé aux USA, les psychiatres qui reconnaissent l'existence d'un tel trouble sont très rares en France. A titre personnel, cela me trouble mais je n'ai pas d'avis tout fait sur la question.
Ce que je sais, en revanche, c'est qu'en théorie les personnes présentant un trouble dissociatif de l'identité ont une personnalité principale. Katia décrit bien une personnalité centrale, qu'elle appelle d'ailleurs "Katia". Ce que je sais également de ce trouble, c'est que lorsqu'une autre des personnalités "prend possession du sujet" puis s'efface pour laisser la place à la personnalité principale, cette dernière est prise d'amnésie et ne conserve aucun souvenir de ce qui est arrivé pendant qu'une autre des personnalités dirigeait les choses. Et là, les choses se gâtent... Katia se souvient parfaitement de ce qu'ont fait ou dit ses différentes personnalités.
 
Un autre élément important dans la description du trouble dissociatif de l'identité est lié auparcours de vie des patients qui en souffrent : dans l'immense majorité des cas, ils ont vécu au moins un traumatisme grave, souvent à type d'abus sexuels.
Katia, elle, dit avoir été violée par son père pendant plusieurs années. En quelques mots, elle me raconte que son géniteur est un homme violent dont sa mère est séparée depuis environ quatre ans et qu'elle n'a plus revu depuis. Elle m'explique qu'elle a parlé à sa mère de l'inceste qu'elle avait subi juste après cette séparation, lorsqu'elle s'est enfin sentie en sécurité. Katia a déposé plainte, mais sa plainte a été classée sans suite. Elle raconte cela, encore, comme elle dirait "Je m'appelle Katia". Pas un début d'émotion, pas une larme. Immédiatement, le mot "dissociation" se met à clignoter dans ma tête.
Combien de temps cela peut-il bien lui prendre, de me raconter ça ? Six, sept minutes peut-être ? Je l'entends, je note ce que j'entends, mais je sens bien que je suis en train de dériver. Elle m'a perdue, dès qu'elle m'a dit "mon père me violait". Après Agnès, c'est ma mémoire traumatique qui s'invite dans cet entretien. Je lutte de toutes mes forces pour me raccrocher à du tangible, du réel, "de l'ici et maintenant". Je me cramponne à mon stylo, j'essaie de me concentrer sur la voix de Katia. Des images surgissent devant mes yeux, ma main tremble et j'ai envie de vomir. Je supplie en silence : "Pas maintenant, surtout pas maintenant, par pitié, pas maintenant". Je réalise que Katia s'est tue et malgré l'énergie que cela me coûte, le son de ma voix dissipe les images et la nausée et qui m'envahissaient.
 
Je demande doucement à Katia si elle veut m'en dire plus sur ce qu'elle a subi. A mon grand et honteux soulagement, elle secoue doucement la tête. Je prends soudain conscience du fait que pas une seule fois depuis le début de l'entretien, elle ne m'a regardée. A aucun moment son regard n'a croisé le mien.
Je reviens sur la consultation aux urgences et demande à Katia si elle était d'accord pour être hospitalisée. Sa réponse est ferme : "Non !". Soudain, sa voix se fait larmoyante : "Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi, je veux ma mère, je veux rentrer chez moi". Elle se balance en serrant toujours son doudou contre elle, et si sa voix est pleines de larmes, ses yeux en revanche sont parfaitement secs. Je n'ai pas le temps de répondre, Agnès se lève brutalement de sa chaise et se met à crier : "C'est faux, ce que vous racontez est faux !". Je suis sidérée, juste sidérée. Comment ose-t-elle intervenir de cette façon ? Pourquoi insiste-t-elle sur le vouvoiement alors même que je tutoie Katia depuis vingts minutes ? Comment peut-elle se permettre de crier ainsi sur un patient ?
Evidemment, Katia geint de plus belle et commence à s'agiter. Agnès, elle, hurle toujours : "Vous mentez ! Vous mentez ! Vous étiez d'accord pour être hospitalisée, j'étais là ! Vous mentez !". J'ai l'impression d'être au beau milieu d'une hallucination tant la scène est surréaliste. Agnès crie, Katia pleure uniquement par la voix, s'est levée aussi et entreprend de saisir sa chaise pour la balancer au visage de ma co-interne. Sans réfléchir, je me jette entre les deux et, les yeux plantés dans ceux d'Agnès, je siffle plus que je ne dis "Ca suffit !".
 
Je fais sortir Katia du bureau et interpelle un infirmier pour qu'il la reconduise à sa chambre. Je referme la porte. Agnès ne dit rien. Je m'assois devant elle et, bêtement, j'attends. Elle m'adresse son plus beau sourire et entreprend de me parler d'un autre patient. Rien sur son comportement inadmissible d'il y a quelques secondes. Pas un mot, pas l'ombre d'un remord, rien. Je finirais presque par me demande si je n'ai pas rêvé, tant elle agit comme s'il ne s'était rien passé.
Je baisse les yeux vers le dossier de Katia. Agnès s'est autorisée à prendre des notes pendant l'entretien et à les joindre au dossier. Elle conclut par les mots "suspicion de psychose ?", et je me demande laquelle est la plus psychotique des deux.
Je sens que je vais exploser. J'attrape mes cigarettes et sort du bâtiment.
 
Dans un petit coin à l'abri du vent, tremblant de froid mais sans doute pas seulement, je fume en pleurant. La nausée est bien là, les images aussi, et la voix de mon géniteur emplit ma tête. Je ne lutte pas, je ne lutte plus. Le temps d'une cigarette qui se fume en partie toute seule, je pars très loin de l'hôpital, un peu plus de vingt ans en arrière.
 
Lorsque les images disparaissent enfin, je pleure toujours.
 
Je suis interne depuis une semaine, et déjà convaincue d'être parfaitement incapable d'exercer mon métier.
 
 
 
 
 

samedi 27 août 2016

Joshua

Il s'appelle Joshua. Il a six ans et pas encore toutes ses dents. Il vit avec sa mère, qui l'élève seule. Son père habite à l'autre bout de la Terre environ et lui téléphone pour Noël et son anniversaire, quand il y pense. Joshua vient de rentrer en CP, et ça ne se passe pas très bien. A la maison comme à l'école, il multiplie les crises. "Intolérance marquée à la frustration". C'est comme ça qu'on dit "il-est-capricieux-ce-petit-con" chez les pédopsy, et c'est précisément son motif d'hospitalisation.
Il est arrivé dans le service il y a deux jours, après un passage par les urgences pédiatriques de l'hôpital. Je découvre son dossier, et je suis pour le moins étonnée que mon chef ait accepté d'hospitaliser un petit bout de six ans à peine sous ce seul motif.
 
Quand mon regard se pose sur Joshua pour la première fois, je ne vois rien d'autre qu'un petit garçon très mignon mais particulièrement renfermé. Il communique peu, se tient à distance des autres, semble souvent en décalage avec le monde qui l'entoure. 
La mère de Joshua, elle, est aussi grande que son fils est petit. Très élancée, toujours parfaitement habillée-coiffée-maquillée. Cette femme très élégante, qui peine à masquer le léger tremblement de ses mains manucurées, se dit complètement dépassée par le comportement de son fils unique. Elle nous explique que sans raison apparente ou suite à des frustrations minimes, Joshua explose dans des crises d'une violence inouïe. Elle raconte que dans ces moments-là, Joshua n'entend plus rien et que personne ne parvient à le maîtriser physiquement : ni elle, ni l'institutrice, ni les grands-parents de Joshua. Elle continue d'exposer la situation, mais mon cerveau reste bloqué sur une interrogation qui ressemble à quelque chose comme "Comment ça personne n'arrive à le maîtriser physiquement ? Enfin voyons, il pèse 25kg tout mouillé pour 1m20 les bras levés debout sur une chaise !". Soudain, le ton de sa voix se durcit et l'ambiance est nettement plus tendue. Je découvre alors une mère certes très angoissée mais aussi très procédurière, qui nous confie son fils à reculons et espère bien, secrètement, que nous n'obtiendrons pas plus de résultats qu'elle. Elle revendique son droit au diagnostic aussi, et exige que nous lui en fournissions un dès que possible. Dès qu'elle aperçoit son fils, elle fond sur lui en une fraction de seconde et l'étouffe de baisers, de câlins et de mots doux. Dans ces moments-là, Joshua, lui, met toute son énergie à se défaire de cette étreinte. Elle me fait penser à une mante religieuse, quand son fils est devant elle, et je me fais la réflexion qu'elle pourrait bien le dévorer tout cru.
 
 
Dès les premiers jours, les signes s'accumulent pour donner raison au flair du chef de service, qui présent que Joshua  souffre d'un peu plus que d'une intolérance à la frustration. Joshua parle normalement, si ce n'est un léger défaut de prononciation, mais il vit dans son monde. Il supporte très mal le passage d'une activité à une autre et peut passer des heures à trier, classer et ranger de petits objets. Il ne symbolise pas du tout, comprenez par là qu'il est par exemple incapable de penser à un objet et de le décrire lorsqu'on lui présente  une boîte vide en lui demandant d'imaginer l'objet invisible qui s'y trouve.
 
Joshua est hospitalisé depuis trois jours. Lorsque je passe la porte du service ce matin-là, les infirmières me sollicitent aussitôt. J'apprends alors qu'hier soir, Aurélien, un petit autiste de dix ans, a soudainement quitté la salle de télévision pour se précipiter dans la salle de jeux. Il y a retrouvé Joshua et lui a brutalement griffé le visage à plusieurs reprises. Je me dis que c'est dommage, quand même, ces deux enfants qui vivent chacun dans leur monde alors qu'ils pourraient en partager un en dehors du nôtre.
On m'explique que l'interne de garde a été appelé, que le scanner que Joshua a passé dans la nuit s'est révélé normal, et que l'interne a finalement prescrit des soins locaux. Je suis en train de me demander dans quel état je vais retrouver mon petit patient, pour qu'on ait jugé utile de demander un scanner, quand l'une des infirmières me précise que "la mère n'est pas encore au courant". Ah ah, très drôle. Non, vraiment, super drôle, on peut passer à autre chose maintenant ?
Je ne ris pas très longtemps, et pour cause : ce n'est pas une plaisanterie. "L'interne de garde n'a pas voulu l'appeler lui-même et les filles de nuit ont pensé qu'il valait mieux que ce soit un médecin qui le lui annonce". Bien. Note pour plus tard : pourrir par téléphone l'imbécile de cette nuit, qui envoie un gamin de six ans au scanner sans avertir sa mère. Pour l'heure, il est urgent de trouver le chef de service.
 
Le chef, lui, est bien embêté. N'étant dans le service que depuis quelques jours, je ne peux pas le savoir, mais il fait exactement ce qu'il fait quand il est très embêté : il m'expédie au front. En quelques secondes, il me demande donc de prévenir la mère de Joshua puis de prescrire un isolement thérapeutique pour Aurélien. Voilà, prévenir une mère insupportablement méfiante et subir son courroux, puis flanquer en chambre d'isolement un gamin de dix ans qui n'a aucune conscience de ce qu'il a fait et mieux encore, le faire plus de douze heures après l'agression dont il s'est rendu coupable. "Mais non, ce n'est pas punitif". Voilà, en quelques secondes, juste comme ça. Trois p'tits tours et puis s'en va.
Je diffère la prescription d'isolement et compose le numéro de la mère de Joshua. Elle décroche, je me présente, elle panique. Je suis interne depuis moins d'une semaine, et j'essaie de la rassurer avec tout ce que j'ai de mots-médicaux-qui-prouvent-que-je-sais-de-quoi-je-parle. Je lui explique donc que Joshua a passé un scanner qui s'est révélé normal, que par acquis de conscience je demande tout de même une consultation ORL et un avis ophtalmologique, que le petit agresseur est autiste, et ainsi de suite. Elle est si bouleversée qu'elle ne pense pas à me hurler dessus, mais me glisse quand même qu'elle va "prendre immédiatement rendez-vous avec le chef de service" et exige de voir son fils l'après-midi même. Je finis par raccrocher en me disant que cette femme est vraiment insupportable.
 
 
Dans l'après-midi, Joshua retrouve donc sa mère dans une petite salle en dehors du service. Ils goûtent, ils jouent, puis vient le moment de se dire au-revoir. Sauf que Joshua, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Depuis mon bureau, j'entends soudain des hurlements qui me glacent le sang. Je me précipite en courant vers la source de ces cris. Il me faut bien trois secondes pour reconnaître Joshua, tant il est transformé. Les traits de son visage sont déformés par une rage intense, il se débat avec une violence impressionnante pour essayer d'échapper à l'infirmier qui tente de le maintenir. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour se dégager des bras du soignant, et il devient soudain évident qu'on ne peut pas le laisser comme cela. Il hurle, frappe de toutes ses forces dans les murs et ne parvient pas à se calmer tout seul. Il va finir par se blesser. Nos mots n'y change rien, il s'est transformé en une petite boule de folie furieuse. Il faut deux infirmiers pour le porter jusqu'à sa chambre, puis nous devons nous y mettre à quatre pour parvenir à l'envelopper dans un grand drap. A quatre. Sur un gamin de six ans.
Alors qu'il n'a pas prononcé le moindre gros mot depuis son arrivée, Joshua nous crache à la figure et hurle à tout va des "lâche moi sale pute", "dégage enculé" et autres mots doux. Je lui maintiens les bras comme je peux, en réprimant mon envie de pleurer. J'ai beau savoir qu'il faut absolument le contenir physiquement pour lui permettre de s'apaiser, je supporte mal la violence de la scène.
Il aura fallu quasiment une heure pour que Joshua commence à s'apaiser. La crise reprenant de plus belle, les infirmiers se sont relayés pendant deux heures de plus, chacun à un bout du grand drap dans lequel Joshua se tenait comme dans un hamac, pour balancer doucement le petit garçon.
 
 
Après cette crise, d'autres surviennent. Joshua passe plusieurs semaines dans le service, chaque tentative de permission au domicile se soldant par une nouvelle crise, un nouvel échec. Sa mère est épuisée et fond régulièrement en larmes devant nous. L'un après l'autre, elle interpelle tous les soignants du service et réclame un diagnostic. Les infirmiers, l'éducatrice, la psychologue et l'orthophoniste renvoient vers le médecin, et le médecin ne dit rien. Combien de fois l'avons-nous reçue en entretien, cette mère insupportable ? Systématiquement, le chef de service fait des tours et des détours, il feinte, il évite, il distrait, mais il ne donne aucun diagnostic. Les relations entre les soignants et cette maman se font de plus en plus tendues, l'alliance thérapeutique est inexistante.
Elle finit par craquer, et par décider de reprendre son fils à la maison juste avant les vacances. Elle nous remercie pour tout ce qui a été fait, mais elle pense qu'il est temps que Joshua quitte le service. Le chef lui donne raison. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle s'est mise à prendre frénétiquement des notes lors de chaque entretien médical. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais Joshua bénéficie désormais d'une prise en charge orthophonique et psychothérapeutique, d'un auxiliaire de vie scolaire pour l'aider à l'école et est accueilli au sein de notre hôpital de jour enfants à raison de deux demi-journées par semaine. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle dit doucement : "Je ne suis pas du genre à chercher sur internet, mais j'ai lu un article sur le syndrome d'Asperger et je trouve que Joshua présente beaucoup de signes. Est-ce que ça pourrait être ça ?". Elle demande, et le chef se défile.
 
 
Les vacances sont presque terminées lorsque je reçois un appel de la mère de Joshua, paniquée, qui me dit en pleurant qu'elle n'en peut plus et que les crises se multiplient. Je temporise, je conseille et je promets de la rappeler dès que j'en aurai parlé à mon chef.
Le lendemain matin, lorsque j'arrive à 8h20, elle a déjà appelé deux fois. Je la rappelle immédiatement. Elle m'explique qu'au cours de la nuit, Joshua a fait une nouvelle crise, si violente qu'elle a finalement appelé la police car le SAMU refusait de se déplacer. La police. Pour un enfant de six ans. Elle me raconte que Joshua ne s'est calmé que lorsque l'un des officiers lui a offert son écusson, et qu'elle est à bout de forces. Je propose une nouvelle hospitalisation, elle accepte. J'appelle moi-même le 15 pour expliquer la situation, et Joshua finit par arriver en ambulance, après un trajet chaotique au cours duquel il a dû être contentionné sur le brancard.
Le chef est absent aujourd'hui, alors cette maman désespérée en profite pour essayer de me soutirer un diagnostic. A mon tour, je fais des tours et des détours, je feinte, j'évite, je distrais, mais je ne donne aucun diagnostic. Je ne vois pas comment faire autrement, et je déteste pour ça.
 
Deux jours plus tard, nous recevons à nouveau la mère de Joshua en entretien médical. Elle ressort son petit carnet, prend des notes sans relever la tête. Elle est visiblement épuisée. Au moment où le chef entreprend de mettre fin à la discussion, elle relève la tête et semble nous sonder, les yeux pleins de larmes. Sa voix tremble un peu, lorsqu'elle demande doucement : "Est-ce que vous avez posé un diagnostic ?".
Je sursaute en entendant la réponse qui lui est faite. "Votre fils est autiste". Le chef s'embarque dans des explications sans fin d'autisme-mais-pas-d'autisme-de-Kanner-comme-on-voit-dans-les-bouquins-voyez-vous-un-autiste-qui-a-acquis-le-langage-c'est-un-autiste-Asperger, et je la vois se décomposer sous nos yeux. J'ai envie de lui tendre la main pour la rattraper, tant elle semble dégringoler au fond d'une faille qui se serait soudainement ouverte sous ses pieds. Elle ne dit plus un mot. Une dizaine de minutes d'explications plus tard, elle essuie ses yeux, murmure un "merci", se lève et quitte la pièce en titubant. Elle a obtenu un diagnostic.
 
Le lendemain, en cours de pédopsychiatrie, j'apprenais par la chef de clinique du CHU que la mère de Joshua venait de lui demander un deuxième avis.
 
 
Elle pensait que ce serait la fin, et ce n'est que le début.


Elle a obtenu un diagnostic.
 
 
Maintenant, elle doit apprendre à vivre avec.
 
 

vendredi 26 août 2016

Zita (3)

Jeudi matin. Je me jette sur l'ordinateur sans même prendre le temps d'enlever mon manteau, et je soupire longuement : Zita a bien été hospitalisée en pédiatrie hier soir.
Comme chaque matin, je passe par le secrétariat pour jeter un œil au programme de la journée et en l'occurrence, pour trouver le meilleur moment pour la visite qui s'impose en pédiatrie. Claude, l'une des secrétaires, m'informe qu'un interne de pédiatrie a demandé un avis pédopsy pour autre enfant hier soir. J'en suis à me dire que le plus simple serait de commencer par la liaison, dans la mesure où j'ai cours en début d'après-midi et où le service d'hospitalisation est sous contrôle, lorsque mon chef de service fait son apparition : "Bonjour Lilpap' ! Bonne nouvelle, votre petite protégée est de retour. Heureusement que nous avions fait un RIP pour elle".
C'est une explosion de cris dans ma tête, de hurlements orduriers qui ne demandent qu'à lui éclater à la figure. Ma "petite protégée" ? "NOUS avons fait un RIP" ? Je pourrais lui crier des tas de choses pas franchement sympathiques mais mon filtre semble fonctionner ce matin, et je réponds doucement : "Je sais, c'est moi qui ai organisé son retour hier soir à 20h30". Devant son regard incrédule, j'explique les circonstances de cette nouvelle hospitalisation. Il semble hésiter une fraction de seconde avant de répondre. "D'accord, vous avez bien fait. Allez la voir ce matin, faites le point, et je passerai la voir demain". Oui, faisons ça...
 
Lorsque j'entre dans le poste de soins du service de pédiatrie, trois internes et le chef de service me tombent dessus simultanément. L'un des internes est là pour parler de Zita, un autre pour l'ado que l'on m'a demandé de voir également, le dernier souhaiterait avoir un avis en urgence pour un enfant dont le chef de service entreprend lui aussi de me parler, en plus de Zita. Ouh là, trop d'informations. Il est 9h10, et j'ai déjà les neurones complètement cuits. Prenons une chose à la fois...
 
Zita est la dernière des trois enfants que je vois en pédiatrie ce matin. En raison du risque suicidaire, elle a été installée dans une chambre double. Je toque à sa porte, j'entre...et je souris. Quelque chose a changé. Zita semble avoir flanqué son masque à la poubelle, et je me tiens face à une jeune fille plus expressive que jamais. Adieu le noir aux yeux, le rouge aux lèvres et le sourire factice, j'ai le sentiment de la "voir vraiment" pour la première fois.
Nous nous installons dans un petit bureau. Les grands yeux noisettes de Zita semblent irrésistiblement attirés par le sol, elle se tient un voûtée, la tête dans les épaules. "Je suis vraiment désolée, Lilpap'". Ce sont ses premiers mots. Je m'apprête à demander pourquoi, mais elle me devance : "Je suis vraiment désolée d'être partie du service comme ça, la dernière fois, et de n'avoir rien dit quand on est revenu prendre mes affaires. Je suis vraiment désolée".
Elle est vraiment désolée, et je suis parfaitement décontenancée. Etre désolée pour tout, y compris pour ce dont je ne suis pas responsable, c'est un peu ma spécialité. J'inspire un bon coup, et entreprend d'expliquer à Zita qu'elle n'a pas à être désolée d'avoir obéi à une décision qui n'était pas la sienne. Elle m'explique qu'elle en avait assez d'être hospitalisée mais qu'elle s'est rapidement rendue compte qu'elle était sortie trop tôt, puis elle se lance dans un long récit de que ce qu'elle a vécu depuis. J'écoute...
 
Beaucoup de choses sont arrivées, depuis sa sortie d'hospitalisation. Tout d'abord, ses parents l'ont enfin inscrite dans un nouveau collège. Elle s'en étonne elle-même mais Zita s'y sent bien, s'est fait de nouveaux amis et a retrouvé l'envie d'apprendre. Ses parents ont continué à essayer de la faire parler du viol qu'elle a subi, elle a résisté. "En fait, c'est surtout mon père. Ma mère, elle ne fait juste rien". Ce père qui me rendait malade a poussé toujours plus loin l'humiliation : "Il m'a autorisée une fois à inviter deux amies à la maison. Il nous a forcé à rester dans le salon, alors qu'il avait étalé exprès sur la table basse des livres comme Survivre après un viol". Zita m'explique qu'elle vit aussi très mal le fait que l'Officier de Police Judiciaire en charge de l'enquête lui ait pris son portable pour le faire analyser. "Qu'est-ce qu'il cherche ? Il y a des trucs dedans qui ne concernent pas que moi ! En plus elle m'a menti, elle avait dit qu'elle ne dirait rien à mes parents et elle leur a dit tout ce que j'avais raconté". Son désespoir est palpable...
Pendant cette période, Zita a continué à voir sa psychologue. Je demande si elle a vu un pédopsychiatre ailleurs qu'ici, puisque ses parents ont refusé que nous organisions un suivi. "Une fois, ils m'ont emmenée voir un vieux psychiatre qui m'a à peine posé une question. Tout le reste du temps, il a parlé avec eux comme si je n'étais pas là. Quand on est sorti, mon père m'a dit qu'on était venu juste pour pouvoir prouver aux services sociaux que j'avais vu un médecin". Zita marque une longue pause, et je me doute qu'elle attend que je me saisisse de ce silence. Je lui demande : "Zita, est-ce que tu sais pourquoi les services sociaux font une enquête ?". Tout ce qu'elle sait, c'est que "l'hôpital a fait un papier pour qu'on me retire à mes parents". Aouch.
Aussi clairement que possible, je lui explique que nous étions très inquiets suite à sa sortie d'hospitalisation en fanfare et que j'ai la possibilité et le devoir, en temps que médecin, de le signaler aux services sociaux lorsqu'il me semble qu'un enfant est en danger. J'en suis là de mes explications lorsque Zita plonge ses yeux dans les miens et me dit : "Merci de l'avoir fait, Lilpap'. Merci de ne pas m'avoir laissée toute seule". Double aouch. Je suis obligée de me mordre très fort l'intérieur des joues pour ne pas pleurer et désactiver le filtre qui me retient de lui dire exactement l'angoisse qui m'a rongée et la rage qui m'a poussée à agir.
 
Zita poursuit son récit... Il y a dix jours, sans lui fournir aucune information, ses parents lui ont confisqué son portable. Elle me raconte que deux jours plus tard, son petit ami l'a quittée car elle ne répondait plus à ses sms. Ils ne vont pas dans le même collège, et elle n'avait aucun moyen de le joindre. Cela l'a profondément affectée, d'autant que le petit copain en question n'a mis que deux jours à démarrer une nouvelle relation avec l'une des meilleures amies de Zita. "Je n'en pouvais plus. C'est aussi à ce moment-là que mon père a décidé que je ne prendrai plus le bus. Il m'emmenait au collège en voiture le matin et me récupérait devant juste après la fin des cours, je ne pouvais plus rien faire. Ils ne m'écoutent pas, jamais, alors j'ai arrêté de leur parler". Elle m'explique que ses parents, en particulier son père, vivent très mal ce silence continu.
Au milieu de ce bazar, un nouvel évènement survient. "Et puis ils ont reçu une convocation des services sociaux. Ils ont rendez-vous demain. Depuis, mon père pleure et ma mère me hurle dessus des trucs comme Ca va ? T'es contente de toi, là ? Moi, j'étais convoquée hier mais ils ne m'y ont pas emmenée parce qu'il y a trois jours, quand ils m'ont demandé ce que je comptais dire, j'ai répondu que j'allais demander à aller en famille d'accueil". Au beau milieu de ma boîte crânienne, une petite voix me demande si je peux imaginer le courage qu'il lui a fallu, à cet ado toute cassée de quatorze ans, pour assumer l'idée de demander à aller en famille d'accueil et pour le dire à ce père pervers qui nous fait trembler, toutes les infirmières du service et moi. Je me demande si Zita comprend bien ce qu'impliquerait une mesure de placement, alors je creuse un peu de ce côté-là.
Oui, elle a bien compris qu'elle ne verrait plus ses parents quand elle le souhaiterait. Oui, elle sait bien qu'il ne suffirait pas qu'elle demande à rentrer chez elle pour y être autorisée. Oui, elle a conscience que cela impliquerait peut-être de changer à nouveau de collège. "Je sais tout ça, et je sais qu'ils m'en veulent. Mais je n'en peux plus. Lilpap', j'ai essayé de leur parler, de leur dire les choses, et ils n'entendent rien. Ils n'ont pas changé, et ils ne changeront probablement pas". Je glisse que peut-être, avec une aide thérapeutique extérieure, les choses pourraient avancer. "Parce que tu crois vraiment qu'ils iront voir un psy pour eux ? Et même s'ils le faisaient, aucun psy ne règle quoi que ce soit en deux séances. S'ils leur faut des mois ou des années pour changer, je deviens quoi, moi ? Je n'en peux vraiment plus".
Elle s'appelle toujours Zita, elle a toujours quatorze ans, et pourtant elle n'est plus tout à fait celle que j'ai rencontrée il y a un peu plus d'un mois. Est-ce qu'un "trop plein" suffit à expliquer ce changement ? Est-ce que le fait de se sentir soutenue, à la fois par sa psychologue et par notre équipe, a pu contribuer à ce changement ? Elle a quatorze ans, une histoire beaucoup trop lourde pour ses petites épaules, des parents alcooliques, un père notoirement pervers, une mère si déprimée qu'elle peine à tenir debout. Elle a quatorze ans et elle a voulu mourir si fort qu'elle a bien failli réussir. Elle a quatorze ans et la rage au ventre.
J'entends toquer à la porte. Une interne passe la tête dans l'entrebâillement : "Les parents de Zita sont là, ils veulent te voir". Retour forcé à une réalité dont je me serais bien passée.  Nous discutons encore un peu, Zita et moi, puis je lui demande si elle est prête à faire entrer ses parents. Elle acquiesce.
 
Nous sommes quatre dans le petit bureau, désormais. Les parents de Zita se sont installées sur deux chaises collées l'une à l'autre, aussi loin que possible de celle de leur fille. Depuis qu'ils sont entrés dans la pièce, une insupportable odeur d'alcool et un silence glacial nous enveloppent. J'essaie de faire bonne figure, regard compatissant et sourire doux bien accrochés au visage. A l'intérieur, je bouillonne de rage et de trouille. Le père de Zita, lui, ne me semble pas avoir changé : il me donne toujours des sueurs froides. C'est lui qui lance la discussion, d'un ton qui trahit sa colère, reprenant instantanément sa très mauvaise habitude de m'appeler par mon prénom. Il ouvre la bouche, et je maudis déjà mon chef de ne pas être présent.
"Vous savez Lilpap', je tiens d'abord à vous dire que nous ne vous en voulons pas". Ce sont ses premiers mots, et m'est avis que ça n'annonce rien de bon. La suite est surprenante : "Je sais que notre décision de mettre fin à l'hospitalisation de Zita a pu vous paraître soudaine, mais ce n'était absolument pas contre vous. Nous n'avons rien contre vous, nous vous apprécions beaucoup et Zita aussi. Mais l'attitude de certains des infirmiers et du Dr X (le chef, donc) était insupportable. Nous vous avons confié Zita pour qu'elle puisse se soigner, et c'est nous qui sommes soupçonnés de lui faire du mal !". Il contient à peine sa rage. Il me faut deux bonnes secondes pour assimiler ce qu'il vient de dire. Dans le creux de mon ventre, l'alarme a recommencé à hurler. Il est en train de jouer le clivage entre mon équipe et moi, me plaçant du côté "des innocents" alors qu'il sait pertinemment, pour avoir eu mon RIP entre les mains, que c'est moi qui ai averti les services sociaux.
C'est un entretien difficile, dans une atmosphère pour le moins électrique. Je sens qu'un rien pourrait provoquer une explosion dévastatrice. Le père de Zita me répète trois fois qu'il ne souhaite pas que sa fille réintègre le service de pédopsychiatrie, et je m'entends lui répondre qu'elle restera en pédiatrie alors même que je n'en ai pas encore discuté avec les pédiatres. Il me demande combien de temps cela prendra, pour que sa fille soit en état de rentrer à la maison, tout en affirmant qu'il ne souhaite pas précipiter les choses. Je sors tout ce que j'ai de rames en stock pour expliquer que je viendrai voir Zita tous les jours et que je réévaluerai le risque suicidaire au jour le jour, que je ne peux rien prédire, que le chef de service passera également demain matin, que nous avons l'habitude de travailler avec l'équipe de pédiatrie, que je ne veux pas me précipiter sur un traitement médicamenteux et qu'il faut se laisser le temps de l'évaluation. Je suis là, dans ce petit bureau, sans y être tout à fait. A l'évidence, je supporte très mal la violence que cet homme contient difficilement et ma tête fait tout pour fuir cette pièce. La mère de Zita, elle, ne dit pas un mot. Avec beaucoup de difficultés, je parviens à mettre fin à l'entretien, non sans avoir précisé qu'ils peuvent venir voir Zita quand ils le souhaitent et appeler le secrétariat de pédosy pour prendre rendez-vous avec le chef de service.
Ils ont a peine passé la porte, accompagnés de leur fille, que Clémence, l'une des internes de pédiatrie, entre à son tour. "C'est moi ou ça sent l'alcool ?". Non, ce n'est pas elle... J'ouvre la fenêtre, et j'entreprends de lui raconter l'histoire de Zita. Elle est visiblement décontenancée et me demande : "Mais tu vas venir tous les jours, hein ? Parce que ce genre de situation, moi, je n'y connais rien". Oui, je vais venir tous les jours...
 
Le chef du service de pédiatrie est d'accord pour garder Zita le temps que les services sociaux fassent leur travail. Je passe la porte de mon service lorsque je reçois un appel de Claude, la secrétaire : "Viens, j'ai un message important pour toi". Le message important, c'est celui des services sociaux qui me demandent de les rappeler dès que possible concernant Zita. Claude me tend le numéro et un téléphone, puis réalise soudainement : "Mais attend, il est quinze heures là. Tu as mangé ? Et ton cours ?". Non, je n'ai pas déjeuné et mon cours a déjà commencé à quarante-cinq minutes de route de là. Tant pis.
 
Je rappelle les services sociaux, on me passe une chef de service. Je pense "Wow, ça ne rigole plus" et non, vraiment, personne ne rigole. Mon interlocutrice me précise qu'elle enclenche le haut-parleur et m'indique le nom et la fonction des quatre autres personnes qui sont dans la pièce. J'apprends que les parents de Zita étaient convoqués aujourd'hui, et non demain. Ils sont allées au rendez-vous ce matin, et ont indiqué qu'ils ne pouvaient emmener Zita car elle était à nouveau hospitalisée. Je commence à mieux comprendre ce qui a pu les pousser à accepter cette hospitalisation...
On m'explique que tout le monde est très inquiet pour Zita, on me demande de compléter oralement les éléments que j'ai donnés dans le RIP, on me questionne sur l'état actuel de Zita et sa capacité à supporter un entretien avec les services sociaux dans le service de pédiatrie. On m'explique qu'ils viendront demain en fin de matinée, je réponds que je préviendrai Zita et me rendrai disponible si nécessaire. On me saoule d'informations, mais une question qui me semble primordiale ne trouve pas de réponse. Je finis par demander : "C'est bien gentil, tout ça, mais Zita est dans le service de pédiatrie, qui contrairement au nôtre est un service ouvert. Je suis censée faire quoi, si ses parents viennent la chercher pour l'emmener de force ?". Il y a un long silence de l'autre côté du téléphone, puis des murmures. Au bout d'une trentaine de secondes, on me répond de "préparer un écrit pour pouvoir faire une demande d'Ordonnance de Placement Provisoire si nécessaire". Aucun doute, on me prend pour une nouille. "Non mais attendez, ce n'est pas ma question. Qu'est-ce qu'on fait s'ils veulent repartir avec Zita ? Vous me parlez de grand danger. On appelle la police ? On les laisse faire ? Personne en pédiatrie ne pourra s'opposer physiquement à eux, enfin !".
Alors voilà, toi qui me lit, ouvre grand tes yeux : au vu des éléments que je leur ai transmis et suite à l'entretien avec ses parents, les grands responsables des services sociaux estiment que Zita court un grave danger si elle rentre chez elle. Ils vont faire un signalement au Procureur en urgence, signalement qui "sera envoyé au plus tard après-demain" (non, on n'a pas la même notion de l'urgence). Si toutefois les parents de Zita se présentent en pédiatrie pour faire sortir leur fille, on les laisse faire et on envoie la demande d'OPP au Procureur qui mobilisera, si nécessaire, les forces de l'ordre pour aller la récupérer. Son père aurait mille fois le temps de laisser exploser sa violence, Zita aurait mille fois le temps de se faire du mal, mais "c'est la procédure".
Il est 15h50. Je n'ai pas déjeuné, j'ai raté mon cours et je raccroche le téléphone en lâchant : "Procédure, mon cul !".
 
 
Le lendemain matin, je commence ma journée en passant voir Zita. Elle est fermement décidée à demander son placement lorsqu'elle rencontrera les responsables des services sociaux, tout à l'heure. Au moment où je quitte le service de pédiatrie, mauvaise surprise, je tombe nez à nez avec ses parents. Son père se lance dans une longue tirade dont je ne saisis pas de suite l'objectif. Il me demande, en substance, si sa fille n'est pas simplement délirante. Je réplique sèchement que non. Il insiste : "Oui enfin bon, elle parle d'un viol, et elle n'est pas fichue d'en dire quoi que ce soit à la police : ni où exactement, ni qui, ni comment. Un coup c'est un inconnu, après on trouve des écrits où elle parle d'un cousin... Bientôt elle va finir par dire que c'est moi, tant qu'on y est !". Je suis à deux doigts de vomir tant cette discussion prend une tournure insupportable. Le boulet de mémoire traumatique que je traîne pèse soudainement de tout son poids sur mon estomac. Je conteste à nouveau, j'explique que Zita a besoin de temps, et je m'éclipse en courant après avoir annoncé que j'étais attendue pour une consultation.
Deux heures plus tard, je reçois un mail de mon collègue de pédopsychiatrie de liaison, celui-là même qui avait reçu Zita aux urgences il y a plusieurs mois. Il me demande de le rappeler au plus vite, ce que je fais. Il m'explique qu'à son grand étonnement, il a reçu tôt ce matin un appel du père de Zita qui souhaitait savoir s'il ne l'avait pas trouvée délirante lors de leur unique rencontre. Il me dit avoir contester, mais ne pas comprendre où cet homme veut en venir. Je lui expose la situation actuelle. Vraisemblablement, le père de Zita s'est mis en tête d'utiliser le corps médical pour discréditer sa fille "psychiquement instable"... Là encore, je ne peux m'empêcher de me dire "heureusement". Heureusement, mon collègue et moi avons échangé à plusieurs reprises à propos de Zita. Heureusement, il a eu le bon réflexe et m'a appelée. Heureusement, je ne suis pas toute seule.
 
Nous sommes "après-demain", et aucun signalement à l'horizon. Zita commence à désespérer de trouver de l'aide, mon chef de service a estimé que c'était aux services sociaux d'agir et a donc refusé que je rédige la demande d'OPP au cas où, les pédiatres s'impatientent et me prennent à partie pour hurler contre la stupidité de la "procédure". J'ai rappelé les services sociaux quatre fois, l'assistante sociale six, et nous n'avons aucune nouvelle.
 
Zita est hospitalisée depuis déjà quatre jours lorsque notre assistante sociale adorée et son accent chantant décident que trop c'est trop, et qu'elle va harceler le Centre Départemental d'Action Social temps qu'elle n'aura pas de réponse. Elle leur téléphone donc à 14h, à 14h10, à 14h20, à 14h30, à 14h40, à 14h50, à 15h, à 15h10.
A 15h20, la secrétaire finit par lui passer une responsable. Le signalement n'a pas été fait. Finalement, il a été décidé de négocier avec les parents de Zita. Ils seront reçus demain et se verront proposer une mesure de placement pour 6 mois minimum. S'ils acceptent, tout se règlera à l'amiable. S'ils refusent, le signalement sera envoyé au Procureur. J'ai envie de hurler, Zita aussi. Je sens venir les problèmes.
 
 
Les problèmes arrivent, mais pas comme je les attendais. Je suppose que c'est le propre de la perversion, de toujours te cueillir par surprise...
Le lendemain, les parents de Zita acceptent la mesure de placement. Ils doivent revenir le jour suivant pour signer les papiers. Je suis très étonnée, notre assistante sociale aussi. En pédiatrie, un long week-end se prépare pour cause de jour férié, et l'une des pédiatres est très remontée. Le matin, aux transmissions, elle me prend à partie devant tout le monde, hurlant que tout ça n'a aucun sens et que si les parents paniquent et tentent de sortir leur fille du service, personne n'a préparé quoi que ce soit pour une demande d'OPP. Je lui explique le positionnement de mon chef de service, celui des services sociaux. Elle hurle de plus belle devant l'équipe au grand complet, si bien que je finis par crier moi aussi pour dire que je suis bien d'accord avec elle mais que je suis déjà passée outre les consignes de mon chef de service pour rédiger un RIP, prévenir la psychologue et garder contact avec elle, faire ré-hospitaliser Zita et que je ne suis qu'une petite interne qui risque son poste, à force de batailler seule contre des moulins à vent. J'ai les larmes aux yeux, mais elle se calme et finit par me dire doucement : "Je sais bien que c'est difficile, et ce n'est pas contre toi que je crie. Tu as fait ce qu'il fallait, même si peu d'internes auraient eu ce courage-là. Je vais appeler ton chef moi-même, et s'il refuse de le faire je la rédigerai moi, la demande d'OPP". Je suis un peu rassurée.
 
Le jour suivant, lorsqu'ils se présentent au CDAS, les parents de Zita refusent de signer la mesure de placement. Ils ne sont pas venus voir Zita depuis des jours. Son père ne lui adresse plus la parole, sa mère fait tout ce qu'elle peut pour la faire culpabiliser. Ils refusent de signer, et le signalement au Procureur ne se fait pas. Les services sociaux me répondent "On va essayer de négocier encore". Là, je décide à mon tour que trop c'est trop.
Je me retrouve donc à hurler dans mon téléphone, plantée au beau milieu du secrétariat sous le regard horrifié de Claude et de l'assistante sociale, qu'ils ont "intérêt à se bouger les fesses", que j'ai sur les bras "une gamine de quatorze ans, bordel, quatorze ans", dont ils disent "qu'elle est en grave danger" et qu'il est "plus que temps de vous sortir les doigts du cul" avant que Zita "décide de se jeter sous les roues d'un bus pour palier à votre putain d'incompétence". J'ajoute qu'ils "feraient mieux de m'avoir rappelée dans l'heure", et je raccroche. Je raccroche et, les yeux plein de larmes, j'explose dans un long fou-rire partagé par la secrétaire et l'assistante sociale. Claude me glisse : "La vache ! Toi alors, il faut te chercher longtemps mais à l'arrivée on n'est pas déçu du voyage !". Je n'ai même pas honte d'avoir craqué aussi violemment, "merde à la fin".
 
Très exactement 55 minutes plus tard, le CDAS me rappelle pour m'informer que la mesure de placement est effective dès maintenant. Commence une deuxième bataille, celle de la recherche d'une famille d'accueil ou d'un foyer...
Lorsque j'explique à Zita qu'elle est désormais confiée à la garde des services sociaux, son soulagement est palpable. Je lui expose les conditions de ce placement : la recherche de famille d'accueil qui débute, une visite de ses parents tous les quinze jours, le suivi de Zita par un éducateur spécialisé et de ses parents par le CDAS, la poursuite du suivi par sa psychologue et la mise en place d'un suivi pédopsychiatrique par nos services, un placement pour six mois minimum qui pourra être poursuivi après réévaluation. Elle crie presque : "Six mois ?". J'ai peur qu'elle fasse marche arrière, mais je m'entends demander :
"- C'est trop ou c'est trop peu ?
- C'est pas assez ! Même avec une thérapie, ils ne vont régler en six mois !".
 
 
Je revois Zita en consultation de suivi, à plusieurs reprises. Il aura fallu quasiment trois semaines pour lui trouver une famille d'accueil. Les débuts ont été difficiles, puisqu'elle a été accueillie dans une famille où elle a pris ses marques, mais qui ne devait assurer qu'un accueil temporaire. L'assistante familiale  avait spécifiquement demandé à ne pas se voir confier des adolescents, mais elle a tout de suite noué une relation forte avec Zita et a changé d'avis. Zita espère très fort qu'elle pourra rester dans cette famille, et son assistante familiale aussi.
Les parents de Zita, eux, font tout pour lui compliquer la vie. Ils ne lui ont fait parvenir aucune des affaires qu'elle avait demandé à récupérer. Ils ont refusé les contacts téléphoniques que les services sociaux leur ont proposé, et Zita se sent abandonnée. Pour l'une de leur rencontre, Zita a demandé à sa mère de lui couper les cheveux. Elle a refusé. Elle essaie de faire bonne figure, en entretien, mais finit par me confier qu'elle ne comprend pas leur réaction : "Ils n'ont pas arrêté de dire qu'ils voulaient me garder avec eux, et maintenant ils ne veulent même plus me parler !". Elle a trouvé un logiciel mouchard dans son téléphoné, paramétré sur l'adresse email de son père. Elle en a parlé à son éducatrice référente, ce sera discuté avec ses parents.
 
Zita va mieux, même si elle traînera sans doute encore longtemps ses souliers en thérapie pour se défaire des chaînes qui l'entravent. Elle est plus posée, plus sereine. Plus vivante, aussi.
C'est notre dernier rendez-vous, aujourd'hui, après quoi je quitterai le service.  Zita a eu un peu de mal à encaisser l'annonce de cette séparation imminente, et elle ne s'en est pas cachée. J'ai eu peur qu'elle ne vienne pas, pour ne pas avoir à gérer des au-revoir. Mais elle est là.
 
Elle est venue, et il est l'heure de repartir. Sur le pas de la porte, dans un dernier regard un peu plein d'eau, elle attrape ma main : "Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Ca va aller, maintenant."
 
J'y crois très fort. "Ca va aller, maintenant".