dimanche 17 janvier 2016

Lucas

Il s'appelle Lucas, il a neuf ans. Sa mère a contacté le secrétariat hier, pour demander un rendez-vous. Elle n'a pas mentionné d'urgence, mais a expliqué que Lucas a tenté de se pendre à un arbre avec son écharpe dans la cour de l'école le midi-même. La secrétaire qui a reçu cet appel m'a contactée en me disant "j'ai pensé que c'était urgent, quand même". Nous étions d'accord. A ma demande, la maman s'est donc vue proposer un rendez-vous pour le lendemain et précisée de ne pas envoyer son fils à l'école avant la consultation.
 
Je vais du service vers le CMP, presque pas inquiète, en pensant qu'un enfant de neuf ans, ça ne sait pas ce qu'est le suicide, que c'était forcément un défi entre copains qui avait mal tourné, ou quelque chose du genre. Et puis bon, la mère n'ayant pas dit que c'était urgent et n'ayant pas emmené son fils aux urgences, ça ne pouvait qu'être un malentendu. Et me voilà en salle d'attente, détendue et souriante.
La mère de Lucas a l'air fatiguée. Au premier coup d'œil, j'ai une pensée ni très psychiatrique, ni très catholique, du genre "à tous les coups (lol...ou pas), cette femme se fait taper dessus". Lucas n'a vraisemblablement pas tellement envie de me parler, d'ailleurs sa mère me précise qu'il a bien l'intention de ne rien me dire. Elle me répète ce qu'elle a expliqué par téléphone hier, sans plus de détails, sans plus d'inquiétude ou d'urgence dans la voix. Je fais un peu le tour habituel : famille, école, antécédents... Lucas ne me regarde pas. Plus exactement, il fait tout son possible pour ne pas me regarder. Pas un sourire, pas un mot. Je me dis que cette consultation part mal, et que je ne vais rien pouvoir tirer de ce gamin. Je n'ai pas tellement envie d'essayer de le voir seul et de me heurter à un silence obstiné, silence qui viendrait douloureusement confirmer mon inaptitude à l'aider. Oui, j'hésite à faire sortir sa mère parce que j'ai peur pour mon égo. Et c'est moche. Et je m'en rends compte. Alors j'explique à Lucas que nous allons parler un peu en tête à tête, et que sa mère l'attendra en salle d'attente. Aucune réponse, aucun regard, mais Madame obtempère et nous voilà seuls tous les deux.
 
A la seconde où la porte se referme, à cette seconde là précisément, deux jolis yeux bruns se plantent dans les miens et Lucas ouvre les vannes. Enfin les vannes...pas une larme, mais un flot longtemps ininterrompu de mots. Il m'explique la tristesse, le frère de son meilleur ami qui s'est pendu, la douleur, le harcèlement scolaire, le désespoir. Je pose quelques questions, pour voir. Je demande ce qu'il voulait faire exactement, je demande quel était le but, je demande ce que c'est d'être mort. Je demande, et chacune de ses réponses me vrille le cœur et les tripes. Il a neuf ans. Il a neuf ans, et il a voulu mourir. Pour de vrai.
Désespérément, je continue à demander, à chercher le petit bout de lumière auquel me raccrocher et le raccrocher lui. J'essaie de le lancer sur le thème des jeux. Il joue aux Playmobil, beaucoup. D'ailleurs il a le commissariat de police. Il prend les petits revolvers et les pointe sur sa tempe en imaginant que ce sont de vraies armes à feu. Il aime sa chambre, mais ses parents ont condamné la fenêtre. Parce qu'il a essayé de sauter, il y a trois mois. Niaisement, je lui envois un "mais tu as neuf ans !!! y a quand mêmes des trucs chouettes dans la vie, non ?". Tristement, calmement, il me répond que oui, y a des trucs chouettes dans la vie. Mais que bon, si demain ses parents l'emmenaient dans un parc d'attractions, il se dirait "c'est chouette" mais qu'il saurait quand même au fond de lui qu'il finira par se tuer.
A ce moment là, je ne sais pas quoi faire pour lui. Pour lui donner un peu de sérénité, un peu de joie, un peu d'espoir et de bonheur. J'ai beau chercher, je ne sais pas. Parce que je me demande ce qui peut bien amener un adorable petit garçon de neuf ans à ça. A cette froideur lorsqu'il parle de mourir, à ce regard qui a l'air déjà un peu parti. Alors je demande. Je lui demande. "Lucas, je suis médecin. Qu'Est-ce que je peux faire pour toi aujourd'hui ?". J'ai juste demandé. Comme ça. Et il a répondu. Juste comme ça : "j'ai besoin d'aller à l'hôpital, j'ai besoin d'aide".
 
Et puis les choses s'accélèrent. Sa mère ne veut pas d'hospitalisation, et d'ailleurs le père non plus n'en voudra pas. D'ailleurs faut que je sache, quand même, qu'elle aussi elle est "beaucoup comme ça, toujours à vouloir en finir avec la vie". Elle pleure, dans mon bureau, et continue de refuser une hospitalisation pour son fils qui dessine en salle d'attente puis me dépose son œuvre : un bonhomme ensanglanté, qui vient de se faire sauter la cervelle. Je propose qu'elle appelle son mari, pendant que je parle de Lucas à mon chef. Elle appelle, le père est contre. Je redis que j'ai une place là maintenant, mais que je ne l'aurais peut-être plus demain matin. Rien à faire. Elle prend son fils à témoin : "tu veux vraiment être hospitalisé ?". Il a neuf ans. Et il répond, froidement, calmement : "Maman, j'en ai pas envie, j'en ai besoin". Et moi je vais crever d'angoisse si ce gosse ne reste pas là, à l'abri.
Avec l'accord de mon chef et après plus de 2h de consultation, j'ai fini par proposer une visite du service le lendemain matin. J'ai supplié qu'ils appellent pour que l'on convienne d'un nouveau rendez-vous en urgence s'ils ne venaient finalement pas se faire une idée par eux-mêmes. Et j'ai laissé partir ce gamin.
 
J'ai pleuré, seule. J'ai dit l'angoisse qui me piétinait l'âme et ne me lâcherait pas jusqu'à ce que Lucas soit de retour, le lendemain. Mon chef a voulu me rassurer. Avec une phrase à base de "vous m'en avez parlé, donc vous êtes libérée de toute responsabilité juridique". Et j'ai dû déployer des trésors d'énergie que je n'avais plus pour rester polie en lui expliquant que la responsabilité juridique, là à la minute, je m'en battais les paupières avec des pelles à gâteau.
 
Je suis allée du CMP vers le service, vachement plus inquiète. J'ai meublé le vide, j'ai appelé ma sœur. Ma nièce fêtait son anniversaire entre copines. Ses neufs ans. Alors j'ai supplié ma sœur de m'envoyer du rose, des bisounours, des gamines qui vont bien, de la vie. Je me suis accrochée à ça. Moins de deux heures après, j'ai reçu un appel de la secrétaire, qui aurait déjà dû être rentrée chez elle. Les parents de Lucas avaient rappelé, "pour dire qu'ils acceptent l'hospitalisation. Ils seront là demain matin".
 
J'ai respiré, un grand coup.
 
Il a neuf ans.
Il a neuf ans et il a voulu se tuer, pour de vrai.
Il a neuf ans et il voulait recommencer, dès que possible.
Il a neuf ans, et je viens peut-être de lui sauver la vie.
 

samedi 9 janvier 2016

Samuel

Premier jour de stage en pédopsychiatrie, premier jour d'internat. Je suis venue me présenter au chef de service il y a une dizaine de jours, mais je ne connais encore ni l'équipe ni les enfants. Je m'apprête à franchir la porte du service. Un tour de clé et hop, entrée dans l'arène.
J'ai sursauté. Il était là à m'attendre, derrière la porte, et me tend la main tout en se présentant. Il s'appelle Samuel, il a quinze ans, un grand sourire. Je lui serre la main, me présente à mon tour, et puis le voilà qui file.
Premier jour de stage, toujours. Je sors de la salle de soins, je ne l'entend pas arriver. Soudain il est là, juste à côté de moi. Délicatement, il pose la tête sur mon épaule, juste quelques secondes, puis retourne à ses occupations. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Il m'a fallu quelques jours pour avoir le temps de me pencher sur chaque dossier, quelques jours pour enfin ouvrir celui de Samuel, quelques jours pendant lesquels il venait régulièrement poser la tête sur mon épaule. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Je trouvais ça très surprenant, cet ado très au courant du fait que les nouveaux internes débarquent systématiquement les 2 novembre et 2 mai. J'ai vite compris le pourquoi du comment. Samuel a quinze ans, il est hospitalisé dans le service depuis trois ans déjà. Alors même que les prescriptions d'isolement thérapeutique sont très rares dans ce service, il a passé les deux premières années d'hospitalisation en chambre d'isolement. Avec contentions poignets, chevilles et sangle abdominale. En continu. Celui qui m'attendait derrière la porte du service pour se présenter a occasionné plus de 80 000 euros de dégâts matériels dans le service. Il lui est arrivé de percer le faux plafond à coups de poing pour arracher les câbles électriques, son poing est aussi déjà passé à travers la porte de la chambre d'isolement. Devant l'importance des travaux à faire, il a finalement été transféré dans l'une des chambres d'isolement du secteur adulte. Contentionné toujours, sédaté. L'administration de l'hôpital a envisagé sérieusement la construction d'une nouvelle chambre sécurisée, uniquement pour lui.
Samuel a été victime de maltraitance et de négligence graves, au moins. Depuis trois ans qu'il est à l'hôpital, il n'a revu aucun de ses trois frères et sœurs, placés eux aussi. Sa mère est éminemment maltraitante, tout comme son père biologique. Son père adoptif, lui, est défaillant et complètement paumé. Le Juge a interdit tout contact entre mère et fils. Ca commence à faire un sacré paquet de raisons d'être en colère. Un sacré paquet de raisons de tout casser.
J'ai appris à connaître Samuel.  Il ne va plus en chambre d'isolement et passe de plus en plus de temps en dehors du service, entre foyer et IME. Il est toujours très sédaté, il a toujours des crises de colère. Il supporte de plus en plus mal d'être là, il manifeste de plus en plus son besoin qu'on s'occupe de lui. Il multiplie les demandes, en veut toujours plus, et réagit violemment à la frustration. Il balance ses poings dans les murs, dans les portes. Mais il continue à venir poser sa tête sur mon épaule. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Dernier jour avant les vacances de Noël. J'ai hâte de couper un peu avec le service, de pouvoir récupérer. Il est 18h et je suis au CMP lorsque le téléphone sonne. Une infirmière me demande de descendre tout de suite, Samuel est en crise. Effectivement. Intolérance à la frustration, encore. Les infirmiers n'arrivent pas à apaiser la situation. La tension est palpable. A force de douceur, de fermeté et de patience, nous parvenons à lui faire regagner sa chambre. Je le rejoins et lui demande de m'expliquer quel est le vrai problème. Ses yeux débordent et il tombe à genoux, secoué de sanglots. Après quelques minutes, Samuel se relève et me montre un message écrit par terre avec ses petites briques en bois. "Je t'aime Maman". Moi aussi, mes yeux sont prêts à déborder. Il veut écrire une lettre à sa mère, tout en sachant que nous ne pourrons pas la lui transmettre. Une infirmière lui apporte du papier et un stylo, nous le laissons.
Au moment de quitter le service pour une semaine, je repasse dans la chambre de Samuel. Il est calme, visiblement apaisé. Je suis bien obligée de lui expliquer que "ben...euh...non" lorsqu'il me lance "à lundi !". Je précise que ma co-interne prendra le relais pendant mon absence, et que je serai de retour dans dix jours. Il laisse échapper un tout petit "je veux pas que tu partes", presque inaudible, et fond en larmes. Je sais le transfert, je sais le contre-transfert, je sais la distance, je sais le cadre thérapeutique. Je sais que je ne suis pas là pour ça. Et tant pis. Merde au transfert, au contre-transfert, à la distance et au cadre thérapeutique. Il est seul, il a mal et va passer son troisième Noël d'affilée dans ce service. Il pourrait hurler sa haine des adultes et écrit des messages d'amour à la seule mère qu'il ait, celle-là même qui s'est rendue coupable de faits suffisamment graves à son égard pour être déchue de son autorité parentale. Alors j'ai ouvert les bras. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien, juste comme ça.