dimanche 19 juin 2016

Le vase fêlé

Aujourd'hui, ou plus exactement dans quelques heures, cela fera deux mois tout pile que mon âme toute entière s'est brisée. Deux mois que je ne suis plus "une", mais un tas de tout petits morceaux éparpillés.
Le 19 avril dernier, ma meilleure amie, mon âme sœur, mon hêtre parmi les peupliers, nous a quittés après trois ans de lutte acharnée contre son cancer du sein. Il me faudrait tant de mots et tant de pages pour ne serait-ce qu'essayer de vous dire à quel point elle était exceptionnelle, ce qu'elle m'a offert, combien elle était essentielle à ma vie ou ce que le monde a perdu lorsqu'elle a fermé les yeux pour toujours. Je n'ai pas ces mots-là, pas encore.
Il y a eu l'inquiétude grandissante, tous les petits signes que je m'efforçais de ne pas voir. Il y a eu ce début d'après-midi, où sans raison apparente je me suis dit "là, je ne peux pas" et où j'ai fait annuler toutes mes consultations. Il y a eu cet appel, quelques minutes seulement après que je suis arrivée chez moi, et ces mots au milieu de larmes qui n'étaient pas encore les miennes : "elle est dans le coma, je te passe le réanimateur". Il y a eu tous ces autres mots qui n'avaient aucun sens : "embolie pulmonaire", "détresse respiratoire majeure", "coma", "pronostic très sombre à court terme", "personne de confiance". Et puis il y a eu cette question tellement stupide : "qu'est-ce qu'elle souhaitait ?". L'utilisation du passé, déjà, d'une violence insoutenable. Il y a eu mon exclamation en réponse : "elle veut vivre !". Il y a eu encore beaucoup de mots insensés : "état grabataire", "séquelles neurologiques", "cancer incurable". Il y a eu ma réponse, ce "non, on ne réanime pas" si fidèle à ce qu'elle souhaitait. Moi, celle pour qui il est si difficile de dire non, je l'ai dit pour elle. Et puis j'ai raccroché, et j'ai hurlé. Il y a eu tous ces appels à passer pour prévenir, pour que ceux qui étaient sur place puissent la rejoindre, pour que ceux qui ne pouvaient pas soient là un peu malgré tout. Il y a eu ce moment suspendu où j'ai pu lui dire au revoir, par téléphone, alors qu'elle ne pouvait plus ni bouger ni parler. Elle ouvrait encore les yeux à l'appel de son prénom, je veux croire très fort qu'elle m'a entendue. Et puis il y eu d'autres appels, encore et encore, et finalement son cœur qui s'arrête pour de bon. D'autres appels, encore, pendant les 24h suivantes. Et puis il y a eu le silence. Le silence et le vide.
 
Je ne me suis absentée qu'une journée et demi. La fin de mon stage approchait, il fallait que j'aille au bout. Sans envie, sans sommeil, sans larmes vraiment, en flottant, j'ai fait. Je me suis forcée à faire. J'ai senti le vase que je suis qui vibrait, qui tremblait, et j'ai lutté de toutes mes forces pour que rien ne s'écroule. Une dizaine de jours de flottement plus tard, mes collègues si bienveillants m'ont dit "stop". On m'a renvoyée chez moi, et le vase a commencé à craquer. J'ai lutté encore beaucoup, pendant plusieurs semaines, parce que la vie m'offrait la possibilité de le faire. Un déménagement seule et dans l'urgence, c'était l'occasion rêvée de ne pas écouter tout ce qui craquait à l'intérieur. Et puis finalement, je suis venue à bout de cette montagne de considérations bassement matérielles, et il a bien fallu se poser. L'onde de choc avait eu le temps de progresser, d'avancer le long de toutes les fissures préexistantes qui parsèment ce que je suis. J'ai explosé, en un tas gigantesque de morceaux ridicules. Trois jours plus tard, la vie m'a offert une nouvelle occasion de fermer les yeux, de ne surtout pas regarder ces morceaux-là, et je l'ai saisie. Puis à nouveau, il faut bien finir par se poser. A bien y regarder, aucune des pièces de ce puzzle humain que je constitue n'est nouvelle. Je les connais toutes, plus ou moins bien, pour avoir déjà passé longtemps à les recoller une par une, comme je pouvais. Aucune nouvelle pièce, mais une en moins. Cette pièce manquante, c'est elle. Elle qui me donnait enfin une unité, elle qui rendait le tout cohérent et aussi équilibré que possible.
 
L'évidence, c'est qu'il va bien falloir reconstruire. Autrement, avec un autre équilibre. L'évidence, c'est aussi qu'il faut accepter d'examiner chacune des pièces du puzzle avant de décider de ce qu'on en fait. Et dans ces pièces-là, il y en a certaines que j'ai passé des années à ne surtout pas regarder. Ces pièces-là, ces morceaux-là, ce sont ceux qui sont responsables du boulet de syndrome de stress post-traumatique que je traîne depuis trop longtemps déjà. L'évidence, c'est encore que je ne peux pas faire ce travail toute seule, quand bien même j'y mets tout le peu d'énergie qu'il me reste. Constater les dégâts, examiner en détails, trier pour reconstruire autrement, c'est trop pour moi toute seule. L'évidence, enfin, c'est qu'il me faut du temps.  
Toutes ces évidences-là, il m'aura fallu presque deux mois pour enfin arrêter de les nier. Je voulais travailler, je voulais aller bien, je voulais être forte, je voulais que la vie continue, je voulais y arriver toute seule, je voulais croire qu'aucune des fissures n'avait vraiment craqué et que j'avais déjà fait ce travail de reconstruction. Je voulais tout cela tellement fort...
A un moment donné, je serai prête à retourner travailler. Pour le moment, mes patients qui sont par essence "en travaux" n'ont pas besoin d'un gros chantier en face d'eux. Allez savoir sur quel morceau du puzzle ils tomberaient, à l'instant T. A un moment donné, j'irai mieux, et puis je finirai par aller bien. A un moment donné, je serai solide à nouveau. Forte, je le suis déjà autant que je puisse l'être. La vie continue, autrement. Forcément autrement. A un moment donné, je pourrai construire seule. A un moment donné, les fissures seront comblées à nouveau et j'aurai reconstruit un nouveau moi.
 
A un moment donné. Mais pas maintenant. Il est encore trop tôt, il reste tant à faire.
 
Quand ? Quand j'aurai pris le temps et utilisé les ressources que je m'efforce de proposer à mes patients.
 
Le temps, ce n'est pas simple... C'est menaçant, c'est effrayant de "prendre le temps". C'est écoeurant, aussi, d'entendre "six mois dans une vie ce n'est rien" et d'essayer de s'en convaincre, quand très égoïstement, tu aurais bien aimé que ta pièce manquante ait six mois de vie en plus et que la douleur qui te tord le ventre te hurle que non, six mois de vie ce n'est pas rien. Et je ne veux pas que ce soit rien. Ca ne peut pas être rien. Ca peut être un investissement sur l'avenir, un bout de chemin. Mais non, ce n'est pas rien.
 
Et puis le temps qu'il faut que je me laisse, c'est aussi celui pendant lequel le monde attend, là dehors, avec son lot de patients notamment, patients auxquels je pourrais peut-être être un tout petit peu utile. C'est difficile, d'accepter de les faire attendre. C'est difficile, d'admettre que là, maintenant, je ne peux pas, et que je ne leur serais pas utile du tout.
 
Ils attendent. Moi, je fais de mon mieux. Avec ce que j'ai, sans tout ce que je n'ai plus, sans tout ce que je n'aurai jamais. Je ne sais pas à quoi ressemblera le vase une fois reconstruit, et ça aussi, c'est terrorisant. Pour ça aussi, il faut du temps.
 
Ils attendent. Ma pièce manquante, elle, n'attend plus. Elle laisse derrière elle tant de trésors, peut-être qu'elle avait fini son travail ici.
 
Ils attendent, et je fais l'inventaire des pièces du puzzle et de ce qu'elle m'a laissé.
 
Ils attendent, et pour le moment, au milieu du grand chantier que je suis, je m'efforce de sceller une toute petite pièce dont j'avais oublié l'existence. Cette pièce-là, c'est elle qui me l'a donnée. Cette pièce-là, c'est celle qui lui a permis de lutter si fort, si longtemps, assez longtemps pour nous donner tout ce qu'elle pouvait nous offrir d'amour, de grands bonheurs, de petits malheurs, de rires et de tant d'autres choses.
 
Cette pièce-là, c'est celle du "MOI D'ABORD".