dimanche 1 juillet 2018

Bernard

Il s'appelle Bernard. Il approche de la cinquantaine, mais il ne fait pas vraiment son âge. Je le rencontre un dimanche, aux urgences, alors que je suis d'astreinte. En réalité, j'ai reçu au même moment deux demandes de deux internes différents, concernant deux patients différents. Étrangement, alors que je les ai vus l'un après l'autre, je ne me souviens que très vaguement de la seconde patiente.

Je rentre dans la chambre de Bernard en traînant un peu des pieds. On est dimanche, j'ai faim et l'interne m'a expliqué que Bernard est alcoolique et a déjà accumulé de multiples cures de sevrage, sans succès à long terme. L'addicto, c'est à peu près tout ce que je déteste. Je n'ai pas la patience, je crois. Ni la patience, ni la persévérance, ni d'ailleurs la capacité à encaisser les échecs répétés de sevrage des patients, que j'aurais assez facilement tendance à vivre comme des remises en question directes de mes aptitudes professionnelles. Ce n'est pas faute de me répéter régulièrement qu'il faut que je m'y mette, que c'est indispensable, que je dois d'autant plus m'y former que je ne me sens pas compétente ni légitime dans le domaine, mais rien à faire, je suis dans l'évitement.

Dans la chambre, je découvre un homme abîmé, bouffi, les yeux rouges, visiblement perdu. Il a le regard dans le vide, le manque le fait trembler assez violemment. L'odeur qu'il dégage me retourne l'estomac, je peine à contenir ma nausée. Son élocution est ralentie, empâtée par l'alcool qu'il n'a pas encore éliminé. J'entre, je le regarde, et un mot me vient spontanément : épave. La violence de cette pensée me sidère quelques secondes, je m'efforce de contenir ce mouvement de rejet brutal qui me dépasse. Qui nous dépasse tous les deux, sans doute. Je finis par attraper son regard, et je m'y ancre avec tout ce que je peux trouver de détermination. Commençons.

Bernard m'explique qu'il a pour ainsi dire toujours eu des consommations d'alcool problématiques, mais que sa dépendance est devenue évidente il y a quatre ans, lorsqu'il s'est séparé de son ex-compagne, dont il a élevé les deux enfants et avec laquelle il a été en couple pendant de très nombreuses années. Son métier est difficile, prenant. C'est un métier d'engagement, dans lequel il s'est lancé selon lui un peu par hasard, mais animé par de grands espoirs qui ont tous été déçus, moyennant quoi il ne trouve plus de sens à ce qu'il fait. Il a trois sœurs, toutes plus âgées que lui, dont il n'est pas vraiment proche. Il raconte que chacune est persuadée de savoir mieux que lui ce qui est bon pour lui, qu'elles sont très intrusives et qu'il ne le supporte plus. Son père est décédé il y a plusieurs années, sa mère est très malade. Son enfance a été marquée par des violences physiques et psychologiques importantes, infligées notamment par sa mère, "mais maintenant elle est vieille et malade alors...je ne peux pas lui en vouloir". Bernard est en difficulté au travail, où son alcoolo-dépendance n'est un secret pour personne. Il attend une décision du médecin du travail, il risque de perdre son poste. Lorsqu'il rentre chez lui le soir, il ne supporte plus d'être seul, alors il boit. Il se sent mal, alors il boit. Il boit, donc il se sent mal. Il se sent mal, alors il boit...

L'histoire n'a rien d'original, dans le fond, et je ne m'explique pas bien pourquoi je me sens embarquée par cet homme. Quelque chose chez lui me bouleverse, sans que je parvienne à mettre le doigt dessus. C'est peut-être la douceur de son regard, ou sa résignation. Pendant près d'une heure, il tente de me convaincre qu'il n'y a rien à faire pour lui. Il a déjà testé toutes les autres structures de soins alentour, rien n'y a fait. Il se présente comme une cause perdue. C'est peut-être aussi cela qui m'accroche, dans le fond, ce challenge qui réveille mon fond de mégalomanie. J'ai quand même aussi, au creux du ventre, un sentiment d'injustice qui ne me lâche pas, et que je n'explique pas bien non plus. 

Assez rapidement, je m'en veux de me laisser prendre par l'histoire de Bernard. Pour différentes raisons, nous avons dû fermer temporairement un certain nombre de lits dans mon service, et je sais que nous sommes déjà au maximum de l'effectif fixé avec l'administration. Nous avons aussi restreint les indications d'hospitalisation dans le service, et j'ai douloureusement conscience que Bernard ne remplit par les critères d'admission. Il faudrait que je le réoriente, qu'il accepte une hospitalisation ailleurs, et il refuse. D'ailleurs, il n'est pas bien sûr de vouloir rester chez nous non plus.

Pourtant, je ne peux pas le renvoyer chez lui. A cette seule idée, je sens la panique monter. Cela tient plus de l'instinct que d'une évaluation clinique rigoureuse, puisqu'après tout il ne décrit pas d'idées suicidaires, mais je suis absolument convaincue que Bernard est en danger. Je me repasse son histoire, et je me le figure très distinctement engagé dans un entonnoir dont il ne pourra pas sortir seul, et qui me semble le conduire à coup sûr vers un passage à l'acte suicidaire. Le fait qu'il n'en ait pas conscience m'alerte d'autant plus. Tout cela, je le lui expose clairement. Je lui explique également que je peux essayer, mais qu'il y a peu de chances que je parvienne à lui obtenir une place dans notre service. Il est d'accord pour que j'essaie malgré tout.

J'ai appelé mon chef de service, j'ai négocié comme j'ai pu, et obtenu sans trop de difficultés son accord pour hospitaliser Bernard. Nous avons organisé le transfert depuis les urgences, Bernard s'est posé progressivement. Dès le lendemain, je l'ai trouvé physiquement transformé : moins bouffi, plus présent au monde qui l'entoure, sans rien avoir perdu de la douceur de son regard. Quelques jours plus tard, Bernard s'est mis très en colère contre l'une des chefs, pour une chose dont j'étais au moins aussi responsable qu'elle. J'ai eu beau le lui expliquer, il se refusait obstinément à m'en vouloir, déversant toute sa rage sur la chef. J'y ai vu un réflexe de survie, le signe d'une alliance thérapeutique efficiente, d'un transfert en marche, appelons-le comme on voudra. Bernard ne pouvait pas se mettre en colère contre moi, parce que cela aurait impliqué de mettre en danger notre lien thérapeutique, donc de le mettre en danger. Cet épisode s'est révélé très productif, nous permettant de mettre en évidence des traits de personnalité paranoïaque et renforçant, en quelque sorte, la relation thérapeutique que nous avions construit tous les deux.

Il y a eu d'autres entretiens, des heures entières de face-à-face. Bernard s'est autorisé à se dévoiler, au moins en partie, laissant sa pudeur de côté. Il était en confiance, mais pas suffisamment pour supporter sereinement l'annonce de mes congés prochains. Bien sûr, la tentation du passage à l'acte était grande, et il a souhaité quitter le service en même temps que moi. Je me suis dit que j'avais bien fait d'aborder le sujet assez tôt, de manière à nous laisser le temps de travailler. J'ai eu toutes les peines du monde à le rassurer, à lui faire entendre que ce n'était pas un abandon, que je le laissais entre de bonnes mains et le retrouverai à mon retour. L'exercice m'était d'autant plus difficile que, recevant son angoisse d'abandon en pleine figure, je me revoyais très nettement, quelques années en arrière, paniquer à l'approche de chacune des périodes de congés de ma thérapeute. D'une certaine façon, je sentais à quel point cela le mettait en difficulté, je reconnaissais cette douleur et l'idée d'en être responsable m'était assez insupportable. J'ai lutté contre moi-même, pour parvenir à mettre en place des sécurités suffisantes pour Bernard sans céder à la tentation de renoncer à cette "séparation" temporaire. J'ai mis ma culpabilité de côté, je me suis accrochée au fait que la séparation, cela fait aussi partie du lien.

J'ai pensé à Bernard quelques fois, au cours de mes congés, me demandant s'il aura ou non quitté le service en mon absence. Sera-t-il là, demain, lorsque je retournerai à l'hôpital ? Ou s'il a décidé de partir, se présentera-t-il malgré tout pour le rendez-vous que nous avions fixé, par sécurité ? S'il est rentré chez lui, aura-t-il replongé ?

Bon sang, l'addicto, c'est à peu près tout ce que je déteste.