samedi 9 janvier 2016

Samuel

Premier jour de stage en pédopsychiatrie, premier jour d'internat. Je suis venue me présenter au chef de service il y a une dizaine de jours, mais je ne connais encore ni l'équipe ni les enfants. Je m'apprête à franchir la porte du service. Un tour de clé et hop, entrée dans l'arène.
J'ai sursauté. Il était là à m'attendre, derrière la porte, et me tend la main tout en se présentant. Il s'appelle Samuel, il a quinze ans, un grand sourire. Je lui serre la main, me présente à mon tour, et puis le voilà qui file.
Premier jour de stage, toujours. Je sors de la salle de soins, je ne l'entend pas arriver. Soudain il est là, juste à côté de moi. Délicatement, il pose la tête sur mon épaule, juste quelques secondes, puis retourne à ses occupations. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Il m'a fallu quelques jours pour avoir le temps de me pencher sur chaque dossier, quelques jours pour enfin ouvrir celui de Samuel, quelques jours pendant lesquels il venait régulièrement poser la tête sur mon épaule. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Je trouvais ça très surprenant, cet ado très au courant du fait que les nouveaux internes débarquent systématiquement les 2 novembre et 2 mai. J'ai vite compris le pourquoi du comment. Samuel a quinze ans, il est hospitalisé dans le service depuis trois ans déjà. Alors même que les prescriptions d'isolement thérapeutique sont très rares dans ce service, il a passé les deux premières années d'hospitalisation en chambre d'isolement. Avec contentions poignets, chevilles et sangle abdominale. En continu. Celui qui m'attendait derrière la porte du service pour se présenter a occasionné plus de 80 000 euros de dégâts matériels dans le service. Il lui est arrivé de percer le faux plafond à coups de poing pour arracher les câbles électriques, son poing est aussi déjà passé à travers la porte de la chambre d'isolement. Devant l'importance des travaux à faire, il a finalement été transféré dans l'une des chambres d'isolement du secteur adulte. Contentionné toujours, sédaté. L'administration de l'hôpital a envisagé sérieusement la construction d'une nouvelle chambre sécurisée, uniquement pour lui.
Samuel a été victime de maltraitance et de négligence graves, au moins. Depuis trois ans qu'il est à l'hôpital, il n'a revu aucun de ses trois frères et sœurs, placés eux aussi. Sa mère est éminemment maltraitante, tout comme son père biologique. Son père adoptif, lui, est défaillant et complètement paumé. Le Juge a interdit tout contact entre mère et fils. Ca commence à faire un sacré paquet de raisons d'être en colère. Un sacré paquet de raisons de tout casser.
J'ai appris à connaître Samuel.  Il ne va plus en chambre d'isolement et passe de plus en plus de temps en dehors du service, entre foyer et IME. Il est toujours très sédaté, il a toujours des crises de colère. Il supporte de plus en plus mal d'être là, il manifeste de plus en plus son besoin qu'on s'occupe de lui. Il multiplie les demandes, en veut toujours plus, et réagit violemment à la frustration. Il balance ses poings dans les murs, dans les portes. Mais il continue à venir poser sa tête sur mon épaule. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien. Juste comme ça.
 
Dernier jour avant les vacances de Noël. J'ai hâte de couper un peu avec le service, de pouvoir récupérer. Il est 18h et je suis au CMP lorsque le téléphone sonne. Une infirmière me demande de descendre tout de suite, Samuel est en crise. Effectivement. Intolérance à la frustration, encore. Les infirmiers n'arrivent pas à apaiser la situation. La tension est palpable. A force de douceur, de fermeté et de patience, nous parvenons à lui faire regagner sa chambre. Je le rejoins et lui demande de m'expliquer quel est le vrai problème. Ses yeux débordent et il tombe à genoux, secoué de sanglots. Après quelques minutes, Samuel se relève et me montre un message écrit par terre avec ses petites briques en bois. "Je t'aime Maman". Moi aussi, mes yeux sont prêts à déborder. Il veut écrire une lettre à sa mère, tout en sachant que nous ne pourrons pas la lui transmettre. Une infirmière lui apporte du papier et un stylo, nous le laissons.
Au moment de quitter le service pour une semaine, je repasse dans la chambre de Samuel. Il est calme, visiblement apaisé. Je suis bien obligée de lui expliquer que "ben...euh...non" lorsqu'il me lance "à lundi !". Je précise que ma co-interne prendra le relais pendant mon absence, et que je serai de retour dans dix jours. Il laisse échapper un tout petit "je veux pas que tu partes", presque inaudible, et fond en larmes. Je sais le transfert, je sais le contre-transfert, je sais la distance, je sais le cadre thérapeutique. Je sais que je ne suis pas là pour ça. Et tant pis. Merde au transfert, au contre-transfert, à la distance et au cadre thérapeutique. Il est seul, il a mal et va passer son troisième Noël d'affilée dans ce service. Il pourrait hurler sa haine des adultes et écrit des messages d'amour à la seule mère qu'il ait, celle-là même qui s'est rendue coupable de faits suffisamment graves à son égard pour être déchue de son autorité parentale. Alors j'ai ouvert les bras. Juste quelques secondes. Sans un mot, sans rien, juste comme ça.

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