mercredi 31 août 2016

Katia (2)

Katia est hospitalisée depuis deux semaines. Deux semaines, déjà, que nous l'observons avec un regard clinique. Deux semaines, déjà, que médecins et infirmiers se disputent autour de la question de la structure psychique : hystérie ou psychose ? Deux semaines, déjà, que tout le monde évite soigneusement la question de l'inceste.
Le chef de service et ses trente ans d'expérience en sont certains : Katia est clairement psychotique. L'équipe infirmière, elle, penche franchement du côté de l'hystérie. Moi, aucune de ces deux réponses ne me satisfait pleinement.
Katia me perturbe beaucoup... Son histoire, ses symptômes, son comportement dans le service, tout me pose question. A mettre de côté tout un pan de son histoire de vie, j'ai l'impression de ne pas encore l'avoir "vue vraiment". Mon chef évite scrupuleusement de parler des abus sexuels que Katia dit avoir subis, d'ailleurs il ne la reçoit même plus et me laisser le soin de gérer les entretiens.
 
En atelier conte, hier, Katia a eu des mots très durs. L'exercice consistait à raconter une histoire en partant de l'image d'une silhouette en robe blanche perdue au milieu d'un champ de coquelicots (oui, ça partait mal). Un des enfants présents a alors expliqué que la silhouette était celle d'une petite fille qui attendait son Prince Charmant. Katia a immédiatement réagi en criant : "Sauf que le Prince Charmant, c'était un pédophile !". Puis elle est sortie brusquement de la pièce, les larmes aux yeux, pour s'isoler dans sa chambre.
Le week-end dernier, déjà, Katia a eu un moment difficile. Elle espérait obtenir une permission pour rentrer chez elle, mais sa mère s'y est opposée. Reçue en entretien médical, cette maman nous a expliqué que la petite sœur de Katia était encore bouleversée suite aux coups qu'elle avait reçus et qu'elle préférait ne pas avoir à mettre les deux sœurs face à face pour le moment. Lorsque Katia nous a rejoints dans le bureau et que nous lui avons annoncé qu'il n'y aurait pas de permission tout de suite, elle a explosé. Elle s'est mise à hurler sur sa mère, lui reprochant de ne pas l'aimer et de l'abandonner. Puis soudain, ses cris ont changé. "Elle n'a même pas su la protéger pendant que son père la violait". Le chef s'est emparé de cette phrase pour en faire le fondement de ses certitudes : Katia fait une crise, parle d'elle-même à la troisième personne et délire à pleins tubes sur des personnalités multiples, elle est donc psychotique.
 
Moi, ce que je vois, c'est que cela fait deux fois en quelques jours que Katia nous balance à la figure avec beaucoup de violence et de rage le-sujet-dont-il-ne-faut-surtout-pas-parler. Et si j'ai bien compris qu'il ne fallait surtout pas se pencher sur ce sujet, je n'ai pas bien intégré pourquoi. J'ai essayé, avec des tours et des détours, d'obtenir une réponse du chef de service. Je me suis cognée bien fort contre son silence, et j'ai fini par trimballer mes questions chez ma psychologue.
Evidemment, toute psychologue qu'elle est, elle m'a suggéré de poser clairement mes questions. Je suis donc allée trouver mon chef et j'ai demandé : "Pourquoi est-ce que l'on évite le sujet de l'inceste avec Katia ?". Silence. J'ai pensé qu'il n'avait peut-être pas entendu, alors j'ai re-posé ma question. Et rien. Alors j'ai re-trimballé mes questions chez ma psychologue, qui m'a conseillé de faire comme je le sentais. Ils sont casse-pieds, ces psys, à ne jamais fournir de réponse toute faite...
 
Ce que je sens, c'est que lorsque Katia explose, c'est bien ce qu'elle a subi qu'elle nous met sous le nez. J'aimerais pouvoir lui signifier que la porte est ouverte, si elle veut en parler. J'aimerais vraiment. Et puis le temps passe...
 
Cela fait dix jours, que j'aimerais pouvoir inviter Katia à parler de ce que son père lui a fait vivre, si elle le souhaite. J'aimerais le faire, et en pratique je peux le faire. Pourtant je ne fais rien, je ne dis rien... Je suis terrifiée à l'idée qu'elle me raconte ce qu'elle a subi. Je me souviens beaucoup trop bien que dès notre première rencontre, mes démons ont profité de ses mots pour ressurgir. J'ai peur que ça arrive encore. Si ma mémoire traumatique refaisait surface pendant un entretien, comment est-ce que je pourrais gérer ? Est-ce que parviendrais à ne pas me laisser complètement submerger ? Et si je devais m'écrouler, comment réagirait Katia ? Je ne veux surtout pas lui donner à voir qu'elle ne peut pas en parler avec moi. Et l'infirmière qui m'accompagnerait, comment réagirait-elle ? Je suis convaincue que n'importe quel soignant de l'équipe comprendrait immédiatement que je suis prise par mes propres cicatrices, et que je perdrais toute crédibilité.
 
Alors, je tourne, je vire, j'hésite, je doute... Entretien après entretien, Katia me détaille l'identité et les particularités de chacune de ses sept personnalités. La Méchante, la Bonne Elève, l'Extravertie... Chacune semble avoir un rôle bien précis, et je me dis que tout ça me semble trop construit et trop réfléchi pour constituer un délire, aussi systématisé soit-il... Par petites touches, Katia évoque son histoire, sans jamais la raconter vraiment. Elle m'explique notamment que ses personnalités sont apparues les unes après les autres, toujours pour une raison précise. Par exemple, elle me dit au sujet de la Méchante : "Elle est arrivée pour me protéger, quand mon père a commencé à me faire du mal". Elle prononce ces mots en plongeant son regard dans le mien, et j'ai l'impression qu'elle guette un signe, un tout petit rien qui lui permettrait de savoir si elle peut continuer ou non. Elle guette, et je ne dis rien.
 
En désespoir de cause, je profite des transmissions pour demander aux infirmiers d'ouvrir eux-mêmes la porte. Pour diverses raisons, tous refusent. Certains estiment que Katia est hystérique, et que cela nourrirait son trouble. D'autres me répondent que le sujet est suffisamment sensible pour que ce soit à un médecin de le gérer. D'autres encore me renvoient une question : "Est-ce qu'au moins on est sûr qu'elle ne ment pas ?".
Immédiatement, mon estomac se tord et je dois lutter pour ravaler mes larmes. A vouloir éviter de me mettre en difficulté devant Katia, je me retrouve salement amochée devant mon équipe. La remise en question de la parole de Katia m'est insupportable. Savent-ils seulement ce que cela demande de confiance et de courage pour parvenir à poser des mots sur un vécu pareil ? Imaginent-ils les dégâts que cela peut occasionner pour une victime lorsque sa sincérité est mise en doute ?
 
Soudain, je réalise que si eux l'ignorent, je ne sais que trop bien ce que cela a pu coûter à Katia de nous confier cette partie de son histoire et ce qu'elle peut ressentir, là tout de suite, si elle a l'impression que l'on refuse de l'entendre.
 
Alors je visse ma casquette de médecin bien fort sur ma tête, et je dis doucement : "Vous avez raison, c'est au médecin de gérer. Je verrai Katia juste après les transmissions".

lundi 29 août 2016

Katia (1)

Elle s'appelle Katia, elle a quatorze ans. Elle est arrivée dans le service hier, après une consultation aux urgences générales de l'hôpital. C'est ma co-interne, Agnès, qui a fait son entretien d'entrée pendant que j'étais en formation.
Dans le dossier médical de Katia, le motif d'hospitalisation s'étale sur une dizaine de lignes parmi lesquelles je découvre "trouble de l'identité", "dissociation marquée", "refus scolaire", "difficultés relationnelles familiales", "troubles du sommeil", "idéation suicidaire" et "isolement social". Rien que ça. Un peu de tout, mais en très flou. Merci Agnès.
Le très flou, ça ne me plaît pas tellement, d'autant qu'un traitement a été prescrit pour aider Katia à dormir. Je me dis qu'il est temps de rencontrer cette mystérieuse jeune fille, et pars donc à la recherche d'une infirmière pour participer à l'entretien.
Malheureusement pour moi, une partie de l'équipe est à la piscine avec les enfants et aucun des deux infirmiers restants ne peut se détacher pour venir m'épauler. Pour une fois, tant pis, je ferai l'entretien toute seule.
En théorie, Agnès n'intervient dans le service d'hospitalisation qu'en mon absence. Son travail à elle, c'est de gérer les deux hôpitaux de jour (enfants et ados) et une partie des consultations. Sauf que la théorie, visiblement, elle s'en fiche. "Puisque je l'ai vue à son entrée hier, je vais venir faire l'entretien avec toi". Super... Je ne parviens pas à refuser sa présence, mais précise néanmoins que c'est moi qui mènerai l'entretien. Elle acquiesce.
 
Katia est pour le moins surprenante, dès le premier regard. Très brune, elle porte les cheveux mi-longs d'un côté et coupés à ras de l'autre. Je pense instantanément "double face". Elle se tient voûtée sur sa chaise, les yeux fixés au sol. Elle porte un jean déchiré, un tee-shirt à l'effigie d'un groupe de hard-rock et un tour de cou en cuir hérissé de picots, mais elle serre très fort contre son ventre un panda en peluche. Le contraste est saisissant... A nouveau, je pense "double face". Je ne le sais pas encore, mais je suis très loin du compte.
 
Je me présente à Katia et lui explique quel est mon rôle dans le service. Je lui demande ensuite de m'expliquer ce qui a motivé sa consultation aux urgences. Sa première phrase me laisse sans voix quelques secondes. Comme ça, sur un ton très neutre, comme si elle disait "je m'appelle Katia", elle dit "J'ai plusieurs personnalités".
Katia m'explique qu'elle a sept personnalités différentes, qui surgissent quand bon leur semble, ont chacune un nom et une identité propre. Elle me raconte que sa mère lui reproche d'avoir roué sa petite sœur de coups il y a quelques jours, mais qu'en réalité c'est l'une de ses personnalités, celle qu'elle appelle Méchante, qui est responsable de ce passage à l'acte violent.
 
Mes neurones sont en train de flamber. Ce que certains appellent "personnalités multiples", le DSM le nomme "trouble dissociatif de l'identité". Si c'est un diagnostic très souvent posé aux USA, les psychiatres qui reconnaissent l'existence d'un tel trouble sont très rares en France. A titre personnel, cela me trouble mais je n'ai pas d'avis tout fait sur la question.
Ce que je sais, en revanche, c'est qu'en théorie les personnes présentant un trouble dissociatif de l'identité ont une personnalité principale. Katia décrit bien une personnalité centrale, qu'elle appelle d'ailleurs "Katia". Ce que je sais également de ce trouble, c'est que lorsqu'une autre des personnalités "prend possession du sujet" puis s'efface pour laisser la place à la personnalité principale, cette dernière est prise d'amnésie et ne conserve aucun souvenir de ce qui est arrivé pendant qu'une autre des personnalités dirigeait les choses. Et là, les choses se gâtent... Katia se souvient parfaitement de ce qu'ont fait ou dit ses différentes personnalités.
 
Un autre élément important dans la description du trouble dissociatif de l'identité est lié auparcours de vie des patients qui en souffrent : dans l'immense majorité des cas, ils ont vécu au moins un traumatisme grave, souvent à type d'abus sexuels.
Katia, elle, dit avoir été violée par son père pendant plusieurs années. En quelques mots, elle me raconte que son géniteur est un homme violent dont sa mère est séparée depuis environ quatre ans et qu'elle n'a plus revu depuis. Elle m'explique qu'elle a parlé à sa mère de l'inceste qu'elle avait subi juste après cette séparation, lorsqu'elle s'est enfin sentie en sécurité. Katia a déposé plainte, mais sa plainte a été classée sans suite. Elle raconte cela, encore, comme elle dirait "Je m'appelle Katia". Pas un début d'émotion, pas une larme. Immédiatement, le mot "dissociation" se met à clignoter dans ma tête.
Combien de temps cela peut-il bien lui prendre, de me raconter ça ? Six, sept minutes peut-être ? Je l'entends, je note ce que j'entends, mais je sens bien que je suis en train de dériver. Elle m'a perdue, dès qu'elle m'a dit "mon père me violait". Après Agnès, c'est ma mémoire traumatique qui s'invite dans cet entretien. Je lutte de toutes mes forces pour me raccrocher à du tangible, du réel, "de l'ici et maintenant". Je me cramponne à mon stylo, j'essaie de me concentrer sur la voix de Katia. Des images surgissent devant mes yeux, ma main tremble et j'ai envie de vomir. Je supplie en silence : "Pas maintenant, surtout pas maintenant, par pitié, pas maintenant". Je réalise que Katia s'est tue et malgré l'énergie que cela me coûte, le son de ma voix dissipe les images et la nausée et qui m'envahissaient.
 
Je demande doucement à Katia si elle veut m'en dire plus sur ce qu'elle a subi. A mon grand et honteux soulagement, elle secoue doucement la tête. Je prends soudain conscience du fait que pas une seule fois depuis le début de l'entretien, elle ne m'a regardée. A aucun moment son regard n'a croisé le mien.
Je reviens sur la consultation aux urgences et demande à Katia si elle était d'accord pour être hospitalisée. Sa réponse est ferme : "Non !". Soudain, sa voix se fait larmoyante : "Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi, je veux ma mère, je veux rentrer chez moi". Elle se balance en serrant toujours son doudou contre elle, et si sa voix est pleines de larmes, ses yeux en revanche sont parfaitement secs. Je n'ai pas le temps de répondre, Agnès se lève brutalement de sa chaise et se met à crier : "C'est faux, ce que vous racontez est faux !". Je suis sidérée, juste sidérée. Comment ose-t-elle intervenir de cette façon ? Pourquoi insiste-t-elle sur le vouvoiement alors même que je tutoie Katia depuis vingts minutes ? Comment peut-elle se permettre de crier ainsi sur un patient ?
Evidemment, Katia geint de plus belle et commence à s'agiter. Agnès, elle, hurle toujours : "Vous mentez ! Vous mentez ! Vous étiez d'accord pour être hospitalisée, j'étais là ! Vous mentez !". J'ai l'impression d'être au beau milieu d'une hallucination tant la scène est surréaliste. Agnès crie, Katia pleure uniquement par la voix, s'est levée aussi et entreprend de saisir sa chaise pour la balancer au visage de ma co-interne. Sans réfléchir, je me jette entre les deux et, les yeux plantés dans ceux d'Agnès, je siffle plus que je ne dis "Ca suffit !".
 
Je fais sortir Katia du bureau et interpelle un infirmier pour qu'il la reconduise à sa chambre. Je referme la porte. Agnès ne dit rien. Je m'assois devant elle et, bêtement, j'attends. Elle m'adresse son plus beau sourire et entreprend de me parler d'un autre patient. Rien sur son comportement inadmissible d'il y a quelques secondes. Pas un mot, pas l'ombre d'un remord, rien. Je finirais presque par me demande si je n'ai pas rêvé, tant elle agit comme s'il ne s'était rien passé.
Je baisse les yeux vers le dossier de Katia. Agnès s'est autorisée à prendre des notes pendant l'entretien et à les joindre au dossier. Elle conclut par les mots "suspicion de psychose ?", et je me demande laquelle est la plus psychotique des deux.
Je sens que je vais exploser. J'attrape mes cigarettes et sort du bâtiment.
 
Dans un petit coin à l'abri du vent, tremblant de froid mais sans doute pas seulement, je fume en pleurant. La nausée est bien là, les images aussi, et la voix de mon géniteur emplit ma tête. Je ne lutte pas, je ne lutte plus. Le temps d'une cigarette qui se fume en partie toute seule, je pars très loin de l'hôpital, un peu plus de vingt ans en arrière.
 
Lorsque les images disparaissent enfin, je pleure toujours.
 
Je suis interne depuis une semaine, et déjà convaincue d'être parfaitement incapable d'exercer mon métier.
 
 
 
 
 

samedi 27 août 2016

Joshua

Il s'appelle Joshua. Il a six ans et pas encore toutes ses dents. Il vit avec sa mère, qui l'élève seule. Son père habite à l'autre bout de la Terre environ et lui téléphone pour Noël et son anniversaire, quand il y pense. Joshua vient de rentrer en CP, et ça ne se passe pas très bien. A la maison comme à l'école, il multiplie les crises. "Intolérance marquée à la frustration". C'est comme ça qu'on dit "il-est-capricieux-ce-petit-con" chez les pédopsy, et c'est précisément son motif d'hospitalisation.
Il est arrivé dans le service il y a deux jours, après un passage par les urgences pédiatriques de l'hôpital. Je découvre son dossier, et je suis pour le moins étonnée que mon chef ait accepté d'hospitaliser un petit bout de six ans à peine sous ce seul motif.
 
Quand mon regard se pose sur Joshua pour la première fois, je ne vois rien d'autre qu'un petit garçon très mignon mais particulièrement renfermé. Il communique peu, se tient à distance des autres, semble souvent en décalage avec le monde qui l'entoure. 
La mère de Joshua, elle, est aussi grande que son fils est petit. Très élancée, toujours parfaitement habillée-coiffée-maquillée. Cette femme très élégante, qui peine à masquer le léger tremblement de ses mains manucurées, se dit complètement dépassée par le comportement de son fils unique. Elle nous explique que sans raison apparente ou suite à des frustrations minimes, Joshua explose dans des crises d'une violence inouïe. Elle raconte que dans ces moments-là, Joshua n'entend plus rien et que personne ne parvient à le maîtriser physiquement : ni elle, ni l'institutrice, ni les grands-parents de Joshua. Elle continue d'exposer la situation, mais mon cerveau reste bloqué sur une interrogation qui ressemble à quelque chose comme "Comment ça personne n'arrive à le maîtriser physiquement ? Enfin voyons, il pèse 25kg tout mouillé pour 1m20 les bras levés debout sur une chaise !". Soudain, le ton de sa voix se durcit et l'ambiance est nettement plus tendue. Je découvre alors une mère certes très angoissée mais aussi très procédurière, qui nous confie son fils à reculons et espère bien, secrètement, que nous n'obtiendrons pas plus de résultats qu'elle. Elle revendique son droit au diagnostic aussi, et exige que nous lui en fournissions un dès que possible. Dès qu'elle aperçoit son fils, elle fond sur lui en une fraction de seconde et l'étouffe de baisers, de câlins et de mots doux. Dans ces moments-là, Joshua, lui, met toute son énergie à se défaire de cette étreinte. Elle me fait penser à une mante religieuse, quand son fils est devant elle, et je me fais la réflexion qu'elle pourrait bien le dévorer tout cru.
 
 
Dès les premiers jours, les signes s'accumulent pour donner raison au flair du chef de service, qui présent que Joshua  souffre d'un peu plus que d'une intolérance à la frustration. Joshua parle normalement, si ce n'est un léger défaut de prononciation, mais il vit dans son monde. Il supporte très mal le passage d'une activité à une autre et peut passer des heures à trier, classer et ranger de petits objets. Il ne symbolise pas du tout, comprenez par là qu'il est par exemple incapable de penser à un objet et de le décrire lorsqu'on lui présente  une boîte vide en lui demandant d'imaginer l'objet invisible qui s'y trouve.
 
Joshua est hospitalisé depuis trois jours. Lorsque je passe la porte du service ce matin-là, les infirmières me sollicitent aussitôt. J'apprends alors qu'hier soir, Aurélien, un petit autiste de dix ans, a soudainement quitté la salle de télévision pour se précipiter dans la salle de jeux. Il y a retrouvé Joshua et lui a brutalement griffé le visage à plusieurs reprises. Je me dis que c'est dommage, quand même, ces deux enfants qui vivent chacun dans leur monde alors qu'ils pourraient en partager un en dehors du nôtre.
On m'explique que l'interne de garde a été appelé, que le scanner que Joshua a passé dans la nuit s'est révélé normal, et que l'interne a finalement prescrit des soins locaux. Je suis en train de me demander dans quel état je vais retrouver mon petit patient, pour qu'on ait jugé utile de demander un scanner, quand l'une des infirmières me précise que "la mère n'est pas encore au courant". Ah ah, très drôle. Non, vraiment, super drôle, on peut passer à autre chose maintenant ?
Je ne ris pas très longtemps, et pour cause : ce n'est pas une plaisanterie. "L'interne de garde n'a pas voulu l'appeler lui-même et les filles de nuit ont pensé qu'il valait mieux que ce soit un médecin qui le lui annonce". Bien. Note pour plus tard : pourrir par téléphone l'imbécile de cette nuit, qui envoie un gamin de six ans au scanner sans avertir sa mère. Pour l'heure, il est urgent de trouver le chef de service.
 
Le chef, lui, est bien embêté. N'étant dans le service que depuis quelques jours, je ne peux pas le savoir, mais il fait exactement ce qu'il fait quand il est très embêté : il m'expédie au front. En quelques secondes, il me demande donc de prévenir la mère de Joshua puis de prescrire un isolement thérapeutique pour Aurélien. Voilà, prévenir une mère insupportablement méfiante et subir son courroux, puis flanquer en chambre d'isolement un gamin de dix ans qui n'a aucune conscience de ce qu'il a fait et mieux encore, le faire plus de douze heures après l'agression dont il s'est rendu coupable. "Mais non, ce n'est pas punitif". Voilà, en quelques secondes, juste comme ça. Trois p'tits tours et puis s'en va.
Je diffère la prescription d'isolement et compose le numéro de la mère de Joshua. Elle décroche, je me présente, elle panique. Je suis interne depuis moins d'une semaine, et j'essaie de la rassurer avec tout ce que j'ai de mots-médicaux-qui-prouvent-que-je-sais-de-quoi-je-parle. Je lui explique donc que Joshua a passé un scanner qui s'est révélé normal, que par acquis de conscience je demande tout de même une consultation ORL et un avis ophtalmologique, que le petit agresseur est autiste, et ainsi de suite. Elle est si bouleversée qu'elle ne pense pas à me hurler dessus, mais me glisse quand même qu'elle va "prendre immédiatement rendez-vous avec le chef de service" et exige de voir son fils l'après-midi même. Je finis par raccrocher en me disant que cette femme est vraiment insupportable.
 
 
Dans l'après-midi, Joshua retrouve donc sa mère dans une petite salle en dehors du service. Ils goûtent, ils jouent, puis vient le moment de se dire au-revoir. Sauf que Joshua, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Depuis mon bureau, j'entends soudain des hurlements qui me glacent le sang. Je me précipite en courant vers la source de ces cris. Il me faut bien trois secondes pour reconnaître Joshua, tant il est transformé. Les traits de son visage sont déformés par une rage intense, il se débat avec une violence impressionnante pour essayer d'échapper à l'infirmier qui tente de le maintenir. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour se dégager des bras du soignant, et il devient soudain évident qu'on ne peut pas le laisser comme cela. Il hurle, frappe de toutes ses forces dans les murs et ne parvient pas à se calmer tout seul. Il va finir par se blesser. Nos mots n'y change rien, il s'est transformé en une petite boule de folie furieuse. Il faut deux infirmiers pour le porter jusqu'à sa chambre, puis nous devons nous y mettre à quatre pour parvenir à l'envelopper dans un grand drap. A quatre. Sur un gamin de six ans.
Alors qu'il n'a pas prononcé le moindre gros mot depuis son arrivée, Joshua nous crache à la figure et hurle à tout va des "lâche moi sale pute", "dégage enculé" et autres mots doux. Je lui maintiens les bras comme je peux, en réprimant mon envie de pleurer. J'ai beau savoir qu'il faut absolument le contenir physiquement pour lui permettre de s'apaiser, je supporte mal la violence de la scène.
Il aura fallu quasiment une heure pour que Joshua commence à s'apaiser. La crise reprenant de plus belle, les infirmiers se sont relayés pendant deux heures de plus, chacun à un bout du grand drap dans lequel Joshua se tenait comme dans un hamac, pour balancer doucement le petit garçon.
 
 
Après cette crise, d'autres surviennent. Joshua passe plusieurs semaines dans le service, chaque tentative de permission au domicile se soldant par une nouvelle crise, un nouvel échec. Sa mère est épuisée et fond régulièrement en larmes devant nous. L'un après l'autre, elle interpelle tous les soignants du service et réclame un diagnostic. Les infirmiers, l'éducatrice, la psychologue et l'orthophoniste renvoient vers le médecin, et le médecin ne dit rien. Combien de fois l'avons-nous reçue en entretien, cette mère insupportable ? Systématiquement, le chef de service fait des tours et des détours, il feinte, il évite, il distrait, mais il ne donne aucun diagnostic. Les relations entre les soignants et cette maman se font de plus en plus tendues, l'alliance thérapeutique est inexistante.
Elle finit par craquer, et par décider de reprendre son fils à la maison juste avant les vacances. Elle nous remercie pour tout ce qui a été fait, mais elle pense qu'il est temps que Joshua quitte le service. Le chef lui donne raison. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle s'est mise à prendre frénétiquement des notes lors de chaque entretien médical. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais Joshua bénéficie désormais d'une prise en charge orthophonique et psychothérapeutique, d'un auxiliaire de vie scolaire pour l'aider à l'école et est accueilli au sein de notre hôpital de jour enfants à raison de deux demi-journées par semaine. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle dit doucement : "Je ne suis pas du genre à chercher sur internet, mais j'ai lu un article sur le syndrome d'Asperger et je trouve que Joshua présente beaucoup de signes. Est-ce que ça pourrait être ça ?". Elle demande, et le chef se défile.
 
 
Les vacances sont presque terminées lorsque je reçois un appel de la mère de Joshua, paniquée, qui me dit en pleurant qu'elle n'en peut plus et que les crises se multiplient. Je temporise, je conseille et je promets de la rappeler dès que j'en aurai parlé à mon chef.
Le lendemain matin, lorsque j'arrive à 8h20, elle a déjà appelé deux fois. Je la rappelle immédiatement. Elle m'explique qu'au cours de la nuit, Joshua a fait une nouvelle crise, si violente qu'elle a finalement appelé la police car le SAMU refusait de se déplacer. La police. Pour un enfant de six ans. Elle me raconte que Joshua ne s'est calmé que lorsque l'un des officiers lui a offert son écusson, et qu'elle est à bout de forces. Je propose une nouvelle hospitalisation, elle accepte. J'appelle moi-même le 15 pour expliquer la situation, et Joshua finit par arriver en ambulance, après un trajet chaotique au cours duquel il a dû être contentionné sur le brancard.
Le chef est absent aujourd'hui, alors cette maman désespérée en profite pour essayer de me soutirer un diagnostic. A mon tour, je fais des tours et des détours, je feinte, j'évite, je distrais, mais je ne donne aucun diagnostic. Je ne vois pas comment faire autrement, et je déteste pour ça.
 
Deux jours plus tard, nous recevons à nouveau la mère de Joshua en entretien médical. Elle ressort son petit carnet, prend des notes sans relever la tête. Elle est visiblement épuisée. Au moment où le chef entreprend de mettre fin à la discussion, elle relève la tête et semble nous sonder, les yeux pleins de larmes. Sa voix tremble un peu, lorsqu'elle demande doucement : "Est-ce que vous avez posé un diagnostic ?".
Je sursaute en entendant la réponse qui lui est faite. "Votre fils est autiste". Le chef s'embarque dans des explications sans fin d'autisme-mais-pas-d'autisme-de-Kanner-comme-on-voit-dans-les-bouquins-voyez-vous-un-autiste-qui-a-acquis-le-langage-c'est-un-autiste-Asperger, et je la vois se décomposer sous nos yeux. J'ai envie de lui tendre la main pour la rattraper, tant elle semble dégringoler au fond d'une faille qui se serait soudainement ouverte sous ses pieds. Elle ne dit plus un mot. Une dizaine de minutes d'explications plus tard, elle essuie ses yeux, murmure un "merci", se lève et quitte la pièce en titubant. Elle a obtenu un diagnostic.
 
Le lendemain, en cours de pédopsychiatrie, j'apprenais par la chef de clinique du CHU que la mère de Joshua venait de lui demander un deuxième avis.
 
 
Elle pensait que ce serait la fin, et ce n'est que le début.


Elle a obtenu un diagnostic.
 
 
Maintenant, elle doit apprendre à vivre avec.
 
 

vendredi 26 août 2016

Zita (3)

Jeudi matin. Je me jette sur l'ordinateur sans même prendre le temps d'enlever mon manteau, et je soupire longuement : Zita a bien été hospitalisée en pédiatrie hier soir.
Comme chaque matin, je passe par le secrétariat pour jeter un œil au programme de la journée et en l'occurrence, pour trouver le meilleur moment pour la visite qui s'impose en pédiatrie. Claude, l'une des secrétaires, m'informe qu'un interne de pédiatrie a demandé un avis pédopsy pour autre enfant hier soir. J'en suis à me dire que le plus simple serait de commencer par la liaison, dans la mesure où j'ai cours en début d'après-midi et où le service d'hospitalisation est sous contrôle, lorsque mon chef de service fait son apparition : "Bonjour Lilpap' ! Bonne nouvelle, votre petite protégée est de retour. Heureusement que nous avions fait un RIP pour elle".
C'est une explosion de cris dans ma tête, de hurlements orduriers qui ne demandent qu'à lui éclater à la figure. Ma "petite protégée" ? "NOUS avons fait un RIP" ? Je pourrais lui crier des tas de choses pas franchement sympathiques mais mon filtre semble fonctionner ce matin, et je réponds doucement : "Je sais, c'est moi qui ai organisé son retour hier soir à 20h30". Devant son regard incrédule, j'explique les circonstances de cette nouvelle hospitalisation. Il semble hésiter une fraction de seconde avant de répondre. "D'accord, vous avez bien fait. Allez la voir ce matin, faites le point, et je passerai la voir demain". Oui, faisons ça...
 
Lorsque j'entre dans le poste de soins du service de pédiatrie, trois internes et le chef de service me tombent dessus simultanément. L'un des internes est là pour parler de Zita, un autre pour l'ado que l'on m'a demandé de voir également, le dernier souhaiterait avoir un avis en urgence pour un enfant dont le chef de service entreprend lui aussi de me parler, en plus de Zita. Ouh là, trop d'informations. Il est 9h10, et j'ai déjà les neurones complètement cuits. Prenons une chose à la fois...
 
Zita est la dernière des trois enfants que je vois en pédiatrie ce matin. En raison du risque suicidaire, elle a été installée dans une chambre double. Je toque à sa porte, j'entre...et je souris. Quelque chose a changé. Zita semble avoir flanqué son masque à la poubelle, et je me tiens face à une jeune fille plus expressive que jamais. Adieu le noir aux yeux, le rouge aux lèvres et le sourire factice, j'ai le sentiment de la "voir vraiment" pour la première fois.
Nous nous installons dans un petit bureau. Les grands yeux noisettes de Zita semblent irrésistiblement attirés par le sol, elle se tient un voûtée, la tête dans les épaules. "Je suis vraiment désolée, Lilpap'". Ce sont ses premiers mots. Je m'apprête à demander pourquoi, mais elle me devance : "Je suis vraiment désolée d'être partie du service comme ça, la dernière fois, et de n'avoir rien dit quand on est revenu prendre mes affaires. Je suis vraiment désolée".
Elle est vraiment désolée, et je suis parfaitement décontenancée. Etre désolée pour tout, y compris pour ce dont je ne suis pas responsable, c'est un peu ma spécialité. J'inspire un bon coup, et entreprend d'expliquer à Zita qu'elle n'a pas à être désolée d'avoir obéi à une décision qui n'était pas la sienne. Elle m'explique qu'elle en avait assez d'être hospitalisée mais qu'elle s'est rapidement rendue compte qu'elle était sortie trop tôt, puis elle se lance dans un long récit de que ce qu'elle a vécu depuis. J'écoute...
 
Beaucoup de choses sont arrivées, depuis sa sortie d'hospitalisation. Tout d'abord, ses parents l'ont enfin inscrite dans un nouveau collège. Elle s'en étonne elle-même mais Zita s'y sent bien, s'est fait de nouveaux amis et a retrouvé l'envie d'apprendre. Ses parents ont continué à essayer de la faire parler du viol qu'elle a subi, elle a résisté. "En fait, c'est surtout mon père. Ma mère, elle ne fait juste rien". Ce père qui me rendait malade a poussé toujours plus loin l'humiliation : "Il m'a autorisée une fois à inviter deux amies à la maison. Il nous a forcé à rester dans le salon, alors qu'il avait étalé exprès sur la table basse des livres comme Survivre après un viol". Zita m'explique qu'elle vit aussi très mal le fait que l'Officier de Police Judiciaire en charge de l'enquête lui ait pris son portable pour le faire analyser. "Qu'est-ce qu'il cherche ? Il y a des trucs dedans qui ne concernent pas que moi ! En plus elle m'a menti, elle avait dit qu'elle ne dirait rien à mes parents et elle leur a dit tout ce que j'avais raconté". Son désespoir est palpable...
Pendant cette période, Zita a continué à voir sa psychologue. Je demande si elle a vu un pédopsychiatre ailleurs qu'ici, puisque ses parents ont refusé que nous organisions un suivi. "Une fois, ils m'ont emmenée voir un vieux psychiatre qui m'a à peine posé une question. Tout le reste du temps, il a parlé avec eux comme si je n'étais pas là. Quand on est sorti, mon père m'a dit qu'on était venu juste pour pouvoir prouver aux services sociaux que j'avais vu un médecin". Zita marque une longue pause, et je me doute qu'elle attend que je me saisisse de ce silence. Je lui demande : "Zita, est-ce que tu sais pourquoi les services sociaux font une enquête ?". Tout ce qu'elle sait, c'est que "l'hôpital a fait un papier pour qu'on me retire à mes parents". Aouch.
Aussi clairement que possible, je lui explique que nous étions très inquiets suite à sa sortie d'hospitalisation en fanfare et que j'ai la possibilité et le devoir, en temps que médecin, de le signaler aux services sociaux lorsqu'il me semble qu'un enfant est en danger. J'en suis là de mes explications lorsque Zita plonge ses yeux dans les miens et me dit : "Merci de l'avoir fait, Lilpap'. Merci de ne pas m'avoir laissée toute seule". Double aouch. Je suis obligée de me mordre très fort l'intérieur des joues pour ne pas pleurer et désactiver le filtre qui me retient de lui dire exactement l'angoisse qui m'a rongée et la rage qui m'a poussée à agir.
 
Zita poursuit son récit... Il y a dix jours, sans lui fournir aucune information, ses parents lui ont confisqué son portable. Elle me raconte que deux jours plus tard, son petit ami l'a quittée car elle ne répondait plus à ses sms. Ils ne vont pas dans le même collège, et elle n'avait aucun moyen de le joindre. Cela l'a profondément affectée, d'autant que le petit copain en question n'a mis que deux jours à démarrer une nouvelle relation avec l'une des meilleures amies de Zita. "Je n'en pouvais plus. C'est aussi à ce moment-là que mon père a décidé que je ne prendrai plus le bus. Il m'emmenait au collège en voiture le matin et me récupérait devant juste après la fin des cours, je ne pouvais plus rien faire. Ils ne m'écoutent pas, jamais, alors j'ai arrêté de leur parler". Elle m'explique que ses parents, en particulier son père, vivent très mal ce silence continu.
Au milieu de ce bazar, un nouvel évènement survient. "Et puis ils ont reçu une convocation des services sociaux. Ils ont rendez-vous demain. Depuis, mon père pleure et ma mère me hurle dessus des trucs comme Ca va ? T'es contente de toi, là ? Moi, j'étais convoquée hier mais ils ne m'y ont pas emmenée parce qu'il y a trois jours, quand ils m'ont demandé ce que je comptais dire, j'ai répondu que j'allais demander à aller en famille d'accueil". Au beau milieu de ma boîte crânienne, une petite voix me demande si je peux imaginer le courage qu'il lui a fallu, à cet ado toute cassée de quatorze ans, pour assumer l'idée de demander à aller en famille d'accueil et pour le dire à ce père pervers qui nous fait trembler, toutes les infirmières du service et moi. Je me demande si Zita comprend bien ce qu'impliquerait une mesure de placement, alors je creuse un peu de ce côté-là.
Oui, elle a bien compris qu'elle ne verrait plus ses parents quand elle le souhaiterait. Oui, elle sait bien qu'il ne suffirait pas qu'elle demande à rentrer chez elle pour y être autorisée. Oui, elle a conscience que cela impliquerait peut-être de changer à nouveau de collège. "Je sais tout ça, et je sais qu'ils m'en veulent. Mais je n'en peux plus. Lilpap', j'ai essayé de leur parler, de leur dire les choses, et ils n'entendent rien. Ils n'ont pas changé, et ils ne changeront probablement pas". Je glisse que peut-être, avec une aide thérapeutique extérieure, les choses pourraient avancer. "Parce que tu crois vraiment qu'ils iront voir un psy pour eux ? Et même s'ils le faisaient, aucun psy ne règle quoi que ce soit en deux séances. S'ils leur faut des mois ou des années pour changer, je deviens quoi, moi ? Je n'en peux vraiment plus".
Elle s'appelle toujours Zita, elle a toujours quatorze ans, et pourtant elle n'est plus tout à fait celle que j'ai rencontrée il y a un peu plus d'un mois. Est-ce qu'un "trop plein" suffit à expliquer ce changement ? Est-ce que le fait de se sentir soutenue, à la fois par sa psychologue et par notre équipe, a pu contribuer à ce changement ? Elle a quatorze ans, une histoire beaucoup trop lourde pour ses petites épaules, des parents alcooliques, un père notoirement pervers, une mère si déprimée qu'elle peine à tenir debout. Elle a quatorze ans et elle a voulu mourir si fort qu'elle a bien failli réussir. Elle a quatorze ans et la rage au ventre.
J'entends toquer à la porte. Une interne passe la tête dans l'entrebâillement : "Les parents de Zita sont là, ils veulent te voir". Retour forcé à une réalité dont je me serais bien passée.  Nous discutons encore un peu, Zita et moi, puis je lui demande si elle est prête à faire entrer ses parents. Elle acquiesce.
 
Nous sommes quatre dans le petit bureau, désormais. Les parents de Zita se sont installées sur deux chaises collées l'une à l'autre, aussi loin que possible de celle de leur fille. Depuis qu'ils sont entrés dans la pièce, une insupportable odeur d'alcool et un silence glacial nous enveloppent. J'essaie de faire bonne figure, regard compatissant et sourire doux bien accrochés au visage. A l'intérieur, je bouillonne de rage et de trouille. Le père de Zita, lui, ne me semble pas avoir changé : il me donne toujours des sueurs froides. C'est lui qui lance la discussion, d'un ton qui trahit sa colère, reprenant instantanément sa très mauvaise habitude de m'appeler par mon prénom. Il ouvre la bouche, et je maudis déjà mon chef de ne pas être présent.
"Vous savez Lilpap', je tiens d'abord à vous dire que nous ne vous en voulons pas". Ce sont ses premiers mots, et m'est avis que ça n'annonce rien de bon. La suite est surprenante : "Je sais que notre décision de mettre fin à l'hospitalisation de Zita a pu vous paraître soudaine, mais ce n'était absolument pas contre vous. Nous n'avons rien contre vous, nous vous apprécions beaucoup et Zita aussi. Mais l'attitude de certains des infirmiers et du Dr X (le chef, donc) était insupportable. Nous vous avons confié Zita pour qu'elle puisse se soigner, et c'est nous qui sommes soupçonnés de lui faire du mal !". Il contient à peine sa rage. Il me faut deux bonnes secondes pour assimiler ce qu'il vient de dire. Dans le creux de mon ventre, l'alarme a recommencé à hurler. Il est en train de jouer le clivage entre mon équipe et moi, me plaçant du côté "des innocents" alors qu'il sait pertinemment, pour avoir eu mon RIP entre les mains, que c'est moi qui ai averti les services sociaux.
C'est un entretien difficile, dans une atmosphère pour le moins électrique. Je sens qu'un rien pourrait provoquer une explosion dévastatrice. Le père de Zita me répète trois fois qu'il ne souhaite pas que sa fille réintègre le service de pédopsychiatrie, et je m'entends lui répondre qu'elle restera en pédiatrie alors même que je n'en ai pas encore discuté avec les pédiatres. Il me demande combien de temps cela prendra, pour que sa fille soit en état de rentrer à la maison, tout en affirmant qu'il ne souhaite pas précipiter les choses. Je sors tout ce que j'ai de rames en stock pour expliquer que je viendrai voir Zita tous les jours et que je réévaluerai le risque suicidaire au jour le jour, que je ne peux rien prédire, que le chef de service passera également demain matin, que nous avons l'habitude de travailler avec l'équipe de pédiatrie, que je ne veux pas me précipiter sur un traitement médicamenteux et qu'il faut se laisser le temps de l'évaluation. Je suis là, dans ce petit bureau, sans y être tout à fait. A l'évidence, je supporte très mal la violence que cet homme contient difficilement et ma tête fait tout pour fuir cette pièce. La mère de Zita, elle, ne dit pas un mot. Avec beaucoup de difficultés, je parviens à mettre fin à l'entretien, non sans avoir précisé qu'ils peuvent venir voir Zita quand ils le souhaitent et appeler le secrétariat de pédosy pour prendre rendez-vous avec le chef de service.
Ils ont a peine passé la porte, accompagnés de leur fille, que Clémence, l'une des internes de pédiatrie, entre à son tour. "C'est moi ou ça sent l'alcool ?". Non, ce n'est pas elle... J'ouvre la fenêtre, et j'entreprends de lui raconter l'histoire de Zita. Elle est visiblement décontenancée et me demande : "Mais tu vas venir tous les jours, hein ? Parce que ce genre de situation, moi, je n'y connais rien". Oui, je vais venir tous les jours...
 
Le chef du service de pédiatrie est d'accord pour garder Zita le temps que les services sociaux fassent leur travail. Je passe la porte de mon service lorsque je reçois un appel de Claude, la secrétaire : "Viens, j'ai un message important pour toi". Le message important, c'est celui des services sociaux qui me demandent de les rappeler dès que possible concernant Zita. Claude me tend le numéro et un téléphone, puis réalise soudainement : "Mais attend, il est quinze heures là. Tu as mangé ? Et ton cours ?". Non, je n'ai pas déjeuné et mon cours a déjà commencé à quarante-cinq minutes de route de là. Tant pis.
 
Je rappelle les services sociaux, on me passe une chef de service. Je pense "Wow, ça ne rigole plus" et non, vraiment, personne ne rigole. Mon interlocutrice me précise qu'elle enclenche le haut-parleur et m'indique le nom et la fonction des quatre autres personnes qui sont dans la pièce. J'apprends que les parents de Zita étaient convoqués aujourd'hui, et non demain. Ils sont allées au rendez-vous ce matin, et ont indiqué qu'ils ne pouvaient emmener Zita car elle était à nouveau hospitalisée. Je commence à mieux comprendre ce qui a pu les pousser à accepter cette hospitalisation...
On m'explique que tout le monde est très inquiet pour Zita, on me demande de compléter oralement les éléments que j'ai donnés dans le RIP, on me questionne sur l'état actuel de Zita et sa capacité à supporter un entretien avec les services sociaux dans le service de pédiatrie. On m'explique qu'ils viendront demain en fin de matinée, je réponds que je préviendrai Zita et me rendrai disponible si nécessaire. On me saoule d'informations, mais une question qui me semble primordiale ne trouve pas de réponse. Je finis par demander : "C'est bien gentil, tout ça, mais Zita est dans le service de pédiatrie, qui contrairement au nôtre est un service ouvert. Je suis censée faire quoi, si ses parents viennent la chercher pour l'emmener de force ?". Il y a un long silence de l'autre côté du téléphone, puis des murmures. Au bout d'une trentaine de secondes, on me répond de "préparer un écrit pour pouvoir faire une demande d'Ordonnance de Placement Provisoire si nécessaire". Aucun doute, on me prend pour une nouille. "Non mais attendez, ce n'est pas ma question. Qu'est-ce qu'on fait s'ils veulent repartir avec Zita ? Vous me parlez de grand danger. On appelle la police ? On les laisse faire ? Personne en pédiatrie ne pourra s'opposer physiquement à eux, enfin !".
Alors voilà, toi qui me lit, ouvre grand tes yeux : au vu des éléments que je leur ai transmis et suite à l'entretien avec ses parents, les grands responsables des services sociaux estiment que Zita court un grave danger si elle rentre chez elle. Ils vont faire un signalement au Procureur en urgence, signalement qui "sera envoyé au plus tard après-demain" (non, on n'a pas la même notion de l'urgence). Si toutefois les parents de Zita se présentent en pédiatrie pour faire sortir leur fille, on les laisse faire et on envoie la demande d'OPP au Procureur qui mobilisera, si nécessaire, les forces de l'ordre pour aller la récupérer. Son père aurait mille fois le temps de laisser exploser sa violence, Zita aurait mille fois le temps de se faire du mal, mais "c'est la procédure".
Il est 15h50. Je n'ai pas déjeuné, j'ai raté mon cours et je raccroche le téléphone en lâchant : "Procédure, mon cul !".
 
 
Le lendemain matin, je commence ma journée en passant voir Zita. Elle est fermement décidée à demander son placement lorsqu'elle rencontrera les responsables des services sociaux, tout à l'heure. Au moment où je quitte le service de pédiatrie, mauvaise surprise, je tombe nez à nez avec ses parents. Son père se lance dans une longue tirade dont je ne saisis pas de suite l'objectif. Il me demande, en substance, si sa fille n'est pas simplement délirante. Je réplique sèchement que non. Il insiste : "Oui enfin bon, elle parle d'un viol, et elle n'est pas fichue d'en dire quoi que ce soit à la police : ni où exactement, ni qui, ni comment. Un coup c'est un inconnu, après on trouve des écrits où elle parle d'un cousin... Bientôt elle va finir par dire que c'est moi, tant qu'on y est !". Je suis à deux doigts de vomir tant cette discussion prend une tournure insupportable. Le boulet de mémoire traumatique que je traîne pèse soudainement de tout son poids sur mon estomac. Je conteste à nouveau, j'explique que Zita a besoin de temps, et je m'éclipse en courant après avoir annoncé que j'étais attendue pour une consultation.
Deux heures plus tard, je reçois un mail de mon collègue de pédopsychiatrie de liaison, celui-là même qui avait reçu Zita aux urgences il y a plusieurs mois. Il me demande de le rappeler au plus vite, ce que je fais. Il m'explique qu'à son grand étonnement, il a reçu tôt ce matin un appel du père de Zita qui souhaitait savoir s'il ne l'avait pas trouvée délirante lors de leur unique rencontre. Il me dit avoir contester, mais ne pas comprendre où cet homme veut en venir. Je lui expose la situation actuelle. Vraisemblablement, le père de Zita s'est mis en tête d'utiliser le corps médical pour discréditer sa fille "psychiquement instable"... Là encore, je ne peux m'empêcher de me dire "heureusement". Heureusement, mon collègue et moi avons échangé à plusieurs reprises à propos de Zita. Heureusement, il a eu le bon réflexe et m'a appelée. Heureusement, je ne suis pas toute seule.
 
Nous sommes "après-demain", et aucun signalement à l'horizon. Zita commence à désespérer de trouver de l'aide, mon chef de service a estimé que c'était aux services sociaux d'agir et a donc refusé que je rédige la demande d'OPP au cas où, les pédiatres s'impatientent et me prennent à partie pour hurler contre la stupidité de la "procédure". J'ai rappelé les services sociaux quatre fois, l'assistante sociale six, et nous n'avons aucune nouvelle.
 
Zita est hospitalisée depuis déjà quatre jours lorsque notre assistante sociale adorée et son accent chantant décident que trop c'est trop, et qu'elle va harceler le Centre Départemental d'Action Social temps qu'elle n'aura pas de réponse. Elle leur téléphone donc à 14h, à 14h10, à 14h20, à 14h30, à 14h40, à 14h50, à 15h, à 15h10.
A 15h20, la secrétaire finit par lui passer une responsable. Le signalement n'a pas été fait. Finalement, il a été décidé de négocier avec les parents de Zita. Ils seront reçus demain et se verront proposer une mesure de placement pour 6 mois minimum. S'ils acceptent, tout se règlera à l'amiable. S'ils refusent, le signalement sera envoyé au Procureur. J'ai envie de hurler, Zita aussi. Je sens venir les problèmes.
 
 
Les problèmes arrivent, mais pas comme je les attendais. Je suppose que c'est le propre de la perversion, de toujours te cueillir par surprise...
Le lendemain, les parents de Zita acceptent la mesure de placement. Ils doivent revenir le jour suivant pour signer les papiers. Je suis très étonnée, notre assistante sociale aussi. En pédiatrie, un long week-end se prépare pour cause de jour férié, et l'une des pédiatres est très remontée. Le matin, aux transmissions, elle me prend à partie devant tout le monde, hurlant que tout ça n'a aucun sens et que si les parents paniquent et tentent de sortir leur fille du service, personne n'a préparé quoi que ce soit pour une demande d'OPP. Je lui explique le positionnement de mon chef de service, celui des services sociaux. Elle hurle de plus belle devant l'équipe au grand complet, si bien que je finis par crier moi aussi pour dire que je suis bien d'accord avec elle mais que je suis déjà passée outre les consignes de mon chef de service pour rédiger un RIP, prévenir la psychologue et garder contact avec elle, faire ré-hospitaliser Zita et que je ne suis qu'une petite interne qui risque son poste, à force de batailler seule contre des moulins à vent. J'ai les larmes aux yeux, mais elle se calme et finit par me dire doucement : "Je sais bien que c'est difficile, et ce n'est pas contre toi que je crie. Tu as fait ce qu'il fallait, même si peu d'internes auraient eu ce courage-là. Je vais appeler ton chef moi-même, et s'il refuse de le faire je la rédigerai moi, la demande d'OPP". Je suis un peu rassurée.
 
Le jour suivant, lorsqu'ils se présentent au CDAS, les parents de Zita refusent de signer la mesure de placement. Ils ne sont pas venus voir Zita depuis des jours. Son père ne lui adresse plus la parole, sa mère fait tout ce qu'elle peut pour la faire culpabiliser. Ils refusent de signer, et le signalement au Procureur ne se fait pas. Les services sociaux me répondent "On va essayer de négocier encore". Là, je décide à mon tour que trop c'est trop.
Je me retrouve donc à hurler dans mon téléphone, plantée au beau milieu du secrétariat sous le regard horrifié de Claude et de l'assistante sociale, qu'ils ont "intérêt à se bouger les fesses", que j'ai sur les bras "une gamine de quatorze ans, bordel, quatorze ans", dont ils disent "qu'elle est en grave danger" et qu'il est "plus que temps de vous sortir les doigts du cul" avant que Zita "décide de se jeter sous les roues d'un bus pour palier à votre putain d'incompétence". J'ajoute qu'ils "feraient mieux de m'avoir rappelée dans l'heure", et je raccroche. Je raccroche et, les yeux plein de larmes, j'explose dans un long fou-rire partagé par la secrétaire et l'assistante sociale. Claude me glisse : "La vache ! Toi alors, il faut te chercher longtemps mais à l'arrivée on n'est pas déçu du voyage !". Je n'ai même pas honte d'avoir craqué aussi violemment, "merde à la fin".
 
Très exactement 55 minutes plus tard, le CDAS me rappelle pour m'informer que la mesure de placement est effective dès maintenant. Commence une deuxième bataille, celle de la recherche d'une famille d'accueil ou d'un foyer...
Lorsque j'explique à Zita qu'elle est désormais confiée à la garde des services sociaux, son soulagement est palpable. Je lui expose les conditions de ce placement : la recherche de famille d'accueil qui débute, une visite de ses parents tous les quinze jours, le suivi de Zita par un éducateur spécialisé et de ses parents par le CDAS, la poursuite du suivi par sa psychologue et la mise en place d'un suivi pédopsychiatrique par nos services, un placement pour six mois minimum qui pourra être poursuivi après réévaluation. Elle crie presque : "Six mois ?". J'ai peur qu'elle fasse marche arrière, mais je m'entends demander :
"- C'est trop ou c'est trop peu ?
- C'est pas assez ! Même avec une thérapie, ils ne vont régler en six mois !".
 
 
Je revois Zita en consultation de suivi, à plusieurs reprises. Il aura fallu quasiment trois semaines pour lui trouver une famille d'accueil. Les débuts ont été difficiles, puisqu'elle a été accueillie dans une famille où elle a pris ses marques, mais qui ne devait assurer qu'un accueil temporaire. L'assistante familiale  avait spécifiquement demandé à ne pas se voir confier des adolescents, mais elle a tout de suite noué une relation forte avec Zita et a changé d'avis. Zita espère très fort qu'elle pourra rester dans cette famille, et son assistante familiale aussi.
Les parents de Zita, eux, font tout pour lui compliquer la vie. Ils ne lui ont fait parvenir aucune des affaires qu'elle avait demandé à récupérer. Ils ont refusé les contacts téléphoniques que les services sociaux leur ont proposé, et Zita se sent abandonnée. Pour l'une de leur rencontre, Zita a demandé à sa mère de lui couper les cheveux. Elle a refusé. Elle essaie de faire bonne figure, en entretien, mais finit par me confier qu'elle ne comprend pas leur réaction : "Ils n'ont pas arrêté de dire qu'ils voulaient me garder avec eux, et maintenant ils ne veulent même plus me parler !". Elle a trouvé un logiciel mouchard dans son téléphoné, paramétré sur l'adresse email de son père. Elle en a parlé à son éducatrice référente, ce sera discuté avec ses parents.
 
Zita va mieux, même si elle traînera sans doute encore longtemps ses souliers en thérapie pour se défaire des chaînes qui l'entravent. Elle est plus posée, plus sereine. Plus vivante, aussi.
C'est notre dernier rendez-vous, aujourd'hui, après quoi je quitterai le service.  Zita a eu un peu de mal à encaisser l'annonce de cette séparation imminente, et elle ne s'en est pas cachée. J'ai eu peur qu'elle ne vienne pas, pour ne pas avoir à gérer des au-revoir. Mais elle est là.
 
Elle est venue, et il est l'heure de repartir. Sur le pas de la porte, dans un dernier regard un peu plein d'eau, elle attrape ma main : "Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Ca va aller, maintenant."
 
J'y crois très fort. "Ca va aller, maintenant".
 
 
 

jeudi 25 août 2016

Zita (2)

Mercredi, 20h. J'ai terminé mes consultations tard, aujourd'hui. Je suis repassée par mon bureau, et me suis finalement installée dans le poste de soins pour gérer les affaires liées au service d'hospitalisation. Le téléphone sonne, je laisse une infirmière décrocher en me disant "C'est sûrement un parent qui appelle pour avoir des nouvelles". Bénédicte décroche, se présente, et suit un long silence qui me tire de l'observation que je suis en train de rédiger. Quelque chose ne va pas, l'alarme logée au creux de mon ventre en est certaine.
Combien de temps dure-t-il, ce silence qui fait pâlir Bénédicte à vue d'œil et m'écrase la poitrine ? J'entends finalement un "Ne quittez pas, je vous la passe". Elle couvre le combiné de sa main, s'approche de moi et les mots qu'elle prononce me confirment que quelque chose va effectivement mal : "C'est Julie, la psychologue de Zita. Elle est avec elle, elle a essayé de te joindre sur ton portable. Zita va très mal. (Tu lui as donné ton numéro de portable ???)".
 
La première pensée qui me vient ressemble à quelque chose comme "Triple buse, tu as laissé ton portable dans ton bureau !". La deuxième chose qui me traverse la tête, dans la fraction de seconde suivante, c'est une petite voix qui murmure "Heureusement que tu as laissé ton numéro de portable personnel à cette psychologue, heureusement que tu lui as dit la vérité concernant la sortie de Zita, heureusement que tu l'as rappelée trois fois depuis pour avoir des nouvelles". "Heureusement", même si je n'étais censée faire aucune de ces trois choses.
Je prends le combiné, et peine à reconnaître la voix de Julie tant elle semble paniquée. Elle m'explique rapidement que Zita est devant elle, à son cabinet, et qu'elle va très mal. "Elle dit qu'elle veut se faire du mal et qu'elle se sent capable de se jeter sous une voiture pour ne plus avoir à rentrer chez elle". Zita a quitté le service il y a un peu plus d'un mois. Depuis, les nouvelles que j'ai obtenues par sa psychologue n'étaient pas très bonnes. Nous avons beaucoup échangé et finalement conclu qu'au moins, Zita pouvait compter sur un appui extérieur qui en masquait un second : moi.
Je demande à parler à Zita, qui répond d'une toute petite voix. Comme elle ne dit rien, je me raccroche à ce que j'ai de plus tangible sous le coude à la minute et lui pose les questions qui me permettront, en théorie, d'évaluer le risque suicidaire immédiat. Alors que chacune de ses réponses me tord un peu plus l'estomac, je commence à comprendre l'état de panique de sa psychologue. Il faut que je réfléchisse, et vite. Je demande à Zita de me laisser une minute.
 
Je pose le téléphone et me tourne vers Bénédicte. Elle me demande : "Qu'est-ce que tu veux faire ?", et je commence à réfléchir à voix haute. Mon chef de service est rentré chez lui, il n'y a plus aucun médecin sénior sur place. Je suis toute seule. Je n'ai pas de lit disponible dans le service. De toute façon, les parents de Zita ont refusé que leur fille soit suivie ici après sa sortie d'hospitalisation, et vues les conditions dans lesquelles nous nous sommes quittés, je doute fort qu'ils acceptent une nouvelle hospitalisation dans mon service. D'ailleurs, accepteront-ils même de l'emmener aux urgences ou dans un autre hôpital ? Je pourrais les orienter vers le service de pédopsy du CHU, mais j'ai eu de mauvaises expériences avec eux sur les prises en charge d'autres enfants. Cela dit, elle serait au moins à l'abri d'elle-même. Et si les parents refusent de consulter, qu'est-ce que je peux y faire ? Etant donné le conflit que cette situation a déjà fait éclater entre mon chef et moi, il me paraît totalement inenvisageable de l'appeler maintenant. Ca tourne à toute vitesse dans ma tête et dans ma bouche, sous le regard bienveillant de Bénédicte qui voit bien que j'essaie de faire au mieux.
Je reprends le téléphone, et explique la situation à Julie : "Il faut que vous disiez à ses parents de l'emmener aux urgences d'ici. S'ils refusent une hospitalisation, il sera toujours temps de demander une Ordonnance de Placement Provisoire, mais je ne peux rien faire s'ils ne l'emmènent pas. Dites leur de venir, les services sociaux sont déjà impliqués suite à mon RIP, j'espère que les parents s'en souviendront. Je vais essayer de trouver une solution, et je vous rappelle d'ici 30 minutes maximum. Dites leur de venir aux urgences".
 
20h25. J'ai une idée en tête, mais aucune garantie de trouver un médecin qui accepte ma demande. Je compose le numéro du service de pédiatrie et demande à parler à un médecin. Alléluia ! Quasiment 20h30 un mercredi soir, et c'est le chef de service qui me répond. Ce pédiatre est formidable, et nous avons déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises.
Je lui explique aussi clairement que possible pourquoi Zita était hospitalisée chez nous et comment elle a quitté le service, j'évoque le RIP que j'ai rédigé, j'expose le risque suicidaire très important et l'absence de place dans mon service, je précise qu'il est fort probable que les parents refusent une hospitalisation en pédopsy et que la pédiatrie constituerait un entre-deux. "C'est bon Lilpap', je vais te la prendre ta choupette. Préviens les urgences, quand elle arrive ils peuvent la faire monter de suite. Et puis rentre chez toi, tu viendras la voir demain matin, ok ?". Je raccroche et un long soupir de soulagement m'échappe, brusquement interrompu par une pensée que je ne parviens pas à retenir : et si les parents de Zita refusaient de l'emmener aux urgences ?
 
Je préviens les urgences, j'explique la marche à suivre, je précise que j'ai l'accord du chef de service de pédiatrie, j'égrène les nom-prénom-date-de-naissance de Zita. Il faut encore que je rappelle sa psychologue... Elle décroche immédiatement et lance sans respirer : "ils-viennent-de-quitter-mon-bureau-ils-ont-dit-qu'ils-l'emmènent-aux-urgences-j'espère-qu'ils-vont-le-faire". A nouveau, je détaille la solution proposée. On se promet de se tenir au courant, et je raccroche.
"Heureusement", voilà ce qui clignote en grandes lettres lumineuses au milieu de ma boîte crânienne. Heureusement que je n'ai pas menti à Julie et que je suis restée en contact avec elle. Heureusement qu'elle a pensé à m'appeler. Heureusement, ayant fini mes consultations tard, j'étais encore dans le service au moment de son appel. Heureusement, ne parvenant pas à me joindre sur mon portable, elle a téléphoné dans le service. Heureusement, je suis tombée sur LE pédiatre qu'il nous fallait.
 
Heureusement.
 
Heureusement, c'est aussi sans doute ce que se dit Julie à cet instant précis.
 
"Heureusement". Pourtant rien ne garantit que cela suffira.
 
Nous serons au moins deux à ne pas très bien dormir, cette nuit.

mercredi 24 août 2016

Mathis

Il s'appelle Mathis. Il a quinze ans, et il souffre d'un schizophrénie bien cognée, une schizophrénie comme celles que l'on trouve dans nos vieux bouquins poussiéreux. Il est fou. D'ailleurs il le dit, parfois, en souriant : "Je suis fou, hein, complètement fou ?". Moi, dans ces moments-là, je me dis qu'il ne l'est peut-être pas tant que ça...
 
Les parents de Mathis sont séparés et très remontés l'un contre l'autre. Il y a un an, Mathis vivait avec sa mère, et le jugement de divorce n'avait pas encore été rendu. Les choses se sont compliquées, il ne voulait plus aller à l'école et sa mère craignait qu'il ne se montre violent. L'ambiance à la maison se détériorait de jour en jour, alors Mathis est parti vivre chez son père, à 800km, et le jugement de divorce n'avait pas encore été rendu.
Chez son père, Mathis est devenu réellement violent. Le collège dans lequel il était inscrit n'a pas tardé à faire savoir que cela devenait compliqué, de l'accueillir. Mathis se renfermait, tenait des propos étranges et incohérents, pouvait passer des heures entières à marcher en rond ou à dessiner d'immenses labyrinthes monochromes très étroits. Pour des choses sans importance, Mathis s'est mis à entrer dans des états de rage difficilement contrôlables. De plus en plus souvent, il disait que telle ou telle personne était "méchante" et lui voulait du mal. Un soir, alors qu'il était très en colère, il a attrapé un grand couteau de cuisine et a menacé de le planter dans le ventre de sa grand-mère. Son père a paniqué, et Mathis a été hospitalisé. Le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Cela fait environ sept mois, que Mathis est hospitalisé à temps complet. A son arrivée dans le service, l'équipe découvre un grand gaillard très mince et désespérément angoissé. Il en est certain, son père lui veut du mal. D'ailleurs, c'est bien pour ça qu'il l'a emmené à l'hôpital, il veut le faire enfermer et faire croire qu'il est fou, et tous les soignants sont complices de cela. Mathis a peur des infirmiers comme des médecins, alors il se mure dans le silence entre deux grandes tirades délirantes et, pendant plusieurs semaines, accumule en cachette des objets susceptibles de lui servir d'armes. Un soir, à nouveau pour une chose qui paraît sans importance, il se met très en colère. Ne parvenant pas à le calmer, les infirmiers envisagent un isolement thérapeutique. Mathis panique d'autant plus et, pour se défendre, sort un bâton taillé en pointe de sous son matelas.
D'un point de vue clinique, son état a eu l'air de s'améliorer après l'introduction d'un traitement anti-psychotique. Initialement, il est apparu moins délirant, plus gai et plus ouvert à l'échange avec l'autre. Et puis au bout de quelques semaines, les choses se sont à nouveau peu à peu dégradées.
 
Le jour où je rencontre Mathis, je suis terrorisée. Il est très grand, et je pense instantanément aux difficultés que nous aurions à le maîtriser physiquement si cela s'avérait nécessaire. Son regard est vide et froid, et il affiche en permanence un petit rictus qui me tord le ventre. Sa voix grave est parfaitement monocorde, et il paraît totalement insensible au monde qui l'entoure. Je cherche un tout petit rien auquel me raccrocher, mais je n'y parviens pas. Mathis me semble totalement lisse, impénétrable.
Je m'aperçois rapidement que le chef de service est son principal interlocuteur. Lorsqu'il a envie de parler, c'est lui que Mathis réclame. Dès les premiers jours, l'équipe infirmière m'explique que Mathis entretient des relations très complexes avec les femmes présentes dans le service. Il se sent persécuté par certaines, se montre beaucoup trop entreprenant avec d'autres, ne manifeste qu'une profonde indifférence à l'égard d'autres encore. Je suis de celles auxquelles il n'adresse pas même un regard.
Depuis la nouvelle dégradation de son état, Mathis est très délirant. Il est à nouveau persuadé que son père "est méchant" et qu'il lui veut du mal, tout comme sa grand-mère. Il ne dessine plus que de grands labyrinthes, noirs ou gris, qui s'étalent en grandes lignes torturées séparant des espaces blancs de plus en plus petits. Alors qu'il avait pu reprendre le collège quelques heures par semaine, accompagné par un auxiliaire de vie scolaire, il ne parvient plus à se concentrer en classe et a de plus en plus d'accès de colère. Plusieurs fois, nous recevons un appel du CPE nous demandant d'aller le récupérer.
Les semaines passant, Mathis accepte parfois de me parler. Nos conversations tournent en rond, comme celles qu'il partage avec tous les soignants. Il a besoin, éperdument besoin, que ceux qui l'entourent lui donnent raison et reconnaissent que oui, son père est méchant et lui veut du mal. Au lieu de ça, les uns après les autres, nous nous perdons dans des "ce n'est pas si simple" et autres "tu es ici pour te soigner". Evidemment, Mathis supporte très mal d'entendre que son rapport à la réalité est faussé. Son état se dégrade lentement mais sûrement, et le jugement de divorce n'est pas encore rendu.
 
Cela fait plusieurs mois que Mathis n'a pas vu sa mère. Il ne le sait pas, ne le comprend pas, mais il est devenu l'enjeu principal dans la guerre qui oppose ses deux parents. Son père et sa mère réclament chacun sa garde exclusive, se battent par avocats interposés ou de manière plus directe, demandent des certificats médicaux allant dans leur sens et font tout leur possible pour compliquer les démarches de l'autre. Le Juge, lui, tergiverse depuis des mois, de report d'audience en report d'audience, de demandes de nouveaux éléments en tentatives de conciliation. La mère de Mathis devait venir le voir à Noël mais, devant le refus du père de financer ses billets d'avion, elle a finalement reporté sa visite à une date non définie. Mathis n'a pas posé de questions. Il a raccroché sans que la moindre émotion ait traversé son visage, s'est enfermé dans sa chambre et a repris son dessin sans fin. Il ne va pas bien, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
A plusieurs reprises, l'équipe infirmière me demande de voir Mathis pour "le reprendre" sur telle ou telle attitude jugée inadaptée. Depuis quelques semaines, il s'enferme dans une sorte de rituel de masturbation compulsive. Il a également tenté d'embrasser une infirmière qui l'aidait à faire ses devoirs, et se montre beaucoup trop tactile avec d'autres enfants plus jeunes que lui. Il sort parfois nu de sa chambre, entreprend de montrer le contenu de son caleçon à Larry, tape sur les fesses de Gabriel ou se place derrière lui pour mimer un acte sexuel. Lorsque les infirmiers essaient d'en discuter avec lui, les réponses qu'ils obtiennent sont pour le moins déconcertantes : "il avait les fesses bien rondes, ça m'a excité". Le rapport de Mathis a la sexualité est compliqué : s'il identifie bien ce qui l'excite, il ne parvient néanmoins pas à contrôler ses pulsions et ne saisit pas la notion de consentement. Plus que compliqué, son rapport à la sexualité est délirant. Mathis peut ainsi se trouver excité par les fesses d'un petit garçon comme par un couteau ou une plante. Ses passages à l'acte répétés compliquent nettement la vie dans le service et lors des transmissions, les infirmiers ne cessent de répéter que Mathis va finir par faire quelque chose de grave. Je suis persuadée qu'ils ont raison, mais je n'ai rien de mieux à proposer qu'une surveillance soignante constante. Mathis va de plus en plus mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Le chef de service a craqué, et a fini par appeler lui-même le Juge pour lui hurler qu'il était plus que temps qu'il prenne une décision et que Mathis ne pouvait pas aller mieux temps que son environnement ne serait pas plus stable. Le Juge, un peu secoué, a finalement demander aux parents de Mathis de lui fournir chacun un projet de soins pour leur fils, et a fixé une date pour le rendu de son jugement. Il devrait donc décider de confier la garde de Mathis à son père ou à sa mère, selon lequel des deux pourra proposer le projet de soins le plus cohérent. Nous recevons le père de Mathis pour discuter de ce que nous avons à offrir, pendant qu'à 800km de là sa mère fait de même avec d'autres médecins. Nous en avons discuté en équipe, et il nous semble que Mathis serait mieux pris en charge chez sa mère. Ce n'est pas que nous n'avons rien à proposer, simplement il aura seize ans dans quelques mois et devra alors être accueilli en psychiatrie adulte. S'il retourne chez sa mère, en revanche, il pourra intégrer un service d'hospitalisation capable de l'accueillir jusqu'à sa majorité.
Mathis ne participe à ces discussions que pour rappeler que son père est "méchant". A vrai dire, il en est de plus en plus persuadé. Il y a quelques semaines, il pouvait encore passer plusieurs jours d'affilée en permission chez son père. Ce n'est plus possible. Systématiquement, Mathis revient dans le service après quelques heures seulement, raccompagné par un père qui fond en larmes dès que son fils a refermé la porte du service. Mathis va très mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Mathis ne veut plus aller en permission chez son père. Il ne veut plus non plus lui parler au téléphone. Ce père désespéré continue pourtant à appeler, plusieurs fois par jour, pour que les soignants lui donnent des nouvelles de son fils. Mathis a quasiment arrêté de se rendre au collège, ses professeurs ne parviennent plus à le contenir. Dans le service, il alterne entre des moments très sombres et des moments d'euphorie totale au cours desquels il partage avec Larry des fous-rires parfaitement délirants. Son discours, lui aussi, est de plus en plus délirant. Dans son esprit, le monde est binaire : les gentils/les méchants, les blancs/les noirs, les femmes/les hommes. Il demande souvent s'il est raciste, et finit par expliquer que c'est à cause de son père qu'il l'est devenu. Il pose beaucoup de questions dont on ne comprend pas toujours le sens, et s'énerve facilement quand il n'obtient pas les réponses qu'il veut. Hier, il a demandé à un infirmier : "Tu vois la voiture, là ? Elle est bleue, hein ? Tu la préfèrerais en rouge ? Et si elle est bleue et que tu te dis qu'elle est rouge, ça te fait du bien ?". Il est de plus en plus tendu, de plus en plus scotché à son lit, de plus en plus menaçant.
Un soir, le téléphone sonne alors que je termine une consultation. Une infirmière me demande de venir en urgence dans le service. Au ton de sa voix, j'entends que je ferais bien de courir. J'arrive, essoufflée, une minute plus tard. Mathis a dérobé un couteau lors de l'atelier cuisine, il y a déjà plusieurs semaines. Personne ne s'en est aperçu. Aujourd'hui, très en colère, il a sorti ce couteau de sa cachette et l'a plaqué contre la gorge de Joshua, six ans. Mathis a fait quelque chose de grave, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
J'ai géré l'agression au couteau dans l'urgence, puis j'ai quitté le service en courant toujours pour filer à mon rendez-vous chez la psychologue. Je l'avertie que je n'ai pas réussi à joindre mon chef de service, et que je devrai décrocher si mon téléphone sonne. Quelques minutes plus tard, le chef me rappelle, et je lui explique la situation rapidement sous le regard stupéfait de ma psychologue. Je raccroche, et elle demande doucement : "ça va aller ?". Je fonds en larmes.
Je viens de rentrer chez moi, et je suis encore sacrément secouée. Je me repasse en boucle le film de ces derniers mois, la dégradation de l'état de Mathis et les refus répétés de mon chef de modifier son traitement. "On ne va pas changer de molécule maintenant alors qu'il sera probablement transféré bientôt, dès que le jugement de divorce sera rendu. Et puis de toute façon, on n'a pas vraiment d'alternative". Soit. Je vais trouver une alternative. Il est 22h, et tant pis si je dois y passer la nuit. Mathis a fait quelque chose de grave, mais le jugement de divorce n'a pas été rendu.
 
Le lendemain matin, je dépose sur le bureau de mon chef le résultat de mes recherches bibliographiques de la nuit, bien décidée à tenter un changement d'anti-psychotique. J'ai imprimé des dizaines de pages et passé les informations utiles au surligneur rose. C'est clair, c'est net, c'est précis. Suffisamment pour que le chef me laisse essayer.
Mathis va mieux, tout le monde s'accorde à le dire. Il est nettement plus ouvert et participe activement aux échanges dans le service, sort de lui-même de son lit, accepte volontiers de se joindre aux autres enfants pour les activités. Il est d'accord pour voir son père, et après une visite dans le service, il accepte même de rentrer chez lui pour le week-end. Lorsqu'il revient le dimanche soir, Mathis est souriant. Il dit avoir passé un bon moment et si son père pleure, cette fois, c'est de soulagement.
Deux semaines de plus se sont écoulées. Mathis va trop bien, et glisse vers ce qui ressemble de manière inquiétante à un état maniaque. Il est complètement euphorique, et son délire a changé. Ses dessins aussi, sont différents : des textes et des personnages détaillés, de grands monuments, le tout baigné de dizaines de couleurs éclatantes. Désormais, Mathis est convaincu d'être immortel. Il est si certain de ce qu'il avance que les infirmiers s'inquiètent à l'idée qu'il se mette en danger pour nous le prouver. Je demande un peu plus de temps, pour que l'on puisse ajuster le traitement. Le chef de service grogne que Mathis allait mieux avec le traitement précédent, l'équipe réplique que non, sa psychologue nous dit "il vaut mieux qu'il soit convaincu d'être la Terre en personne que de n'être rien", le père crie qu'il veut que Mathis continue avec ce nouveau médicament. Je prépare le schéma d'ajustement de la posologie, et je m'absente une semaine pour boucler mon mémoire.
A mon retour, je constate que Mathis prend à nouveau son ancien traitement. L'équipe infirmière est atterrée, et m'indique que son état se dégrade encore. Mathis est plus persécuté que jamais, passe ses journées enfermé dans sa chambre, ne discute plus, délire à tout va sur la méchanceté de son père. Il va très mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Les semaines passent, et plus personne ne touche au traitement de Mathis. "On attend", voilà les consignes du chef de service. On attend, et on organise son transfert. Mathis va retourner vivre près de chez sa mère, dans le service qui peut le prendre en charge jusqu'à sa majorité. Deux infirmiers du service l'accompagneront pour un long trajet de 800km en ambulance. J'ai rédigé les prescriptions habituelles et celles à utiliser en cas de problème pendant le transport. Mathis refuse de dire au revoir à son père, des jours durant. Finalement, alors qu'il part demain, c'est son père qui vient sonner à la porte du service et nous explique, en pleurant, qu'il ne veut pas le forcer. Il a apporté les affaires que Mathis a réclamées, il nous remercie. Le lendemain matin, Mathis nous quitte sans avoir revu son père.
 
Les deux infirmiers qui ont accompagné Mathis me racontent le voyage. Tout s'est bien passé, si ce n'est que Mathis a déliré pendant des heures, cherchant à les convaincre que sa mère "est méchante". Oui, depuis qu'il sait qu'il retourne vivre près d'elle, sa mère est devenue méchante, elle aussi. Un des infirmiers me dit : "Tu sais, le plus dur pour nous, ça a été à l'arrivée", et l'eau envahit ses yeux. Il m'explique que, c'est la procédure du service concerné, Mathis a été mis en isolement thérapeutique immédiatement. Personne ne lui a rien dit, personne ne lui a rien expliqué. Un infirmier a dit "je t'accompagne dans ta chambre", l'a fait entré dans la pièce et a aussitôt refermé la porte à clé derrière lui. Mathis est enfermé pour de bon, sans la moindre information, mais le jugement de divorce a été rendu.
 

mardi 23 août 2016

Quand le silence d'une victime la rend coupable...

Ce matin, sur Twitter, une femme raconte comment elle s'est retrouvée assise à côté d'un type qui se masturbait dans une rame de métro. Elle explique comment elle a réagi, ce qu'elle a fait, puis écrit ceci : "Je ne dis pas que ce que j'ai fait, il faut le faire. Au contraire, ça m'a coûté. Ce n'est pas à la portée de tout le monde. La suite, en revanche, il faut que TOUT LE MONDE fasse de même. Allez déposer plainte. La ligne de métro, la station, le descriptif physique, une photo si vous réussissez à en chopper une. Pas une main courante. Une plainte. Dans ces cas-là, on pourra le retrouver un jour ou l'autre et le punir. Parce qu'il recommencera forcément. Ce n'est qu'à condition d'ouvrir sa gueule que les flics pourront faire le lien entre plusieurs agressions. Si vous vous taisez, vous mettrez en danger les vingt autres nanas qui plus tard auront affaire à lui. Songez à ça. Je vous demande pas de jouer les héros. Juste de signaler, décrire. Marquez le point de départ d'une enquête. Aidez-nous bordel".
 
Je lis ça, et je manque de m'étouffer. Culpabilisation des victimes, bonjouuuur.
 
Dans les propos que tient cette femme, il n'y a qu'une phrase avec laquelle je sois d'accord : "Ce n'est pas à la portée de tout le monde". A ceci près que ce qu'elle estime que tout le monde ne peut pas faire, c'est de confronter l'agresseur. Ce que j'estime, moi, que tout le monde ne peut pas faire, c'est de déposer plainte.
 
Ceux d'entre vous qui se sont déjà promenés par ici l'ont constaté : je rencontre souvent des victimes de violences, qu'il s'agisse d'abus sexuels, de maltraitance, de négligence, de violences physiques ou psychologiques. Aujourd'hui, je vais écrire concernant les violences sexuelles, mais cela n'empêche pas de se poser le même genre de questions pour d'autres types de violences.
 
Les propos que tient cette femme, je les trouve dangereux. Dangereux, et blessants, tout en ayant conscience que s'ils me font du mal c'est parce que je traîne mes propres boulets.  Je n'ai jamais déposé plainte. A titre purement personnel, je n'ai besoin de personne pour me torturer les neurones à l'idée que mes agresseurs ont fait d'autres victimes après moi, je le fais très bien toute seule. Ce dont je suis quasiment certaine, c'est qu'ils ont aussi fait d'autres victimes avant moi.
Est-ce que je leur en veux, à toutes celles et tous ceux qui n'ont rien dit et auraient pu, en extrapolant beaucoup, m'épargner ce calvaire ? Ce n'est pas une question facile, à laquelle on répond du tac au tac.
Ma réponse, qui n'est que la mienne, est "non". Non, parce que je comprends très bien, pour l'avoir vécu ensuite, qu'on ne peut pas toujours parler. Non, parce que je sais maintenant que quand bien même on parle, quand bien même on porte plainte, rien ne garantit que les agresseurs seront mis hors d'état de nuire.
 
A titre professionnel, je suis souvent face à des victimes d'abus sexuels. Chacune de ces victimes a son histoire. J'écoute, j'accompagne, je fais de mon mieux tout en ayant conscience que c'est sans doute très insuffisant. Avec elles, je m'efforce de décrypter leur histoire, de mettre du sens là où il n'y en a pas. Ce travail de décryptage, il est difficile. Pour les aider à comprendre ce qu'elles ont vécu, il faut entre autres se pencher sur le discours des agresseurs. L'un des mécanismes que lesdits agresseurs utilisent beaucoup, c'est la culpabilisation. Et quand je lis des propos comme ceux que j'ai lus ce matin, c'est le discours des agresseurs que j'entends : "si vraiment tu n'aimais pas ça, tu aurais parlé". Voilà. Si VRAIMENT vous n'êtes pas d'accord avec ce que vous subissez, vous ne pouvez pas vous taire, sans quoi vous ne seriez plus tout à fait victime. "Qui ne dit mot consent", non ? Non.
 
Les choses sont bien plus compliquées que cela. Parmi les victimes, il y a celles qui oublient, dans un déni traumatique qui les poursuit parfois jusqu'à plusieurs dizaines d'années. Parmi les victimes, il y a celles qui sont si dissociées et si sidérées qu'elles ne peuvent pas parler. Parmi les victimes, il y a celles qui culpabilisent parce que c'est ce que la société leur a appris à faire. Parmi les victimes, il y a celles à qui on a promis la mort, si elles parlaient. Parmi les victimes, il y a celles qui vivent encore tout près de leur agresseur et ne sont pas en sécurité. Parmi les victimes, il y a toutes celles qui sont un peu tout ça à la fois. Il doit y avoir encore bien des raisons pour expliquer le silence d'une victime, et je ne peux pas les recenser toutes. Ce qu'il faut retenir, c'est que chacune a ses raisons, chacune a son histoire.
 
Ce qu'il faut retenir, aussi, c'est la réalité des chiffres. Je ne vous en livre que quelques uns, le but n'est pas de vous noyer sous des statistiques. Ces chiffres sont tirés de l'excellent Livre Noir des Violences Sexuelles, écrit par le Dr Muriel Salmona (psychiatre et psychotraumatologue) :
- suivant les études et les pays, les violences sexuelles toucheraient 20 à 30% des personnes au cours de leur vie
- seuls 8% des viols font l'objet de plaintes
- seuls 2% des violences sexuelles intra-familiales sont suivies d'une plainte
- seulement 1,5 à 2% des auteurs de viols sont condamnés
Devant ces chiffres, pas besoin d'être un génie des maths pour comprendre que tout n'est peut-être pas aussi simple qu'on voudrait le croire. Pour les viols uniquement, 8% de plaintes mais maximum 2% de condamnations. Parmi les victimes de viol qui portent plainte, donc, seule une sur quatre verra son ou ses agresseur(s) condamné(s). Ca fait mal, hein ? La réalité est pourtant là : trois plaintes pour viol sur quatre n'aboutissent à aucune condamnation. Alors finalement, revenons-en à nos victimes qui ne portent pas plainte : si elles l'avaient fait, cela aurait-il vraiment empêché qu'il y ait d'autres victimes ensuite ? Le coupable aurait-il vraiment été condamné ? Je ne le sais pas, personne ne le sait. Pourtant voilà, certaines personnes continuent à dire aux victimes que si elle ne déposent pas plainte, elles mettent en danger d'autres personnes. Les victimes silencieuses deviennent complices, coupables, et finalement ne sont plus vraiment victimes.
Non. Ce genre de discours est intolérable. Les victimes ne sont PAS coupables de ce qu'elles ont subi, pas même quand elles gardent le silence, pas même quand elles se baladaient seules en pleine nuit, pas même quand elles étaient court-vêtues, pas même quand elles ont eu une vie sexuelle débridée avant d'être agressées. Jamais. Quand une agression sexuelle ou un viol surviennent, la culpabilité est du côté de l'agresseur. Toujours.
 
La personne dont les propos m'ont tant énervée ce matin écrit "Je vous demande pas de jouer les héros". J'ai envie de répondre : "Pas besoin de le demander". Ces gens tout cassés que je vois défiler dans mon bureau, enfants et adultes, hommes et femmes, je vous le dis : ce sont des putain de héros. Parce que pour survivre à ce qu'ils appellent pudiquement "ça", il faut un courage, une énergie et une force que beaucoup ne soupçonnent pas. Alors même quand leur courage, leur énergie et leur force ont été bien entamés et qu'ils n'ont plus les ressources pour affronter des démarches judiciaires violentes et difficiles, ils restent des putain de héros.
 
Une autre chose que je trouve dangereuse, c'est de vouloir faire des généralités à tout va sur "les victimes". Elles ont des points communs, et c'est très important de le savoir. Tâchons tout de même de ne pas oublier que chaque victime a son histoire et qu'il n'existe pas "une histoire" ou "un parcours" uniques. Vouloir rassembler tout le monde dans un grande case "les victimes", c'est aussi enlever un peu à chacune la légitimité de sa souffrance face à son histoire propre. Je le répète : oui, il y a des points communs, des réactions communes et des symptômes communs à bon nombre de victimes. Il faut les étudier, les connaître et savoir les repérer pour tenter d'aider au mieux les personnes concernées, mais cela ne me semble pas justifier de tout généraliser.
S'autoproclamer porte-parole des victimes et faire de son cas une généralité aussi, je trouve cela dangereux et malsain. Sinon, je peux aussi prendre mon cas pour la règle et vous dire, comme le Pr Rufo, que la majorité des enfants victimes d'inceste et de viols vont bien à l'âge adulte. Regardez, j'ai vécu des atrocités et je serai bientôt médecin, c'est pas une preuve, ça ? Voilà comment on finit par créer une case pour les "bonnes victimes" et une nettement plus grande pour les "mauvaises victimes", comme on le fait avec les "bons" et les "mauvais malades".
Ce que je vois dans mon quotidien personnel et professionnel, ce sont des personnes toutes cassées qui font ce qu'elles peuvent, avec ce qu'elles ont et sans tout ce qu'elles n'ont pas. Et bon sang c'est déjà énorme.
 
Comme il faut bien une conclusion, je rappelle que c'est en voulant généraliser au maximum que l'on a construit le mythe du violeur qui attaque la nuit dans une ruelle déserte. C'est pratique, les généralités, ça permet de fermer les yeux sur tout ce que l'on ne veut pas voir.
Ce mythe-là, il autorisait à laisser de côté les victimes de violences sexuelles intra-familiales, par exemple, alors qu'elles représentent presque la moitié des de l'ensemble des victimes de violences sexuelles. C'est pratique, les généralités, ça allège la conscience collective quand l'horreur est trop insupportable.
Ce mythe-là, il permettait aussi d'oublier les victimes de viol conjugal, et de les réduire au silence. C'est pratique les généralités, ça permet de distinguer les réalités que l'on accepte de celles que l'on préfère nier.
Ce mythe-là a beaucoup été dénoncé, depuis quelques années. Mais c'est un peu trop, toutes ces victimes dont il faudrait reconnaître l'existence. Alors bien sûr, on commence à faire des généralités dans l'autre sens, et on finira par oublier les victimes des violeurs inconnus qui sévissent la nuit dans des ruelles désertes. Alors qu'elles existent, elles-aussi.
 

lundi 22 août 2016

Gabriel

Il s'appelle Gabriel. Il a huit ans, et c'est mon chef de service qui me parle de lui lors de notre première rencontre, avant même que mon stage débute. Lorsqu'il a été hospitalisé pour la première fois dans le service, Gabriel n'avait pas encore tout à fait six ans. Quelqu'un avait fini par faire un signalement, enfin. Ce petit bonhomme de cinq ans et des cacahuètes vivait avec son père, qui l'enfermait dans sa "chambre" nuit et jour, au milieu de ses excréments. En fait de chambre, une pièce nue, un matelas jeté par terre, des volets toujours clos et une odeur pestilentielle. Gabriel ne parle pas, à peine quelques mots mal prononcés, et présente des crises d'angoisse massives au cours desquelles il se met à hurler, à se balancer, à se frapper et parfois à se taper la tête contre les murs. L'équipe infirmière vit mal son arrivée dans le service. Chaque toilette, chaque habillage, chaque soin met les cœurs à rude épreuve. A cause de la macération, la peau de Gabriel est si irritée par endroits que sa chair est presque à vif. Son petit corps de léopard, parsemé d'ecchymoses et de brûlures de cigarettes, porte les séquelles des abus sexuels qu'il a subis. La vision de ce corps est insupportable pour tous ceux qui prennent soin de lui, infirmiers et médecins.
Je rencontre mon chef de service pour la première fois, et alors qu'il me raconte l'histoire de Gabriel, je vois ses yeux s'embuer. C'est idiot, mais cela me rassure de voir que je vais travailler avec un médecin qui n'a pas étouffé toute humanité derrière une carapace protectrice. Et puis vient cette phrase : "Gabriel reproduit des positions de soumission dans le service, ça a mis l'équipe en grande difficulté. Chacun gère à sa façon. Personnellement, je tourne la tête et je vais voir ailleurs". A nouveau, ses mots me rassure : on peut avoir travaillé presque quarante ans en pédopsychiatrie et être encore, parfois, en difficulté face à certaines situations. Ces mots-là, j'y repenserai souvent, pendant mes six mois de stage, mais je ne le sais pas encore.
 
Ces "positions de soumission", je ne vais tarder à les découvrir. Plusieurs fois par jour, Gabriel se met à quatre pattes et tend ses fesses vers le soignant qui se tient devant lui. D'un point de vue clinique, le premier diagnostic posé a été celui d'autisme. Pourtant, sorti de son calvaire familial et entouré de soins bienveillants, il a progressivement acquis le langage et ses crises se sont calmées. Les médecins se sont ravisés, et Gabriel est devenu un "enfant carencé" parmi tant d'autres. Il ne comprend pas tout du monde qui l'entoure, il garde un léger retard mental et un défaut de prononciation marqué, mais il continue à progresser.
Les yeux de Marie, l'une des infirmières, s'embuent eux aussi lorsqu'elle me raconte les mois qui ont suivis l'arrivée de Gabriel dans le service. Elle m'explique que son père jouissait encore de ses droits parentaux, ce qui est d'ailleurs toujours le cas, et avait notamment obtenu un droit de visite et d'hébergement. Ce n'est pas que personne ne savait ce qu'il avait vécu, tout le monde le savait : les soignants, les services sociaux, le Juge. Seulement voilà, "c'est compliqué" et "la procédure prend du temps". Alors on a quand même envoyé Gabriel chez son père, et les infirmiers n'ont rien pu y faire. Ils ont partagé entre eux leur rage, leur impuissance et tout ce qu'ils avaient de larmes, et puis quand Gabriel est revenu de permission, ils ont fait constater les nouvelles lésions par le médecin et ont repris les soins.
 
La première fois que je le rencontre, Gabriel est en train de se fermer une porte sur le bras. Je m'approche pour l'en empêcher, mais il tire la porte de toutes ses forces. Je lui dis doucement qu'il risque de se faire mal, il lève la tête vers moi et me répond dans un grand sourire : "Moi je veux me faire mal". Ca hurle au fin fond de mon ventre, et cette fois ce sont mes yeux qui s'embuent.
 
Gabriel n'est plus hospitalisé en continu. Il est accueilli dans un foyer de l'Aide Sociale à l'Enfance mais vient passer deux fois une journée et une nuit par semaine dans le service, "pour soulager le foyer". Oui, il faut "soulager" les structures d'accueil qui prennent en charge "ces enfants-là". Si je comprends très bien l'idée et la nécessité de la chose, je trouve le terme bien mal choisi. Je préfèrerais entendre que l'on soulage les enfants...
Gabriel n'a jamais mis les pieds à l'école. A huit ans, il ne sait ni lire ni écrire et peine à tenir un crayon. Il relèverait d'une scolarité en milieu spécialisé, mais aucune place n'est disponible pour lui. A vrai dire, d'autres enfants ont été accueillis avant lui, alors même que les demandes les concernant ont été formulées après celle de Gabriel. Je suppose que pour ces structures-là aussi, Gabriel est un poids trop lourd à porter, un poids qu'il faut "soulager". Les mois puis les années ont passé, et on lui refuse toujours l'accès à l'instruction, ce truc obligatoire pour tous les autres enfants de son âge que compte le pays. Lui, il n'y a pas droit. C'est comme ça, parce que "c'est compliqué".
Du fait de son retard mental et probablement de ses troubles du langage, Gabriel ne bénéficie d'aucune psychothérapie. D'ailleurs, il n'est pas non plus vu en entretien de manière systématique par les médecins du service, comme le sont les autres enfants. "C'est compliqué" et puis "il n'a pas les mots", alors il n'y a rien à écouter et à accueillir. C'est comme ça, c'est officieux, c'est tellement incrusté que personne ne se pose plus de questions. Moi non plus, je ne me pose pas la question.
 
Et puis il y a ce mercredi. Le mercredi, c'est toujours une journée chargée. En début d'après-midi, après les transmissions, Gabriel vient se planter devant moi et me demande doucement : "Lilpap', on peut se voir ?". Je souris, à cause de la formulation, et lui répond "oui, on trouvera un moment mais pas tout de suite". "On peut se voir ?", c'est la question que me posent les ados du service, notamment Samuel, quand ils ont quelque chose sur le cœur. Je dois commencer mes consultations, mais je souris encore en pensant que Gabriel reproduit le comportement des ados qui l'entourent. Le mot qui me vient, c'est "mimétisme".
Il n'est pas loin de 19h, j'ai terminé mes consultations mais j'ai encore des choses à gérer dans le service. Alors que je suis dans le poste de soins, Gabriel entre, se plante à nouveau bien droit devant moi et demande encore : "Lilpap', on peut se voir ?". Je formule la même réponse que plus tôt dans la journée et, à nouveau, il retourne à ses activités en souriant.
La journée se termine et la fatigue aidant, l'ambiance est un peu électrique dans le service avant l'heure du dîner. J'entends soudain des hurlements. Ces cris, ce sont ceux de Gabriel. Je rejoins Bénédicte, l'infirmière visiblement dépassée qui est avec lui. Je m'accroupis devant mon petit patient et lui demande ce qu'il se passe. Bénédicte me souffle "Il est intenable ce soir", mais Gabriel ne me répond pas. Je suis mal à l'aise, et il me faut une bonne minute pour comprendre ce qui est en train de me retourner l'estomac. Je m'accroupis à nouveau, et je demande : "Gabriel, est-ce que tu veux qu'on aille discuter un peu tous les deux ?". Il retrouve son sourire, glisse sa petite main dans la mienne, jette un "j'aime pas ton bureau" et m'entraîne vers la petite salle de jeux.
Il me fait entrer, prend soin de refermer doucement la porte derrière nous, avance un premier fauteuil, en place un second juste en face et, tout sourire, m'invite à m'asseoir. Je me sens tellement coupable de n'avoir pas répondu plus tôt à sa demande d'entretien que j'en ai presque la nausée, pourtant au moment où je m'installe en face de lui, je suis toujours convaincue qu'il n'a rien à me dire. Gabriel, on ne le voit pas en entretien médical. "C'est compliqué" et puis "il n'a pas les mots", alors il n'y a rien à écouter et à accueillir. C'est comme ça, c'est officieux, c'est tellement incrusté que personne ne se pose plus de questions. Moi non plus, je ne me pose pas la question.
 
"Alors, de quoi voulais-tu parler ?". Six mots. Six tout petits mots de rien du tout. Et puis soudain, les vannes qui s'ouvrent et mon regard amusé qui chavire. Pendant presque trente minutes, Gabriel me parle. Il me parle d'un tas de choses. De l'orage de la nuit précédente qui l'a effrayé, d'ailleurs "cette nuit le vent va crier encore ?". De "papa a fait mal à mes fesses", de ce papa "qui était méchant alors le Juge il a dit que moi peut plus le voir, mais maintenant il est gentil peut-être ? et maman aussi, peut-être ?". De ce père, encore, qui "se met en colère et il tape fort fort fort, et il casse la fenêtre". De sa sœur qu'il ne voit que trois ou quatre fois par an. De cet ado hospitalisé qui lui fait peur. Des enfants qui partagent son quotidien au foyer, de sa tristesse face au départ de ses deux meilleurs copains. De sa famille, encore, parce que "moi j'aimerais bien parler à papa et maman, tu peux demander au Juge ?". Il parle, et je suis partagée entre le soulagement de le voir se libérer et la culpabilité de ne pas l'avoir entendu plus tôt.
 
Gabriel, on ne le voit pas en entretien médical. "C'est compliqué" et puis "il n'a pas les mots", alors il n'y a rien à écouter et à accueillir.