dimanche 1 juillet 2018

Bernard

Il s'appelle Bernard. Il approche de la cinquantaine, mais il ne fait pas vraiment son âge. Je le rencontre un dimanche, aux urgences, alors que je suis d'astreinte. En réalité, j'ai reçu au même moment deux demandes de deux internes différents, concernant deux patients différents. Étrangement, alors que je les ai vus l'un après l'autre, je ne me souviens que très vaguement de la seconde patiente.

Je rentre dans la chambre de Bernard en traînant un peu des pieds. On est dimanche, j'ai faim et l'interne m'a expliqué que Bernard est alcoolique et a déjà accumulé de multiples cures de sevrage, sans succès à long terme. L'addicto, c'est à peu près tout ce que je déteste. Je n'ai pas la patience, je crois. Ni la patience, ni la persévérance, ni d'ailleurs la capacité à encaisser les échecs répétés de sevrage des patients, que j'aurais assez facilement tendance à vivre comme des remises en question directes de mes aptitudes professionnelles. Ce n'est pas faute de me répéter régulièrement qu'il faut que je m'y mette, que c'est indispensable, que je dois d'autant plus m'y former que je ne me sens pas compétente ni légitime dans le domaine, mais rien à faire, je suis dans l'évitement.

Dans la chambre, je découvre un homme abîmé, bouffi, les yeux rouges, visiblement perdu. Il a le regard dans le vide, le manque le fait trembler assez violemment. L'odeur qu'il dégage me retourne l'estomac, je peine à contenir ma nausée. Son élocution est ralentie, empâtée par l'alcool qu'il n'a pas encore éliminé. J'entre, je le regarde, et un mot me vient spontanément : épave. La violence de cette pensée me sidère quelques secondes, je m'efforce de contenir ce mouvement de rejet brutal qui me dépasse. Qui nous dépasse tous les deux, sans doute. Je finis par attraper son regard, et je m'y ancre avec tout ce que je peux trouver de détermination. Commençons.

Bernard m'explique qu'il a pour ainsi dire toujours eu des consommations d'alcool problématiques, mais que sa dépendance est devenue évidente il y a quatre ans, lorsqu'il s'est séparé de son ex-compagne, dont il a élevé les deux enfants et avec laquelle il a été en couple pendant de très nombreuses années. Son métier est difficile, prenant. C'est un métier d'engagement, dans lequel il s'est lancé selon lui un peu par hasard, mais animé par de grands espoirs qui ont tous été déçus, moyennant quoi il ne trouve plus de sens à ce qu'il fait. Il a trois sœurs, toutes plus âgées que lui, dont il n'est pas vraiment proche. Il raconte que chacune est persuadée de savoir mieux que lui ce qui est bon pour lui, qu'elles sont très intrusives et qu'il ne le supporte plus. Son père est décédé il y a plusieurs années, sa mère est très malade. Son enfance a été marquée par des violences physiques et psychologiques importantes, infligées notamment par sa mère, "mais maintenant elle est vieille et malade alors...je ne peux pas lui en vouloir". Bernard est en difficulté au travail, où son alcoolo-dépendance n'est un secret pour personne. Il attend une décision du médecin du travail, il risque de perdre son poste. Lorsqu'il rentre chez lui le soir, il ne supporte plus d'être seul, alors il boit. Il se sent mal, alors il boit. Il boit, donc il se sent mal. Il se sent mal, alors il boit...

L'histoire n'a rien d'original, dans le fond, et je ne m'explique pas bien pourquoi je me sens embarquée par cet homme. Quelque chose chez lui me bouleverse, sans que je parvienne à mettre le doigt dessus. C'est peut-être la douceur de son regard, ou sa résignation. Pendant près d'une heure, il tente de me convaincre qu'il n'y a rien à faire pour lui. Il a déjà testé toutes les autres structures de soins alentour, rien n'y a fait. Il se présente comme une cause perdue. C'est peut-être aussi cela qui m'accroche, dans le fond, ce challenge qui réveille mon fond de mégalomanie. J'ai quand même aussi, au creux du ventre, un sentiment d'injustice qui ne me lâche pas, et que je n'explique pas bien non plus. 

Assez rapidement, je m'en veux de me laisser prendre par l'histoire de Bernard. Pour différentes raisons, nous avons dû fermer temporairement un certain nombre de lits dans mon service, et je sais que nous sommes déjà au maximum de l'effectif fixé avec l'administration. Nous avons aussi restreint les indications d'hospitalisation dans le service, et j'ai douloureusement conscience que Bernard ne remplit par les critères d'admission. Il faudrait que je le réoriente, qu'il accepte une hospitalisation ailleurs, et il refuse. D'ailleurs, il n'est pas bien sûr de vouloir rester chez nous non plus.

Pourtant, je ne peux pas le renvoyer chez lui. A cette seule idée, je sens la panique monter. Cela tient plus de l'instinct que d'une évaluation clinique rigoureuse, puisqu'après tout il ne décrit pas d'idées suicidaires, mais je suis absolument convaincue que Bernard est en danger. Je me repasse son histoire, et je me le figure très distinctement engagé dans un entonnoir dont il ne pourra pas sortir seul, et qui me semble le conduire à coup sûr vers un passage à l'acte suicidaire. Le fait qu'il n'en ait pas conscience m'alerte d'autant plus. Tout cela, je le lui expose clairement. Je lui explique également que je peux essayer, mais qu'il y a peu de chances que je parvienne à lui obtenir une place dans notre service. Il est d'accord pour que j'essaie malgré tout.

J'ai appelé mon chef de service, j'ai négocié comme j'ai pu, et obtenu sans trop de difficultés son accord pour hospitaliser Bernard. Nous avons organisé le transfert depuis les urgences, Bernard s'est posé progressivement. Dès le lendemain, je l'ai trouvé physiquement transformé : moins bouffi, plus présent au monde qui l'entoure, sans rien avoir perdu de la douceur de son regard. Quelques jours plus tard, Bernard s'est mis très en colère contre l'une des chefs, pour une chose dont j'étais au moins aussi responsable qu'elle. J'ai eu beau le lui expliquer, il se refusait obstinément à m'en vouloir, déversant toute sa rage sur la chef. J'y ai vu un réflexe de survie, le signe d'une alliance thérapeutique efficiente, d'un transfert en marche, appelons-le comme on voudra. Bernard ne pouvait pas se mettre en colère contre moi, parce que cela aurait impliqué de mettre en danger notre lien thérapeutique, donc de le mettre en danger. Cet épisode s'est révélé très productif, nous permettant de mettre en évidence des traits de personnalité paranoïaque et renforçant, en quelque sorte, la relation thérapeutique que nous avions construit tous les deux.

Il y a eu d'autres entretiens, des heures entières de face-à-face. Bernard s'est autorisé à se dévoiler, au moins en partie, laissant sa pudeur de côté. Il était en confiance, mais pas suffisamment pour supporter sereinement l'annonce de mes congés prochains. Bien sûr, la tentation du passage à l'acte était grande, et il a souhaité quitter le service en même temps que moi. Je me suis dit que j'avais bien fait d'aborder le sujet assez tôt, de manière à nous laisser le temps de travailler. J'ai eu toutes les peines du monde à le rassurer, à lui faire entendre que ce n'était pas un abandon, que je le laissais entre de bonnes mains et le retrouverai à mon retour. L'exercice m'était d'autant plus difficile que, recevant son angoisse d'abandon en pleine figure, je me revoyais très nettement, quelques années en arrière, paniquer à l'approche de chacune des périodes de congés de ma thérapeute. D'une certaine façon, je sentais à quel point cela le mettait en difficulté, je reconnaissais cette douleur et l'idée d'en être responsable m'était assez insupportable. J'ai lutté contre moi-même, pour parvenir à mettre en place des sécurités suffisantes pour Bernard sans céder à la tentation de renoncer à cette "séparation" temporaire. J'ai mis ma culpabilité de côté, je me suis accrochée au fait que la séparation, cela fait aussi partie du lien.

J'ai pensé à Bernard quelques fois, au cours de mes congés, me demandant s'il aura ou non quitté le service en mon absence. Sera-t-il là, demain, lorsque je retournerai à l'hôpital ? Ou s'il a décidé de partir, se présentera-t-il malgré tout pour le rendez-vous que nous avions fixé, par sécurité ? S'il est rentré chez lui, aura-t-il replongé ?

Bon sang, l'addicto, c'est à peu près tout ce que je déteste. 

mardi 13 septembre 2016

"Il faut tout un village pour élever un enfant"

Je crois à la psychothérapie, fort. Encore heureux, non, pour une future psychiatre ? Je crois au pouvoir de guérison des mots, pourtant j'ai souvent l'impression tenace qu'ils ne suffisent pas à faire bouger les choses.
 
On dit "attouchements sexuels", "viol", "abus sexuels sur mineur", "inceste" ou "viols en réunion". C'est net, c'est précis. Mais aussi net et précis que ce soit, ça ne dit rien du vécu qu'il y a derrière. Ca ne dit ni la peur, ni la honte, ni la douleur physique, ni l'humiliation, ni l'envie d'en finir, ni aucune sensation physique.
Dans la vraie vie de tous les jours, quand il est question de mon histoire, j'ai du mal à utiliser les mots nets et précis. J'édulcore, je tourne autour. A l'inverse, en psychothérapie, j'utilise un tas de mots pour raconter ce que j'ai vécu, avec toujours au creux de l'estomac la peur que ce soit trop violent pour celle qui m'écoute.
 
Tous ces mots nets et précis, ils me paraissent souvent vides et insuffisants, pourtant ils me font mal. Ils ont tendance à être banalisés, aussi, je crois. Les gens les utilisent en évitant soigneusement de penser ne serait-ce qu'une seconde à ce qu'il y a derrière. Un "viol d'enfant", ça reste quelques mots moches. L'enfant terrorisé, désespéré, qui hurle de douleur, craint de mourir et le souhaite en même temps, qui perd toute dignité dans l'humiliation imposée, on ne le voit pas. Je parle de l'enfant, mais c'est le cas pour toutes les victimes, femmes, hommes et enfants. Et plus ça va, plus je me dis qu'on ne veut surtout pas les "voir". Alors un mot net et précis, c'est bien. Ca reste juste un mot. Des chiffres ronds et bien alignés, c'est bien aussi. Ca reste juste des chiffres.
 
Celle dont je peux le mieux parler, c'est sans doute moi. J'ai reçu, après publication de l'article concernant mon histoire, beaucoup de jolis mots de soutien qui mettent du doux sur les cassures, notamment via Twitter. J'ai reçu, aussi, beaucoup de retours horrifiés. Horrifiés, vraiment. Et pourtant, j'ai dit si peu de choses. Je n'ai rien dit des images, des sons, des odeurs ou des douleurs stockés dans ma mémoire traumatique et qui peuvent resurgir à l'identique n'importe quand. Je n'ai pas dit l'étouffement qui me réveille au milieu de la nuit, ou mes propres hurlements qui me terrifient. Des gens prêts à entendre tout cela, il y en a peu. C'est trop lourd, c'est trop moche, ça fait trop mal à écouter.
 
Je ne peux pas m'empêcher de penser que si les gens acceptaient de "voir" au-delà des mots nets et précis, les choses seraient différentes. Si les parlementaires voyaient au-delà des mots "viol d'enfant", m'est avis qu'on aurait supprimé la prescription de ces crimes depuis belle lurette.
 
Si je vous dis, là, comme ça, que lorsque j'avais onze ans ils étaient autour de huit à chaque fois, à faire leurs trucs chacun leur tour ou à plusieurs, c'est déjà insoutenable pour vous qui lisez, n'est-ce pas ? Alors imaginer ce que c'est de le vivre, c'est inenvisageable. C'est vrai pour moi, c'est vrai pour toutes les victimes... Peut-être que ça participe au silence imposé autour des crimes sexuels. Je me répète, mais même si les mots ne suffisent pas, il faut pouvoir dire.
J'ai bien vu l'émotion qu'a suscité l'article dans lequel je vous parlais de moi. Mais c'était moi. Beaucoup parmi vous me suivent depuis un moment au quotidien sur Twitter, ça créé un lien. Et puis c'est une belle histoire, celle de la gamine toute cassée qui se destine à être auprès des gamins tout cassés. C'était moi, c'était juste moi.
 
Des "moi", il y en a des millions. Pourtant on patauge dans l'indifférence quasi-générale, la banalisation, l'ignorance et l'immobilisme. Pour quelques victimes que j'écoute moi, par exemple, pour quelques unes que j'essaie d'aider, combien d'autres qui sont seules ? Je me sens impuissante et dépassée par l'ampleur des dégâts à l'échelle nationale et mondiale. Entendez-moi bien, je ne me flagelle pas à l'idée de ne pas pouvoir sauver le monde. Au contraire, je pense que je fais de mon mieux avec ce que j'ai, et que si je peux changer au moins un monde, c'est déjà énorme. Je crois simplement que nous ne sommes pas assez nombreux pour venir en aide à toutes les victimes. Je crois, aussi, que ceux qui dirigent le monde ne font pas grand chose pour éviter que la liste des victimes ne s'allonge. D'ailleurs, les deux sont liés, puisque tous les agresseurs ont un jour été des victimes. On ne s'occupe pas, ou si peu, des victimes, créant ainsi de nouveaux bourreaux. On protège les agresseurs, aussi, à grands renforts de prescription et de condamnations ridicules. C'est désespérant.
 
Les victimes de crimes sexuels sont invisibles. Si je vous parle de la faim dans le monde, vous aurez probablement en tête l'image de ces petits Africains au ventre gonflé par la dénutrition et qui n'ont plus que la peau sur les os. Si je vous parle des réfugiés qui meurent noyés chaque jour, l'image du corps sans vie du petit Aylan vous reviendra sans doute. Si je vous parle des victimes du terrorisme, les images des attentats de Paris ou de Nice surgiront de votre mémoire. Si je vous parle d'abus sexuels sur mineur, que voyez-vous ? A moins d'avoir vous-mêmes été victimes, vous ne voyez probablement rien.
On ne diffuse jamais à grande échelle, comme on le fait pour la faim dans le monde, les réfugiés ou le terrorisme, les images des enfants victimes des crimes sexuels. Il y a une excellente raison officielle à cela : on basculerait immédiatement dans la pédopornographie. Mais dans le fond, je pourrais tout aussi bien vous décrire des images avec des mots, faire appel à votre imagination. Je pourrais par exemple vous demander de penser, juste quelques secondes, aux dégâts physiques que peuvent occasionnés un sexe d'adulte dans un corps d'enfant. C'est insoutenable, n'est-ce pas, cette image qui s'insinue dans votre esprit ? C'est d'une violence extrême, ça donne envie de vomir, ça oppresse. C'est le quotidien des victimes que l'on oublie, que l'on ignore, que l'on met de côté. Et quand je parle d'enfants et d'ados "tout cassés", il est humainement plus supportable de s'arrêter à l'image des cassures de l'âme.
 
Mon histoire vous a fait réagir, parce que vous me connaissez un peu, d'une certaine façon. L'émotion qui vous envahit quand vous lisez, ici, les histoires des enfants et des ados avec lesquels je fais un bout de chemin, elles vous touchent parce qu'en vous les racontant, je mets de l'humain dedans. Ce ne sont plus juste des "enfants violés" ou des statistiques. C'est Gabriel, c'est Zita, c'est Léna, c'est Katia. Je vous raconte qui ils sont, ce qu'ils ont vécu, et d'une certaine façon ils se mettent à exister pour vous. Ils perdent de leur invisibilité, et leurs souffrances vous révoltent.
 
Il n'y aura jamais assez de mots et de temps pour raconter l'histoire de chaque victime. On peut choisir de fermer les yeux, parce que c'est plus supportable. On peut aussi choisir de voir et d'agir, chacun à sa manière, chacun à son échelle.
 
Mon histoire vous a touchée, et vos mots m'ont fait beaucoup de bien. Mais dans le fond, si je n'étais pas en passe de devenir médecin, auriez-vous été émus de la même façon ? Si mon histoire c'était arrêtée au moment de la prostitution, par exemple, vos mots et votre émotion auraient-ils été les mêmes ?
Je ne me revendique pas porte-parole ou défenderesse de toutes les victimes, c'est beaucoup trop pour mes petites épaules. Je peux vous parler de moi, je peux vous parler de ceux qui arrivent tout cassés dans mon bureau.
 
Je n'ai pas non plus vraiment de net et de précis à vous  offrir : le message que je porte n'est ni tout noir, ni tout blanc, il se décline dans d'infinies nuances de gris. Si je donne l'impression de bien m'en sortir malgré mon vécu, ça ne veut pas dire que toutes les victimes "vont bien" avec le temps. A l'inverse, si d'autres sont totalement détruits, ça ne veut pas dire que toutes les victimes sont foutues d'avance. Chaque histoire est différente, chacun a ses ressources et ses failles.
 
Des ressources, il en faut pour réparer les victimes. En soi, bien sûr, mais aussi et peut-être surtout en dehors. Des magistrats et des policiers, des médecins, des psychologues, des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des profs, des avocats... Chacun a son rôle à jouer.
 
Il peut ne falloir qu'une personne pour détruire une victime, il en faut bien plus pour lui permettre de se reconstruire.
 
On peut tous faire quelque chose. Toi, le médecin, tu peux demander systématiquement "Avez-vous été victime de violence au cours de votre vie ? Violences psychologiques, physiques, économiques, sexuelles ?" et accueillir la souffrance. Toi, le militant, tu peux dénoncer la culture du viol et le silence qui entoure les victimes. Toi, le professeur, tu peux garder en tête que statistiquement, deux enfants par classe sont victimes de violences sexuelles, et écouter la petite voix qui te souffle qu'un enfant ne va pas bien. Toi, l'anonyme, tu peux ouvrir les yeux sur le désastre humain qui se joue sous tes yeux.
 
Toute réparation commence par une main tendue.
 
"Il faut tout un village pour élever un enfant".

lundi 12 septembre 2016

Léna

Elle s'appelle Léna. Elle a douze ans, dont beaucoup trop d'heures passées en psychiatrie. Elle a été hospitalisée plusieurs fois dans notre service, mais elle est essentiellement prise en charge à l'hôpital de jour ados, où elle passe quatre demi-journées par semaine.
 
Léna a été placée quand elle avait quatre ans, alors que sa petite sœur Emilie n'était encore que dans sa première année de vie. Depuis quelques temps déjà, des voisins avaient signalé que les choses ne tournaient pas très rond, dans cette famille. L'enquête sociale a révélé une maltraitance et des négligences graves, et mis au jour les abus sexuels répétés que Léna subissait de la part de son père.
 
Quand je lis le dossier de Léna, je me dis que parfois, la vie est vraiment une sacrée pute. Au début du placement, Léna voyait sa petite sœur lors des vacances scolaires, quatre à cinq fois par an. Le bébé qu'était Emilie a grandi au sein d'une famille d'accueil très présente, la même depuis le tout début. Influence de cet entourage ou non, Emilie refuse désormais de voir sa grande sœur. Lors de leur dernière rencontre, il y a quelques mois, Emilie a eu des mots très violents à l'égard de Léna : "Tu ne me parles pas, tu ne me regardes pas, tu ne me touches pas". Ce refus du moindre contact, c'est un drame extrêmement douloureux à vivre pour Léna. Souvent, elle pleure en expliquant que sa sœur est la seule famille qu'il lui reste. En pleurant toujours, elle ajoute : "Je lui ai sauvé la vie".
 
D'une certaine façon, je crois qu'on aimerait pouvoir minimiser et lui répondre que non, pas tout à fait quand même. Pourtant c'est un fait, Emilie doit la vie à la bienveillance et à l'intelligence de sa sœur. A plusieurs reprises, lorsqu'Emilie était bébé, leurs parents se sont absentés jusqu'à six jours d'affilée, pour sillonner le pays en tête-à-tête. Ils laissaient le bébé aux bons soins de Léna qui, du haut de ses trois ans, a toujours eu la présence d'esprit de lui donner des biberons d'eau. Cela fait partie de la longue liste de négligences, de maltraitances et d'abus que les services sociaux ont reprochés aux parents de Léna. Le Juge a décidé d'un placement. La veille de la mise en application de la mesure, le père de Léna est mort dans un accident de la route. Elle en est convaincue, en dépit des conclusions de l'enquête, son père n'a pas supporté l'idée de perdre la garde de ses enfants et s'est suicidé. Alors comme elle a parlé, elle, du haut de ses quatre ans, de tout ce qu'elle subissait à la maison, c'est forcément de sa faute s'il est mort.
 
La mère de Léna est d'une immaturité probante, incapable de s'occupe d'elle-même et encore moins de ses enfants. Léna la voit tous les deux mois environ, et c'est toujours une désillusion. Parfois, sa mère oublie de venir. D'autres fois, elle arrive très en retard ou si défoncée par la dernière substance ingurgitée qu'elle ne parvient pas à faire une phrase complète. Mais elle est en vie, et elle lui dit qu'elle l'aime, c'est bon à prendre quand on n'a plus personne à qui se raccrocher. Léna espère encore, de toutes ses forces, que sa mère finira par changer et qu'elles vivront à nouveau ensemble.
 
Toutes ces épreuves cumulées, ça laisse des plaies béantes et des tas de cicatrices. Léna ne connaît que deux modes de fonctionnement dans ses relations aux autres. Elle est constamment dans une opposition totale à ceux qui l'entourent, à l'exception d'une personne qu'elle estime digne de son amour. Cette personne en qui elle place tous ses espoirs, c'est toujours une femme. Au début, c'est un peu la lune de miel : Léna fait de son mieux pour répondre aux attentes de l'objet de son affection, elle la couvre d'attentions et de cadeaux symboliques. Ensuite, les choses se compliquent : Léna teste la relation, de plus en plus fort, de plus en plus souvent. Celle qu'elle a tant investie résiste, fait de son mieux pour répondre à ses demandes, jusqu'au jour où c'est trop, et qu'elle craque. Suit systématiquement une phase d'abandon, et Léna conclut toujours que personne ne l'aime, ou en tout cas pas assez, et qu'elle n'est pas digne de recevoir l'amour de qui que ce soit.
Ce mode de fonctionnement, Léna le reproduit constamment, si bien qu'aucune famille d'accueil ne tient plus de quelques mois et que l'accueil en hôpital de jour devient de plus en plus difficile à gérer. Son père, sa mère, sa sœur, ses soignants, ses familles d'accueil, tous l'abandonnent un jour ou l'autre. Elle occulte ce qu'elle a mis en œuvre pour provoquer ces abandons répétés, elle se persuade qu'elle ne vaut rien. Comme elle ne compte pour personne, elle se met en danger, aussi.
 
Léna a déjà été hospitalisée deux fois dans mon service depuis que je suis là. Elle m'apprécie, et nous avons noué une relation thérapeutique qui, si elle n'est pas parfaite, fonctionne plutôt bien. A plusieurs reprises, j'ai dû intervenir à l'hôpital de jour suite à une crise de Léna. Dans ces moments-là, elle dirige la violence qu'elle ne contient plus sur elle-même, mais aussi sur les autres. Il y a trois semaines, Léna a ainsi passé une heure et demi dans mon bureau, luttant pour mettre des mots sur un ressenti dont elle préfère ignorer l'existence. Dans les jours qui ont suivis, elle a  été reçue en entretien par le Dr C., son médecine référent. Le Dr C. ne l'a pas ménagée, mais depuis Léna se tient plus tranquille.
 
Aujourd'hui, ma co-interne est absente. C'est donc moi qui reçoit l'appel de l'une des infirmières de l'hôpital de jour. Elle m'explique que Léna est en pleine crise, qu'elle a dû être contenue physiquement par un infirmier, qu'elle est dans une ambulance avec deux hommes de la sécurité et qu'elle sera bientôt dans mon bureau avec son infirmier référent.
Etonnamment, lorsque Léa arrive, elle est très calme. Elle parle peu, mais d'un ton posé. Pas le moindre signe de violence ou d'agitation, pas un mot plus haut que l'autre, aucune provocation. A vrai dire, elle a plutôt l'air terrifiée, et je ne tarde pas à comprendre pourquoi. "Le Dr. C l'avait prévenue que si elle perturbait à nouveau le déroulement d'un atelier thérapeutique, elle serait hospitalisée en chambre d'isolement chez les adultes !". L'infirmier référent de Léna me jette cette information à la figure, et j'entends bien qu'il est excédé.
Il me faut quelques secondes pour comprendre que ce qu'on me demande, là tout de suite, c'est de prescrire un isolement purement punitif pour une jeune ado toute cassée. Mieux encore, pour que la punition soit plus efficace, on attend de moi que je l'expédie en psychiatrie adulte.
 
Je commence par répondre qu'il est sans doute temps d'appeler le Dr C., puisque Léna est sa patiente. Mauvaise nouvelle, le Dr C. est en congés. Le manque de moyens humains médicaux étant ce qu'il est, je suis souvent amenée à intervenir seule, mais aujourd'hui je m'y refuse. Mon chef de service est cloîtré dans son bureau, croulant sous la paperasse. Je l'appelle, lui explique la situation. Lorsqu'il me répond que je n'ai qu'à appliquer les consignes laissées par le Dr C., je vois rouge. Ma voix est bien plus sèche que je ne le voudrais, quand je lui explique qu'il est hors de question que j'assume des consignes de prescription qui ne sont pas les miennes et que je l'attends dans mon bureau avec Léna. Une fois seule avec lui, je lui explique qu'au-delà du cas de conscience que me pose cette situation, aucun médecin de psychiatrie adulte n'acceptera d'accueillir Léna, a fortiori en chambre d'isolement, sur la simple demande de la petite interne que je suis. Il paraît très secoué, le grand chef qui me répond : "Moi non plus, ça ne me plaît pas. Malheureusement, si on ne s'en tient pas à ce qu'a dit le Dr C., on perd toute crédibilité dans le soin". Il grogne qu'il aura une explication avec le médecin responsable à son retour de congés, et appelle ses confrères de psychiatrie adulte.
 
J'ai appelé ma collègue, interne dans le service vers lequel Léna est envoyée, pour lui expliquer la situation. J'ai rédigé une note et transmis son dossier médical, aussi. J'ai terminé ma journée, une grosse boule de larmes coincée dans la gorge. Je n'ai pas bien dormi.
 
Et puis le lendemain matin est arrivé. Mon chef de service m'a demandé d'aller voir Léna et de la faire sortir immédiatement si la nuit s'était bien passée. J'attends l'infirmier de l'hôpital de jour qui doit m'accompagner, lorsque la cadre du service vient vers moi. Sa voix tremble, pendant qu'elle revient sur la situation de la veille. Je suis ravie d'apprendre qu'elle a organisé une réunion avec les infirmiers de l'hôpital de jour, ce matin, pour que chacun puisque exprimer son ressenti face à cette décision inhabituelle et lourde de (mauvais) sens, réunion à laquelle je n'ai bien évidemment pas été conviée. Notre cadre de service, perchée sur ses talons hauts, est une femme élégante d'une cinquantaine d'années. Elle ne mâche pas ses mots et si elle fait preuve d'une autorité sans faille, qui impressionne enfants, ados et soignants, elle n'en reste pas moins très humaine. Ce matin, je lui découvre un nouveau visage, une fragilité qui m'était inconnue. Les yeux pleins de larmes, elle me dit doucement : "Vous savez, je n'en ai pas dormi de la nuit. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si cette petite avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille".
 
Non, si Léna avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille.
 
Mais il ne fallait pas "perdre la face".
 
Pour ne pas perdre la face, nous nous sommes tous rendus complices d'un médecin qui, excédé par les provocations répétées d'une enfant de douze ans, a cédé à la facilité de la menace.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons ajouté une maltraitance à la liste déjà désespérément longue de celle que Léna avait subies.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons mis de côté notre humanité.
 
Pour ne pas perdre la face, on l'a perdue beaucoup, quand même.

mercredi 7 septembre 2016

Léa

Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur. Elle a neuf ans, et elle a voulu mourir.
 
Elle vit avec sa mère et sa grande sœur, qui a cinq ans de plus qu'elle. Pour être tout à fait exacte, elle vit avec sa mère quand sa mère n'est pas hospitalisée en psychiatrie. Son père est décédé il y a quelques mois, "d'un arrêt cardiaque" me dit-on. Les parents de Léa étaient séparés depuis déjà plusieurs années, après avoir longtemps formé un couple hautement pathologique : schizophrénie d'un côté, d'après la mère, dépression de l'autre, chantage au suicide tantôt de l'un, tantôt de l'autre. Après la séparation, Léa voyait son père de temps en temps, environ deux fois par an, quand sa mère l'y autorisait. Aucun jugement, aucune procédure, rien d'établi, juste une maman qui choisit si et quand ses filles peuvent voir leur père.
 
Quand son père est décédé, Léa était chez ses grands-parents paternels depuis plus d'un mois, car sa mère était à nouveau hospitalisée suite à une tentative de suicide. Léa et sa sœur sont allées aux funérailles, et toute la famille s'est étonnée de constater que cette petite fille de neuf ans à peine ne pleurait pas. Elle n'a pas crié, elle n'a pas pleuré. Rien, sinon un grand silence dénué de toute émotion visible. Après l'enterrement, plus personne n'a parlé à Léa du décès de son père : ni sa mère, ni ses grands-parents, ni le reste de la famille. On oublie, on passe à autre chose. Et effectivement, Léa est passée à autre chose... Des mois durant, elle a répété à qui voulait l'entendre que son père n'était pas mort, que tout le monde mentait, qu'il y avait erreur sur la personne et qu'il était parti refaire sa vie au bout du monde comme il en avait toujours rêvé. Elle s'est enfermée dans un déni franc et massif, attendant un appel, une lettre, un signe de vie.
 
Le temps a suivi son cours. La mère de Léa s'est mise en couple avec un homme déjà papa d'un petit garçon, ils se sont rapidement installés tous ensemble. Léa et sa sœur ont mal vécu cette intrusion dans leur vie, et les choses se sont dégradées entre elles et leur mère. Léa reproche à sa mère de s'occuper plus du fils de son compagnon que d'elle, sa sœur refuse l'autorité de ce nouvel homme, et leur mère leur hurle régulièrement qu'elles finiront par la tuer. Et puis un soir, peut-être à force d'entendre parler de mort, Léa sort brutalement de son déni. Comme ça, d'un coup. Et ça fait vraiment trop mal, cette mère qui veut mourir tout le temps, ce père déjà mort, cette famille toute cassée, alors Léa enjambe la fenêtre de sa chambre, au cinquième étage.
 
Lorsqu'elle arrive dans mon service, Léa est transparente, à tous points de vue. Très pâle, très maigre, elle est murée dans le silence et affiche en toutes circonstances un petit sourire étrange et énigmatique. En entretien médical comme en entretien infirmier, elle parle très peu. Elle peut raconter son histoire familiale, parler un peu de l'école. Elle parvient aussi à dire qu'elle voulait vraiment mourir, et les mots qu'elle utilise font particulièrement mal, quand ils sortent de la bouche d'une enfant de neuf ans. Elle dit "Je voulais rejoindre mon père", "Ma mère a un nouvel amoureux et un nouveau fils, elle n'a plus besoin de moi" ou encore "Ma mère a le droit de vouloir mourir, moi aussi. Et puis si je meurs, au moins je ne la tuerai pas". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
La mère de Léa ne se présente en entretien médical que cinq jours après le début de l'hospitalisation de sa fille, expliquant qu'elle ne pouvait pas se libérer avant. En cinq jours, elle n'a pas appelé le service une seule fois, elle n'est pas venue voir sa fille non plus. Le chef de service étant aux prises avec un planning de consultations qui déborde de tous les côtés, nous ne sommes que trois dans mon bureau : la mère de Léa, une infirmière du service et moi.
Cette femme est surprenante. Physiquement, elle est aussi visible que sa fille est transparente : grande, mince, cheveux roux flamboyants, rouge à lèvres éclatant, drapée dans un grand manteau rouge. Rouge sang, le manteau. Elle parle peu, ne pose aucune question. Elle semble attendre que le temps s'écoule jusqu'à ce que nous mettions fin à la discussion. Pour répondre à nos interrogations, elle utilise des mots propres, des mots nets : son inquiétude de mère, la vie difficile qu'elle a eu, ses filles qui compliquent énormément les choses dans sa nouvelle relation amoureuse, leur père "absent et instable, ce n'est pas une grande perte". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
A la fin de l'entretien, je lui propose de passer un moment avec Léa. Elle accepte sans une once d'enthousiasme. Je demande à l'une des infirmières de rester à proximité, et je regagne mon bureau. Marie, l'infirmière qui a participé à l'entretien, est toujours là. Elle me demande : "Comment tu l'as trouvée ?". C'est une question que l'on se pose souvent les uns aux autres, après les entretiens parentaux, l'occasion d'échanger sur ce que nous avons reçu et perçu. Pourtant aujourd'hui, je n'ai rien à répondre. Je refais défiler le film de ce rendez-vous dans ma tête, je cherche. Rien. Marie non plus, n'a rien à dire. Il est étrange, ce silence qui nous enveloppe. C'est à peine si je m'entends dire : "Rien. Du blanc, du vide. Elle est lisse".
 
Quelques heures passent, et je dois intervenir dans le service suite à une crise de Samuel. Il s'est énervé, il hurle et frappe dans les murs pour décharger son trop plein d'émotions. Il me faut ce trop plein d'émotions là, pour reprendre pied. Ca vient d'un coup, comme un froid glacial qui se glisse jusque dans mes os. Je retrouve Marie dans le poste de soins, et ça sort en bloc : "Elle est froide et elle est lisse, beaucoup trop lisse. Rien ne dépasse, il n'y a rien à quoi se raccrocher. Pas une émotion, pas un sentiment, rien. Du blanc, du vide, du faux. Elle est comme ma mère". J'ai besoin de m'entendre dire "Elle est comme ma mère" pour prendre conscience de la dissociation dans laquelle cette mère-là m'a plongée. Je me repasse le film de l'entretien, et le discours de la mère de Léa devient beaucoup plus clair. Elle ne m'a pas parlé de la souffrance de sa fille, elle m'a parlé de la sienne. Elle ne m'a pas raconté les épreuves auxquelles Léa doit faire face, mais celles qu'on lui a imposées à elle. Elle ne m'a rien dit du père que son ex-mari a été, elle m'a dit quel compagnon il était. Son monde tourne autour de son nombril, et à ses yeux comme aux nôtres, Léa est transparente.
 
Léa semble reprendre vie peu à peu, dans le service. Elle discute avec les autres patients et les soignants, elle participe gaiement aux activités thérapeutiques proposées, elle reprend l'école avec enthousiasme. Elle dit ne plus avoir d'idées suicidaires. Pourtant chaque fois que sa mère vient la voir, c'est comme si la vie la quittait instantanément. Elle perd toute consistance, elle redevient transparente.
 
Léa est rentrée chez elle. J'ai rédigé un Recueil d'Information Préoccupante, conjointement avec un des médecins séniors qui reçoit régulièrement la sœur de Léa. Leur mère est au courant, elle dit qu'elle a besoin d'aide. Je revois Léa en consultation de suivi chaque semaine. Rendez-vous après rendez-vous, elle décline. Elle peine à manger, elle dort mal, elle est à nouveau en proie à des idées suicidaires presque constantes. Elle me confie qu'elle ne supporte plus de vivre avec sa mère, qu'elle voudrait habiter avec sa grand-mère maternelle, et ses mots sonnent comme un sursaut désespéré. Sa mère est un vampire qui lui vole tout ce qu'elle a de vie, et je crois qu'elle s'en rend compte. Elle m'explique que, bien sûr, sa mère ne veut pas la laisser partir, et je me demande comment elle pourrait exister, cette mère vide de vie si elle n'avait plus personne à qui en voler. Quand je l'interroge sur ses idées suicidaires, Léa répond calmement : "Je pourrais sauter par la fenêtre, ou sous une voiture ou un bus. Ou alors je pourrais prendre des médicaments, comme maman". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur.
 
Elle a neuf ans, et elle veut mourir.
 
Alors chaque semaine, je l'attends en espérant qu'on ne m'annonce pas qu'elle a atteint son but. J'imagine qu'on me déposerait ça sans une larme, d'une voix monocorde. Ce serait factuel, ce serait clair, ce serait précis. Ce serait blanc. Ce serait dépourvu d'émotion.
 
 

lundi 5 septembre 2016

Le temps qui court

"Je suis vraiment désolée". Combien de fois par jour est-ce que je prononce ces mots ? Je les ai usés jusqu'à la corde, pourtant ils n'ont rien perdu de leur sincérité. Je suis sincèrement désolée, et souvent cela suffit. Aujourd'hui, là, avec toi, ce n'est pas assez. Je le vois bien, que tu t'en fiches pas mal que je sois désolée. Plantée au milieu de la salle d'attente, avec tout ce que tu as de colère, tu cries.
 
Tu cries, tu pestes, tu tempêtes. Tu as tellement raison. Je le sais bien, que c'est scandaleux, que tu as autre chose à faire, que ta vie ne tourne pas autour de nos créneaux de rendez-vous, que pendant ce temps-là le petit rate deux heures de cours au lieu d'une, qu'on ne prend pas rendez-vous pour être reçu avec une heure de retard et que tu travailles, toi, quand même.
 
J'aimerais pouvoir t'expliquer, et je ne peux pas. Je place des mots vagues comme "urgence" et "imprévu", sans pouvoir t'en dire plus. Je ne peux pas te raconter tout ce qui justifie cette heure de retard sans compromettre le secret médical, et encore moins sans prendre encore un peu plus de ton temps. Au mieux, je peux te dire "Je ne pouvais pas prévoir".
 
Je ne pouvais pas prévoir que dès que j'ai franchi la porte de mon service, ce matin, j'allais devoir passer trente minutes avec Katia pour calmer sa crise et la convaincre d'aller en cours.
 
Je ne pouvais pas prévoir qu'en consultation, Elodie aurait besoin de plus que les quarante-cinq minutes qui lui étaient allouées, pour s'effondrer en sécurité.
 
Je ne pouvais pas prévoir que je retrouverais ma co-interne en larmes dans mon bureau.
 
Je ne pouvais pas prévoir que j'allais être appelée pour donner un avis aux urgences.
 
Je ne pouvais pas prévoir que la maman d'Aurélie demanderait à me voir seule à seule.
 
Je ne pouvais rien prévoir de tout cela, et j'en suis sincèrement désolée. "Je ne pouvais pas faire autrement". Non, vraiment, je ne pouvais pas.
Katia avait besoin de temps pour s'apaiser et accepter la discussion, pour dire ses angoisses et s'en libérer suffisamment pour pouvoir aller en cours normalement.
Elodie avait besoin de temps pour pleurer, beaucoup, pour dire son désespoir, ses désillusions, ses idées suicidaires et retrouver un semblant de sourire.
Ma co-interne avait besoin de temps pour évacuer la pression, se sentir entendue et parvenir à se remettre au travail. Ses patients, eux, avaient besoin d'elle.
La jeune fille que j'ai vue aux urgences avait besoin de temps pour dire ce qui l'a poussée à vouloir mettre fin à ses jours, sa solitude et les forces qu'elle n'a plus.
La maman d'Aurélie avait besoin de temps pour m'annoncer, seule à seule, qu'on vient de lui diagnostiquer un cancer du sein, pour m'expliquer tout ce que cela change dans sa vie et dans celle de sa fille.
 
Ils avaient tous besoin de temps, de mon temps. Et toi, tu cries parce que dans le fond, c'est un peu à toi que j'ai volé ce temps donné à d'autres. C'est injuste. Bien sûr, tu sais que je prendrai le temps qu'il faudra pour ton petit à toi, comme je le fais pour les autres, quitte à voler un peu de temps à ceux qui attendent derrière la porte. Mais à toi, la maman qui accompagne son fils, je t'ai pris un peu de temps. Oui, c'est injuste. Parce que toi, mère attentive et soucieuse du bien-être de ses enfants, tu prends déjà sur ton temps chaque semaine pour leur permettre d'accéder aux soins dont ils ont besoin. Parce que moi, je pousse l'injustice encore un peu plus loin en te refusant un bon de transport et en te demandant d'amener ton enfant toi-même. Pour d'autres, je signe sans hésitation, mais à toi je te dis non. Je te dis non parce que je sais que tu prendras sur ton temps, je sais que tu te débrouilleras pour venir en consultation. Double peine : je vois bien que tu donnes de ton temps à tes enfants, alors je te demande de leur en donner un peu plus, et finalement je t'en vole encore un peu avec tout mon retard accumulé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Ce soir, je terminerai mes consultations avec tout ce temps de retard. Je rentrerai chez moi, et je compterai tout le retard accumulé sur la semaine. Et comme il faut bien compenser un peu, je passerai une bonne partie de mon week-end à taper les courriers que je n'ai pas pu rédiger, parce que l'un ou l'autre avait besoin de temps.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Quand la journée ou la semaine se terminent, je suis beaucoup trop largement à crédit sur mon compte-temps. Le temps que je te prends pour le donner au patient précédent, je te le rends en le prenant à celui d'après. Puis arrive le dernier patient, et je prends sur mon-temps-juste-à-moi pour lui rendre celui que je lui ai volé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour compenser le temps qui court.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour offrir le temps qu'il faut.

Le temps qui court.

Le temps que j'ai.

Le temps qu'il faut.
 

samedi 3 septembre 2016

Katia (3)

Après plusieurs semaines d'hospitalisation, Katia est sur le point de commencer sa psychothérapie. Les psychologues manquent de créneaux disponibles, c'est un peu compliqué. Hier après-midi, mon chef de service est venu me chercher en disant : "Maintenant ça suffit, suivez-moi". Je l'ai suivi. Il m'a emmenée retrouver une des psychologues, Marlène, avec laquelle je n'ai pas encore eu l'occasion de travailler. Dans son bureau, nous nous sommes assis d'un côté, Marlène de l'autre. Il a imposé, avec sa grosse voix de chef, puis il m'a fait signe et nous sommes sortis. "Ca m'arrive rarement, mais là c'est impératif, il lui faut une psychothérapie. Croyez-moi, on en a pris pour dix ans au moins, avec Katia". Je vois bien qu'il est très inquiet pour elle, mais sa position reste floue. Il ne reçoit toujours pas Katia en entretien, élude lorsqu'il est question d'elle en réunion de synthèse. Il ne la voit que lors de la visite hebdomadaire et des entretiens parentaux, pourtant dès que quelqu'un prononce son nom il fronce les sourcils et l'inquiétude lui barre le front.
Ce matin, je reçois un appel de Marlène. C'est drôle, elle commence par me vouvoyer. Elle aimerait savoir si je peux trouver un moment dans la journée pour la recevoir et lui parler de Katia, car elle n'a pas accès à son dossier informatique. Je la recevrai dans l'après-midi. Je ne le sais pas encore, mais c'est le début d'une belle collaboration.
 
Katia parle, beaucoup. Etrangement, ce qu'elle amène lors de ses rendez-vous avec Marlène est très différent de ce qu'elle me livre en entretien médical. Avec moi, elle aborde souvent la question des abus qu'elle a subis, alors qu'elle n'a jamais abordé le sujet avec Marlène. Parfois, elle me perd un peu. Elle déballe tout en bloc, presque sans respirer : l'inceste, la violence de son père, le harcèlement dont elle dit avoir faire l'objet au collège, les sextos, les garçons qui lui imposent des attouchements. Cela dure parfois plus d'une heure, et j'en sors toujours un peu secouée. Cela fait presque "trop", tout ce déballage, et je ne sais plus quoi en penser. J'ai souvent l'impression qu'elle guette mes réactions. Si je la regarde, elle fixe le sol et tremble en parlant. Dès que je baisse la tête, elle ancre son regard sur moi et arrête de trembler. Hystérie ? Simulation ? Comme Marlène, j'ai décidé de me décaler de la question de la structure de personnalité. Katia nous donne trop d'éléments non discriminants, qui font pencher la balance tantôt du côté de la psychose, tantôt du côté de l'hystérie. Je ne cherche plus de réponse à cette questions, je recueille et je travaille avec ce que Katia me donne.
 
En réunion d'équipe, lorsque le chef est présent, il coupe court à la discussion dès que quelqu'un aborde la question du psycho-traumatisme. Circulez, il n'y a rien à voir. Il énumère les éléments qui plaident pour la psychose et met de côté tous les autres. Je rechigne, et je m'en veux de rechigner malgré ses trente ans d'expérience. Une fois, une seule, je lance les mots "dissociation traumatique". Le "Vous êtes moderne, vous !" moqueur que je reçois en réponse me réduit au silence. Je me tais, j'observe, je réfléchis.
 
Les semaines passent, et Katia reprend le collège depuis le service d'hospitalisation, dans un nouvel établissement. Après sa première journée de cours, chacun ou presque a droit à une version différente. A l'un, elle raconte qu'elle a une nouvelle amie qui lui ressemble en tout et que sa journée était formidable. A l'autre, elle explique que personne ne lui a adressé la parole et qu'elle ne veut plus jamais y retourner. Double face, toujours. Quand je l'écoute, j'ai souvent l'impression qu'elle-même ne sait plus vraiment où est la réalité. Elle se perd et dans ces moments-là, je vois la psychose. A d'autres moments, elle parle seule en faisant les cents pas dans le service, et dit qu'elle parle avec ses différentes personnalités. Cela n'arrive que sous le regard de l'Autre, de préférence le soignant. Dès que l'on tourne les talons, elle arrête instantanément de soliloquer. Dans ces moments-là, je me dis qu'on est loin de la psychose.
 
Nous sommes en réunion de synthèse. Plusieurs portes fermées nous séparent du service, pourtant des cris parviennent jusqu'à nous. Je me lève, accompagnée d'un infirmier. C'est Katia qui est en crise. Elle hurle en pleurant qu'elle veut mourir, qu'elle n'en peut plus d'être ici, que personne ne la comprend. Elle se déchaîne au milieu du grand couloir, puis se jette de toutes ses forces contre un mur. Deux infirmiers essaient, sans succès, de la calmer. Elle refuse de prendre le traitement que je lui ai prescrit en cas d'agitation massive. Elle se laisse finalement tomber contre un radiateur et pleure en silence. Le calme semble revenir, je retourne en réunion de synthèse.
Quelques minutes plus tard, nouveaux cris. Le chef me fait un petit signe de tête, je regagne le service. Katia ne se contient plus du tout. Toujours assise par terre, elle se frappe violemment la tête dans le radiateur fixé au mur en hurlant. Sa voix est terrifiante, totalement différente de celle qu'elle a en temps normal. Après coup, une étudiante infirmière dira : "On se serait cru dans l'exorciste". Oui, c'est à peu près ça. Avec deux infirmiers, je m'approche pour contenir Katia physiquement et là, dans la rage qu'elle ne maîtrise pas, dans cette voix qui n'est pas la sienne, dans l'incohérence des propos qu'elle tient, dans sa panique insupportable, je vois la psychose. Nous parvenons à lui faire regagner sa chambre au moment où le chef arrive. Katia dit qu'elle veut être seule, il insiste et voit une table de chevet exploser contre le mur à seulement quelques centimètres de son visage. "Pas de permission pour le week-end, on augmente le traitement". Je prescris.
 
Les choses se dégradent considérablement. Katia a de plus en plus de mal à aller au collège, alors même qu'elle est brillante, et cela provoque des tensions considérables. Plusieurs fois par semaine, elle explose dans de grandes crises de rage. L'équipe infirmière peine de plus en plus à travailler avec Katia, d'autant qu'elle joue le clivage. Cliver, partout, tout le temps. Entre les infirmiers, entre la cadre et les infirmiers, entre les infirmiers et les médecins, entre le chef et moi. Je suis devenue celle que l'on appelle, dès le début de la journée, pour essayer de la convaincre d'aller en cours. Parfois, cela fonctionne. Parfois, non. Katia me dit qu'elle n'en peut plus d'être enfermée et que son nouveau collège ne lui plaît pas. Dans sa scolarité aussi, elle se sent enfermée : le nouvel établissement ne lui convient pas, mais elle ne supporterait pas non plus de retourner dans le précédent.
Entre sa mère et les soignants aussi, Katia essaie de cliver. Pourtant souriante et participant de bon cœur à une activité de groupe, elle devient instantanément larmoyante et suppliante lorsque sa mère téléphone. Elle lui raconte qu'aucun des soignants ne la comprend, que cette hospitalisation ne l'aide pas, qu'elle finira par en mourir d'être ici et l'implore en boucle de signer une sortie contre avis médical. Sa mère a de plus en plus a gérer la situation, et nous explique qu'elle voit bien que sa fille a besoin d'aide, mais qu'elle ne supporte pas de la voir souffrir ainsi. A chaque entretien avec elle, le chef insiste sur la "pathologie lourde", "la nécessité de soins continus", "la majoration du traitement". Moi, je me dis que nous sommes dans une impasse. Katia est-elle malade ? Oui. Est-ce que l'hospitalisation l'aide à aller mieux ? Je n'en suis pas sûre. Elle a investi la psychothérapie, et ses permissions se passent très bien. Je peux entendre qu'elle n'en puisse plus, après des mois d'hospitalisation. Depuis des mois, aussi, elle avale des antipsychotiques qui semblent n'avoir eu aucun effet en dehors d'une prise de poids et d'une sédation considérables. Là aussi, j'ai essayé d'ouvrir la discussion. "Vous croyez que le traitement est inefficace, mais vous ne savez pas dans quel état elle serait s'il n'était pas là". Je trouve cela un peu facile, mais je n'ai pas trente ans d'expérience, n'est-ce pas ?
Une nouvelle personnalité a fait son apparition, encore plus violente et imprévisible que La Méchante. C'est elle qui, selon Katia, a frappé l'un des infirmiers il y a quelques jours. Fait nouveau, cette personnalité-là est de genre masculin. La sexualité et le genre semblent être au cœur des questions que Katia nous amène. Elle est tantôt fille, dans un look sexy voire vulgaire, tantôt garçon, cachée dans de grands sweats beaucoup trop larges à l'effigie de jeux vidéos violents. Elle est tantôt attirée par les garçons, tantôt par les filles. Double face, toujours. Katia met tout le monde en difficulté, si bien que je finis par présenter son cas en réunion de supervision, et que Marlène fait de même de son côté. Beaucoup de questions, trop peu de réponses.
 
Vient un entretien parental mouvementé, au cours duquel Katia supplie encore sa mère de la laisser sortir. Cette maman se montre ferme, mais elle fond en larmes dès que sa fille quitte la pièce. J'écoute, j'accueille, je rassure comme je peux. Le chef de service est absent. Je reprends ses arguments, elle écoute et acquiesce, mais je sens bien qu'elle vacille de plus en plus. Plusieurs fois, elle me dit qu'elle se demande si elle ne ferait pas mieux de mettre fin à l'hospitalisation. L'entretien se termine et, vacances obligent, elle repart avec Katia pour quinze jours de permission. Je retrouve Marlène, et notre discussion s'achève sur un "Oui, peut-être qu'il vaudrait mieux qu'elle sorte" sincèrement partagé.
 
Katia n'est pas venue à son rendez-vous de psychothérapie pendant les vacances. Elle n'est pas revenue du tout. Sa mère n'a répondu a aucun des messages laissés sur son répondeur. Silence radio. A nouveau, je retrouve Marlène pour en parler. Elle partage mon inquiétude, je partage son "C'est peut-être mieux comme ça".
 
Je me demande où est Katia, ce qu'elle devient et si elle est apaisée. Je n'ai aucune réponse diagnostique à donner. Ce départ précipité me laisse une certaine amertume et un lourd sentiment d'inachevé.
 
Tout est gris, tout est flou, tout est nuancé.
 
Aucune réponse simple, à aucune question.
 
Des réponses à double face.
 

mercredi 31 août 2016

Katia (2)

Katia est hospitalisée depuis deux semaines. Deux semaines, déjà, que nous l'observons avec un regard clinique. Deux semaines, déjà, que médecins et infirmiers se disputent autour de la question de la structure psychique : hystérie ou psychose ? Deux semaines, déjà, que tout le monde évite soigneusement la question de l'inceste.
Le chef de service et ses trente ans d'expérience en sont certains : Katia est clairement psychotique. L'équipe infirmière, elle, penche franchement du côté de l'hystérie. Moi, aucune de ces deux réponses ne me satisfait pleinement.
Katia me perturbe beaucoup... Son histoire, ses symptômes, son comportement dans le service, tout me pose question. A mettre de côté tout un pan de son histoire de vie, j'ai l'impression de ne pas encore l'avoir "vue vraiment". Mon chef évite scrupuleusement de parler des abus sexuels que Katia dit avoir subis, d'ailleurs il ne la reçoit même plus et me laisser le soin de gérer les entretiens.
 
En atelier conte, hier, Katia a eu des mots très durs. L'exercice consistait à raconter une histoire en partant de l'image d'une silhouette en robe blanche perdue au milieu d'un champ de coquelicots (oui, ça partait mal). Un des enfants présents a alors expliqué que la silhouette était celle d'une petite fille qui attendait son Prince Charmant. Katia a immédiatement réagi en criant : "Sauf que le Prince Charmant, c'était un pédophile !". Puis elle est sortie brusquement de la pièce, les larmes aux yeux, pour s'isoler dans sa chambre.
Le week-end dernier, déjà, Katia a eu un moment difficile. Elle espérait obtenir une permission pour rentrer chez elle, mais sa mère s'y est opposée. Reçue en entretien médical, cette maman nous a expliqué que la petite sœur de Katia était encore bouleversée suite aux coups qu'elle avait reçus et qu'elle préférait ne pas avoir à mettre les deux sœurs face à face pour le moment. Lorsque Katia nous a rejoints dans le bureau et que nous lui avons annoncé qu'il n'y aurait pas de permission tout de suite, elle a explosé. Elle s'est mise à hurler sur sa mère, lui reprochant de ne pas l'aimer et de l'abandonner. Puis soudain, ses cris ont changé. "Elle n'a même pas su la protéger pendant que son père la violait". Le chef s'est emparé de cette phrase pour en faire le fondement de ses certitudes : Katia fait une crise, parle d'elle-même à la troisième personne et délire à pleins tubes sur des personnalités multiples, elle est donc psychotique.
 
Moi, ce que je vois, c'est que cela fait deux fois en quelques jours que Katia nous balance à la figure avec beaucoup de violence et de rage le-sujet-dont-il-ne-faut-surtout-pas-parler. Et si j'ai bien compris qu'il ne fallait surtout pas se pencher sur ce sujet, je n'ai pas bien intégré pourquoi. J'ai essayé, avec des tours et des détours, d'obtenir une réponse du chef de service. Je me suis cognée bien fort contre son silence, et j'ai fini par trimballer mes questions chez ma psychologue.
Evidemment, toute psychologue qu'elle est, elle m'a suggéré de poser clairement mes questions. Je suis donc allée trouver mon chef et j'ai demandé : "Pourquoi est-ce que l'on évite le sujet de l'inceste avec Katia ?". Silence. J'ai pensé qu'il n'avait peut-être pas entendu, alors j'ai re-posé ma question. Et rien. Alors j'ai re-trimballé mes questions chez ma psychologue, qui m'a conseillé de faire comme je le sentais. Ils sont casse-pieds, ces psys, à ne jamais fournir de réponse toute faite...
 
Ce que je sens, c'est que lorsque Katia explose, c'est bien ce qu'elle a subi qu'elle nous met sous le nez. J'aimerais pouvoir lui signifier que la porte est ouverte, si elle veut en parler. J'aimerais vraiment. Et puis le temps passe...
 
Cela fait dix jours, que j'aimerais pouvoir inviter Katia à parler de ce que son père lui a fait vivre, si elle le souhaite. J'aimerais le faire, et en pratique je peux le faire. Pourtant je ne fais rien, je ne dis rien... Je suis terrifiée à l'idée qu'elle me raconte ce qu'elle a subi. Je me souviens beaucoup trop bien que dès notre première rencontre, mes démons ont profité de ses mots pour ressurgir. J'ai peur que ça arrive encore. Si ma mémoire traumatique refaisait surface pendant un entretien, comment est-ce que je pourrais gérer ? Est-ce que parviendrais à ne pas me laisser complètement submerger ? Et si je devais m'écrouler, comment réagirait Katia ? Je ne veux surtout pas lui donner à voir qu'elle ne peut pas en parler avec moi. Et l'infirmière qui m'accompagnerait, comment réagirait-elle ? Je suis convaincue que n'importe quel soignant de l'équipe comprendrait immédiatement que je suis prise par mes propres cicatrices, et que je perdrais toute crédibilité.
 
Alors, je tourne, je vire, j'hésite, je doute... Entretien après entretien, Katia me détaille l'identité et les particularités de chacune de ses sept personnalités. La Méchante, la Bonne Elève, l'Extravertie... Chacune semble avoir un rôle bien précis, et je me dis que tout ça me semble trop construit et trop réfléchi pour constituer un délire, aussi systématisé soit-il... Par petites touches, Katia évoque son histoire, sans jamais la raconter vraiment. Elle m'explique notamment que ses personnalités sont apparues les unes après les autres, toujours pour une raison précise. Par exemple, elle me dit au sujet de la Méchante : "Elle est arrivée pour me protéger, quand mon père a commencé à me faire du mal". Elle prononce ces mots en plongeant son regard dans le mien, et j'ai l'impression qu'elle guette un signe, un tout petit rien qui lui permettrait de savoir si elle peut continuer ou non. Elle guette, et je ne dis rien.
 
En désespoir de cause, je profite des transmissions pour demander aux infirmiers d'ouvrir eux-mêmes la porte. Pour diverses raisons, tous refusent. Certains estiment que Katia est hystérique, et que cela nourrirait son trouble. D'autres me répondent que le sujet est suffisamment sensible pour que ce soit à un médecin de le gérer. D'autres encore me renvoient une question : "Est-ce qu'au moins on est sûr qu'elle ne ment pas ?".
Immédiatement, mon estomac se tord et je dois lutter pour ravaler mes larmes. A vouloir éviter de me mettre en difficulté devant Katia, je me retrouve salement amochée devant mon équipe. La remise en question de la parole de Katia m'est insupportable. Savent-ils seulement ce que cela demande de confiance et de courage pour parvenir à poser des mots sur un vécu pareil ? Imaginent-ils les dégâts que cela peut occasionner pour une victime lorsque sa sincérité est mise en doute ?
 
Soudain, je réalise que si eux l'ignorent, je ne sais que trop bien ce que cela a pu coûter à Katia de nous confier cette partie de son histoire et ce qu'elle peut ressentir, là tout de suite, si elle a l'impression que l'on refuse de l'entendre.
 
Alors je visse ma casquette de médecin bien fort sur ma tête, et je dis doucement : "Vous avez raison, c'est au médecin de gérer. Je verrai Katia juste après les transmissions".