dimanche 20 mars 2016

Alexandre

Il s'appelle Alexandre, il a quatorze ans. Il a débarqué via les urgences, au petit matin, suite à une crise clastique et des troubles du comportement à type d'hétéro-agressivité. C'est un des motifs d'hospitalisation fréquents dans le service. Son frère aîné est en salle d'attente et y patiente 4 heures, le temps que leur mère finisse par arriver. Pas très pressée, cette maman. Alexandre dort, alors je reçois d'abord sa mère et son grand frère seuls.
La mère me décrit un adolescent rebelle et très intolérant à la frustration, dont les troubles du comportement ont déjà motivé six hospitalisations plus ou moins longues. Alexandre a deux grands frères et deux petits. Deux pères différents, un pour les trois aînés et un pour les deux plus jeunes. Les deux pères ont déserté. La mère d'Alexandre me raconte qu'elle est très isolée et en grande difficulté financière. Elle dit s'être fâchée avec sa famille à cause des troubles de son fils. L'histoire familiale est marquée par de nombreux déménagements, ce qui a compromis les soins d'Alexandre. Sa mère explique qu'elle se sent coupable de ne pas avoir poursuivi les prises en charge médicales. Alexandre en est à son troisième collège en quelques mois, et risque l'exclusion définitive après seulement trois jours dans son dernier établissement. Il aurait menacé des élèves avec un couteau de chasse. Selon sa mère, il est déjà bien connu des services de police pour des vols avec effraction, il consomme du cannabis et de l'alcool, décroche sur le plan scolaire. Il n'écoute rien ni personne, provoque en continu, s'énerve, se bat. Bref, il est en colère et sa famille est à bout.
 
Au moment de rencontrer Alexandre, merci le contre-transfert, l'idée que j'ai en tête est "quel petit con !". Oui, j'ai honte. Je découvre un gamin fermé et visiblement épuisé. Son discours est très provocant : "Je connais mieux les hôpitaux que n'importe quel médecin, et je sais exactement comment ça va se passer. Vous allez me garder quelques jours, maxi une semaine. Je vais rien dire, rien lâcher, et vous serez bien obligé de me faire sortir". Je me surprise à répondre de manière volontairement provocante, moi aussi : "Mieux que n'importe quel médecin ? Je te trouve bien prétentieux ! Et entre nous, ne me provoque pas, parce que je pourrais bien te garder plus d'une semaine". Oui, pour cela aussi, j'ai honte. La menace d'une hospitalisation prolongée, fichue moi, on a fait mieux.
D'autres entretiens ont suivi. Avec Alexandre, avec sa mère. Elle présentait son fils comme le responsable de tous ses maux, de tous les problèmes de la famille. Le digne héritier de son père. Lui, il se mettait en colère mais tâchait de se contenir pour sortir plus vite. Les raisons d'être en colère, entre nous, ce n'est pas ce qui lui manquait. Après 12 ans sans aucun contact, il avait revu son père pour la première fois l'été précédent. Ce père a fini par le mettre dehors au bout de deux jours, et n'a plus jamais donné signe de vie. Sa mère m'explique qu'elle a quitté cet homme dans un contexte de violences conjugales, et qu'elle est tombée enceinte d'Alexandre alors qu'elle envisageait déjà de partir. De ses cinq grossesses, celle d'Alexandre est la seule qu'elle n'ait pas désirée, et elle ne s'en cache pas. Le gamin est le seul de sa fratrie à être placé en famille d'accueil en semaine. Il ne s'entend pas avec ses frères, qui le rendent eux aussi responsable de toutes les difficultés qu'ils rencontrent. Le soir de sa crise clastique, ils l'ont enfermé dans sa chambre. Non pas parce qu'il cassait tout, mais parce qu'il voulait sortir prendre l'air avant de s'énerver. Une fois enfermé, oui, il a tout cassé.
 
Alexandre, lui, a raconté ses petites combines. Pas très légal, tout ça, mais malin. Il s'est révélé très bienveillant vis-à-vis des plus petits dans le service. Il a été exclu de son collège, il a pleuré. Il a fini par dire son désespoir, son impression (hum) d'être rejeté par sa famille, ses désillusions, le manque d'un père, le poids de sa mère, l'anorexie depuis des mois, les cauchemars incessants et l'épuisement associé. Il a fugué pour ramener une autre fugueuse, est revenu de son plein gré. J'étais très en colère. Merci le contre-transfert, je me suis énervée. Je lui ai dit toute son irresponsabilité, les dangers qu'il avait courus et fait courir aux autres patients, son destin tout tracé s'il ne se ressaisissait pas, avec la case prison au bout du chemin. Mais j'ai dit aussi sa bienveillance, son intelligence, les espoirs qu'il n'avait plus mais que l'on avait pour lui, que l'on pouvait porter pour lui. Il m'a dit qu'il était foutu. J'ai fini par l'interroger sur ses rêves. Il n'en avait pas. Il n'en avait plus. Résigné, décidé à suivre les plans de maman quand bien même ils ne lui convenaient pas. Avec l'éducatrice spécialisée du service, nous lui avons demandé de réaliser deux exercices par écrit, aussi sincèrement que possible : faire une liste de "j'aime/j'aime pas" et compléter "quand j'étais petit, je rêvais de...". Il l'a fait.
 
Notre assistante sociale a fait un travail exceptionnel pour Alexandre. Elle a trouvé un nouvel établissement pour deux mois, organisé un départ en séjour de rupture pour les six mois suivants, dégoté un établissement éducatif privé pour la rentrée de septembre et la bourse qui allait avec. Alexandre a accroché, s'est laissé porté. Il a retrouvé le sourire. Sa mère s'est adoucie, malgré quelques coups de colère lorsqu'elle avait l'impression de perdre le contrôle sur la vie de son fils. Un fils qui n'acceptait plus de coller à l'image de son père, d'être l'incarnation de tout ce que sa mère avait aimé et haï si fort. Il a repris les cours, la famille d'accueil, est retourné chez lui les week-ends et pour les vacances. "Dans le plus grand calme", comme il dit. Il s'est présenté pour chaque rendez-vous de suivi, souriant, détendu. Il est parti en séjour de rupture, ravi de pouvoir découvrir un autre coin du monde et donner un coup de pouce à d'autres. Il va bien.
 
Je l'avais prévenu. Il est resté hospitalisé plus de trois semaines.
 
Il m'a cherchée.
 
Je suis bien contente qu'il nous ait trouvés.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire