lundi 5 septembre 2016

Le temps qui court

"Je suis vraiment désolée". Combien de fois par jour est-ce que je prononce ces mots ? Je les ai usés jusqu'à la corde, pourtant ils n'ont rien perdu de leur sincérité. Je suis sincèrement désolée, et souvent cela suffit. Aujourd'hui, là, avec toi, ce n'est pas assez. Je le vois bien, que tu t'en fiches pas mal que je sois désolée. Plantée au milieu de la salle d'attente, avec tout ce que tu as de colère, tu cries.
 
Tu cries, tu pestes, tu tempêtes. Tu as tellement raison. Je le sais bien, que c'est scandaleux, que tu as autre chose à faire, que ta vie ne tourne pas autour de nos créneaux de rendez-vous, que pendant ce temps-là le petit rate deux heures de cours au lieu d'une, qu'on ne prend pas rendez-vous pour être reçu avec une heure de retard et que tu travailles, toi, quand même.
 
J'aimerais pouvoir t'expliquer, et je ne peux pas. Je place des mots vagues comme "urgence" et "imprévu", sans pouvoir t'en dire plus. Je ne peux pas te raconter tout ce qui justifie cette heure de retard sans compromettre le secret médical, et encore moins sans prendre encore un peu plus de ton temps. Au mieux, je peux te dire "Je ne pouvais pas prévoir".
 
Je ne pouvais pas prévoir que dès que j'ai franchi la porte de mon service, ce matin, j'allais devoir passer trente minutes avec Katia pour calmer sa crise et la convaincre d'aller en cours.
 
Je ne pouvais pas prévoir qu'en consultation, Elodie aurait besoin de plus que les quarante-cinq minutes qui lui étaient allouées, pour s'effondrer en sécurité.
 
Je ne pouvais pas prévoir que je retrouverais ma co-interne en larmes dans mon bureau.
 
Je ne pouvais pas prévoir que j'allais être appelée pour donner un avis aux urgences.
 
Je ne pouvais pas prévoir que la maman d'Aurélie demanderait à me voir seule à seule.
 
Je ne pouvais rien prévoir de tout cela, et j'en suis sincèrement désolée. "Je ne pouvais pas faire autrement". Non, vraiment, je ne pouvais pas.
Katia avait besoin de temps pour s'apaiser et accepter la discussion, pour dire ses angoisses et s'en libérer suffisamment pour pouvoir aller en cours normalement.
Elodie avait besoin de temps pour pleurer, beaucoup, pour dire son désespoir, ses désillusions, ses idées suicidaires et retrouver un semblant de sourire.
Ma co-interne avait besoin de temps pour évacuer la pression, se sentir entendue et parvenir à se remettre au travail. Ses patients, eux, avaient besoin d'elle.
La jeune fille que j'ai vue aux urgences avait besoin de temps pour dire ce qui l'a poussée à vouloir mettre fin à ses jours, sa solitude et les forces qu'elle n'a plus.
La maman d'Aurélie avait besoin de temps pour m'annoncer, seule à seule, qu'on vient de lui diagnostiquer un cancer du sein, pour m'expliquer tout ce que cela change dans sa vie et dans celle de sa fille.
 
Ils avaient tous besoin de temps, de mon temps. Et toi, tu cries parce que dans le fond, c'est un peu à toi que j'ai volé ce temps donné à d'autres. C'est injuste. Bien sûr, tu sais que je prendrai le temps qu'il faudra pour ton petit à toi, comme je le fais pour les autres, quitte à voler un peu de temps à ceux qui attendent derrière la porte. Mais à toi, la maman qui accompagne son fils, je t'ai pris un peu de temps. Oui, c'est injuste. Parce que toi, mère attentive et soucieuse du bien-être de ses enfants, tu prends déjà sur ton temps chaque semaine pour leur permettre d'accéder aux soins dont ils ont besoin. Parce que moi, je pousse l'injustice encore un peu plus loin en te refusant un bon de transport et en te demandant d'amener ton enfant toi-même. Pour d'autres, je signe sans hésitation, mais à toi je te dis non. Je te dis non parce que je sais que tu prendras sur ton temps, je sais que tu te débrouilleras pour venir en consultation. Double peine : je vois bien que tu donnes de ton temps à tes enfants, alors je te demande de leur en donner un peu plus, et finalement je t'en vole encore un peu avec tout mon retard accumulé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Ce soir, je terminerai mes consultations avec tout ce temps de retard. Je rentrerai chez moi, et je compterai tout le retard accumulé sur la semaine. Et comme il faut bien compenser un peu, je passerai une bonne partie de mon week-end à taper les courriers que je n'ai pas pu rédiger, parce que l'un ou l'autre avait besoin de temps.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.
 
Quand la journée ou la semaine se terminent, je suis beaucoup trop largement à crédit sur mon compte-temps. Le temps que je te prends pour le donner au patient précédent, je te le rends en le prenant à celui d'après. Puis arrive le dernier patient, et je prends sur mon-temps-juste-à-moi pour lui rendre celui que je lui ai volé.
 
Je passe mes journées à prendre du temps aux uns pour le redistribuer à d'autres. Voleuse de temps.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour compenser le temps qui court.

Je vis à crédit, sur le temps que j'ai, pour offrir le temps qu'il faut.

Le temps qui court.

Le temps que j'ai.

Le temps qu'il faut.
 

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