mercredi 7 septembre 2016

Léa

Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur. Elle a neuf ans, et elle a voulu mourir.
 
Elle vit avec sa mère et sa grande sœur, qui a cinq ans de plus qu'elle. Pour être tout à fait exacte, elle vit avec sa mère quand sa mère n'est pas hospitalisée en psychiatrie. Son père est décédé il y a quelques mois, "d'un arrêt cardiaque" me dit-on. Les parents de Léa étaient séparés depuis déjà plusieurs années, après avoir longtemps formé un couple hautement pathologique : schizophrénie d'un côté, d'après la mère, dépression de l'autre, chantage au suicide tantôt de l'un, tantôt de l'autre. Après la séparation, Léa voyait son père de temps en temps, environ deux fois par an, quand sa mère l'y autorisait. Aucun jugement, aucune procédure, rien d'établi, juste une maman qui choisit si et quand ses filles peuvent voir leur père.
 
Quand son père est décédé, Léa était chez ses grands-parents paternels depuis plus d'un mois, car sa mère était à nouveau hospitalisée suite à une tentative de suicide. Léa et sa sœur sont allées aux funérailles, et toute la famille s'est étonnée de constater que cette petite fille de neuf ans à peine ne pleurait pas. Elle n'a pas crié, elle n'a pas pleuré. Rien, sinon un grand silence dénué de toute émotion visible. Après l'enterrement, plus personne n'a parlé à Léa du décès de son père : ni sa mère, ni ses grands-parents, ni le reste de la famille. On oublie, on passe à autre chose. Et effectivement, Léa est passée à autre chose... Des mois durant, elle a répété à qui voulait l'entendre que son père n'était pas mort, que tout le monde mentait, qu'il y avait erreur sur la personne et qu'il était parti refaire sa vie au bout du monde comme il en avait toujours rêvé. Elle s'est enfermée dans un déni franc et massif, attendant un appel, une lettre, un signe de vie.
 
Le temps a suivi son cours. La mère de Léa s'est mise en couple avec un homme déjà papa d'un petit garçon, ils se sont rapidement installés tous ensemble. Léa et sa sœur ont mal vécu cette intrusion dans leur vie, et les choses se sont dégradées entre elles et leur mère. Léa reproche à sa mère de s'occuper plus du fils de son compagnon que d'elle, sa sœur refuse l'autorité de ce nouvel homme, et leur mère leur hurle régulièrement qu'elles finiront par la tuer. Et puis un soir, peut-être à force d'entendre parler de mort, Léa sort brutalement de son déni. Comme ça, d'un coup. Et ça fait vraiment trop mal, cette mère qui veut mourir tout le temps, ce père déjà mort, cette famille toute cassée, alors Léa enjambe la fenêtre de sa chambre, au cinquième étage.
 
Lorsqu'elle arrive dans mon service, Léa est transparente, à tous points de vue. Très pâle, très maigre, elle est murée dans le silence et affiche en toutes circonstances un petit sourire étrange et énigmatique. En entretien médical comme en entretien infirmier, elle parle très peu. Elle peut raconter son histoire familiale, parler un peu de l'école. Elle parvient aussi à dire qu'elle voulait vraiment mourir, et les mots qu'elle utilise font particulièrement mal, quand ils sortent de la bouche d'une enfant de neuf ans. Elle dit "Je voulais rejoindre mon père", "Ma mère a un nouvel amoureux et un nouveau fils, elle n'a plus besoin de moi" ou encore "Ma mère a le droit de vouloir mourir, moi aussi. Et puis si je meurs, au moins je ne la tuerai pas". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
La mère de Léa ne se présente en entretien médical que cinq jours après le début de l'hospitalisation de sa fille, expliquant qu'elle ne pouvait pas se libérer avant. En cinq jours, elle n'a pas appelé le service une seule fois, elle n'est pas venue voir sa fille non plus. Le chef de service étant aux prises avec un planning de consultations qui déborde de tous les côtés, nous ne sommes que trois dans mon bureau : la mère de Léa, une infirmière du service et moi.
Cette femme est surprenante. Physiquement, elle est aussi visible que sa fille est transparente : grande, mince, cheveux roux flamboyants, rouge à lèvres éclatant, drapée dans un grand manteau rouge. Rouge sang, le manteau. Elle parle peu, ne pose aucune question. Elle semble attendre que le temps s'écoule jusqu'à ce que nous mettions fin à la discussion. Pour répondre à nos interrogations, elle utilise des mots propres, des mots nets : son inquiétude de mère, la vie difficile qu'elle a eu, ses filles qui compliquent énormément les choses dans sa nouvelle relation amoureuse, leur père "absent et instable, ce n'est pas une grande perte". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
A la fin de l'entretien, je lui propose de passer un moment avec Léa. Elle accepte sans une once d'enthousiasme. Je demande à l'une des infirmières de rester à proximité, et je regagne mon bureau. Marie, l'infirmière qui a participé à l'entretien, est toujours là. Elle me demande : "Comment tu l'as trouvée ?". C'est une question que l'on se pose souvent les uns aux autres, après les entretiens parentaux, l'occasion d'échanger sur ce que nous avons reçu et perçu. Pourtant aujourd'hui, je n'ai rien à répondre. Je refais défiler le film de ce rendez-vous dans ma tête, je cherche. Rien. Marie non plus, n'a rien à dire. Il est étrange, ce silence qui nous enveloppe. C'est à peine si je m'entends dire : "Rien. Du blanc, du vide. Elle est lisse".
 
Quelques heures passent, et je dois intervenir dans le service suite à une crise de Samuel. Il s'est énervé, il hurle et frappe dans les murs pour décharger son trop plein d'émotions. Il me faut ce trop plein d'émotions là, pour reprendre pied. Ca vient d'un coup, comme un froid glacial qui se glisse jusque dans mes os. Je retrouve Marie dans le poste de soins, et ça sort en bloc : "Elle est froide et elle est lisse, beaucoup trop lisse. Rien ne dépasse, il n'y a rien à quoi se raccrocher. Pas une émotion, pas un sentiment, rien. Du blanc, du vide, du faux. Elle est comme ma mère". J'ai besoin de m'entendre dire "Elle est comme ma mère" pour prendre conscience de la dissociation dans laquelle cette mère-là m'a plongée. Je me repasse le film de l'entretien, et le discours de la mère de Léa devient beaucoup plus clair. Elle ne m'a pas parlé de la souffrance de sa fille, elle m'a parlé de la sienne. Elle ne m'a pas raconté les épreuves auxquelles Léa doit faire face, mais celles qu'on lui a imposées à elle. Elle ne m'a rien dit du père que son ex-mari a été, elle m'a dit quel compagnon il était. Son monde tourne autour de son nombril, et à ses yeux comme aux nôtres, Léa est transparente.
 
Léa semble reprendre vie peu à peu, dans le service. Elle discute avec les autres patients et les soignants, elle participe gaiement aux activités thérapeutiques proposées, elle reprend l'école avec enthousiasme. Elle dit ne plus avoir d'idées suicidaires. Pourtant chaque fois que sa mère vient la voir, c'est comme si la vie la quittait instantanément. Elle perd toute consistance, elle redevient transparente.
 
Léa est rentrée chez elle. J'ai rédigé un Recueil d'Information Préoccupante, conjointement avec un des médecins séniors qui reçoit régulièrement la sœur de Léa. Leur mère est au courant, elle dit qu'elle a besoin d'aide. Je revois Léa en consultation de suivi chaque semaine. Rendez-vous après rendez-vous, elle décline. Elle peine à manger, elle dort mal, elle est à nouveau en proie à des idées suicidaires presque constantes. Elle me confie qu'elle ne supporte plus de vivre avec sa mère, qu'elle voudrait habiter avec sa grand-mère maternelle, et ses mots sonnent comme un sursaut désespéré. Sa mère est un vampire qui lui vole tout ce qu'elle a de vie, et je crois qu'elle s'en rend compte. Elle m'explique que, bien sûr, sa mère ne veut pas la laisser partir, et je me demande comment elle pourrait exister, cette mère vide de vie si elle n'avait plus personne à qui en voler. Quand je l'interroge sur ses idées suicidaires, Léa répond calmement : "Je pourrais sauter par la fenêtre, ou sous une voiture ou un bus. Ou alors je pourrais prendre des médicaments, comme maman". Elle dépose tout ça sans une larme, d'une voix monocorde. C'est factuel, c'est clair, c'est précis. C'est blanc. C'est dépourvu d'émotion.
 
Elle s'appelle Léa. Elle a neuf ans, de grandes lunettes, une petite frimousse pleine de boucles blondes et de tâches de rousseur.
 
Elle a neuf ans, et elle veut mourir.
 
Alors chaque semaine, je l'attends en espérant qu'on ne m'annonce pas qu'elle a atteint son but. J'imagine qu'on me déposerait ça sans une larme, d'une voix monocorde. Ce serait factuel, ce serait clair, ce serait précis. Ce serait blanc. Ce serait dépourvu d'émotion.
 
 

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