samedi 3 septembre 2016

Katia (3)

Après plusieurs semaines d'hospitalisation, Katia est sur le point de commencer sa psychothérapie. Les psychologues manquent de créneaux disponibles, c'est un peu compliqué. Hier après-midi, mon chef de service est venu me chercher en disant : "Maintenant ça suffit, suivez-moi". Je l'ai suivi. Il m'a emmenée retrouver une des psychologues, Marlène, avec laquelle je n'ai pas encore eu l'occasion de travailler. Dans son bureau, nous nous sommes assis d'un côté, Marlène de l'autre. Il a imposé, avec sa grosse voix de chef, puis il m'a fait signe et nous sommes sortis. "Ca m'arrive rarement, mais là c'est impératif, il lui faut une psychothérapie. Croyez-moi, on en a pris pour dix ans au moins, avec Katia". Je vois bien qu'il est très inquiet pour elle, mais sa position reste floue. Il ne reçoit toujours pas Katia en entretien, élude lorsqu'il est question d'elle en réunion de synthèse. Il ne la voit que lors de la visite hebdomadaire et des entretiens parentaux, pourtant dès que quelqu'un prononce son nom il fronce les sourcils et l'inquiétude lui barre le front.
Ce matin, je reçois un appel de Marlène. C'est drôle, elle commence par me vouvoyer. Elle aimerait savoir si je peux trouver un moment dans la journée pour la recevoir et lui parler de Katia, car elle n'a pas accès à son dossier informatique. Je la recevrai dans l'après-midi. Je ne le sais pas encore, mais c'est le début d'une belle collaboration.
 
Katia parle, beaucoup. Etrangement, ce qu'elle amène lors de ses rendez-vous avec Marlène est très différent de ce qu'elle me livre en entretien médical. Avec moi, elle aborde souvent la question des abus qu'elle a subis, alors qu'elle n'a jamais abordé le sujet avec Marlène. Parfois, elle me perd un peu. Elle déballe tout en bloc, presque sans respirer : l'inceste, la violence de son père, le harcèlement dont elle dit avoir faire l'objet au collège, les sextos, les garçons qui lui imposent des attouchements. Cela dure parfois plus d'une heure, et j'en sors toujours un peu secouée. Cela fait presque "trop", tout ce déballage, et je ne sais plus quoi en penser. J'ai souvent l'impression qu'elle guette mes réactions. Si je la regarde, elle fixe le sol et tremble en parlant. Dès que je baisse la tête, elle ancre son regard sur moi et arrête de trembler. Hystérie ? Simulation ? Comme Marlène, j'ai décidé de me décaler de la question de la structure de personnalité. Katia nous donne trop d'éléments non discriminants, qui font pencher la balance tantôt du côté de la psychose, tantôt du côté de l'hystérie. Je ne cherche plus de réponse à cette questions, je recueille et je travaille avec ce que Katia me donne.
 
En réunion d'équipe, lorsque le chef est présent, il coupe court à la discussion dès que quelqu'un aborde la question du psycho-traumatisme. Circulez, il n'y a rien à voir. Il énumère les éléments qui plaident pour la psychose et met de côté tous les autres. Je rechigne, et je m'en veux de rechigner malgré ses trente ans d'expérience. Une fois, une seule, je lance les mots "dissociation traumatique". Le "Vous êtes moderne, vous !" moqueur que je reçois en réponse me réduit au silence. Je me tais, j'observe, je réfléchis.
 
Les semaines passent, et Katia reprend le collège depuis le service d'hospitalisation, dans un nouvel établissement. Après sa première journée de cours, chacun ou presque a droit à une version différente. A l'un, elle raconte qu'elle a une nouvelle amie qui lui ressemble en tout et que sa journée était formidable. A l'autre, elle explique que personne ne lui a adressé la parole et qu'elle ne veut plus jamais y retourner. Double face, toujours. Quand je l'écoute, j'ai souvent l'impression qu'elle-même ne sait plus vraiment où est la réalité. Elle se perd et dans ces moments-là, je vois la psychose. A d'autres moments, elle parle seule en faisant les cents pas dans le service, et dit qu'elle parle avec ses différentes personnalités. Cela n'arrive que sous le regard de l'Autre, de préférence le soignant. Dès que l'on tourne les talons, elle arrête instantanément de soliloquer. Dans ces moments-là, je me dis qu'on est loin de la psychose.
 
Nous sommes en réunion de synthèse. Plusieurs portes fermées nous séparent du service, pourtant des cris parviennent jusqu'à nous. Je me lève, accompagnée d'un infirmier. C'est Katia qui est en crise. Elle hurle en pleurant qu'elle veut mourir, qu'elle n'en peut plus d'être ici, que personne ne la comprend. Elle se déchaîne au milieu du grand couloir, puis se jette de toutes ses forces contre un mur. Deux infirmiers essaient, sans succès, de la calmer. Elle refuse de prendre le traitement que je lui ai prescrit en cas d'agitation massive. Elle se laisse finalement tomber contre un radiateur et pleure en silence. Le calme semble revenir, je retourne en réunion de synthèse.
Quelques minutes plus tard, nouveaux cris. Le chef me fait un petit signe de tête, je regagne le service. Katia ne se contient plus du tout. Toujours assise par terre, elle se frappe violemment la tête dans le radiateur fixé au mur en hurlant. Sa voix est terrifiante, totalement différente de celle qu'elle a en temps normal. Après coup, une étudiante infirmière dira : "On se serait cru dans l'exorciste". Oui, c'est à peu près ça. Avec deux infirmiers, je m'approche pour contenir Katia physiquement et là, dans la rage qu'elle ne maîtrise pas, dans cette voix qui n'est pas la sienne, dans l'incohérence des propos qu'elle tient, dans sa panique insupportable, je vois la psychose. Nous parvenons à lui faire regagner sa chambre au moment où le chef arrive. Katia dit qu'elle veut être seule, il insiste et voit une table de chevet exploser contre le mur à seulement quelques centimètres de son visage. "Pas de permission pour le week-end, on augmente le traitement". Je prescris.
 
Les choses se dégradent considérablement. Katia a de plus en plus de mal à aller au collège, alors même qu'elle est brillante, et cela provoque des tensions considérables. Plusieurs fois par semaine, elle explose dans de grandes crises de rage. L'équipe infirmière peine de plus en plus à travailler avec Katia, d'autant qu'elle joue le clivage. Cliver, partout, tout le temps. Entre les infirmiers, entre la cadre et les infirmiers, entre les infirmiers et les médecins, entre le chef et moi. Je suis devenue celle que l'on appelle, dès le début de la journée, pour essayer de la convaincre d'aller en cours. Parfois, cela fonctionne. Parfois, non. Katia me dit qu'elle n'en peut plus d'être enfermée et que son nouveau collège ne lui plaît pas. Dans sa scolarité aussi, elle se sent enfermée : le nouvel établissement ne lui convient pas, mais elle ne supporterait pas non plus de retourner dans le précédent.
Entre sa mère et les soignants aussi, Katia essaie de cliver. Pourtant souriante et participant de bon cœur à une activité de groupe, elle devient instantanément larmoyante et suppliante lorsque sa mère téléphone. Elle lui raconte qu'aucun des soignants ne la comprend, que cette hospitalisation ne l'aide pas, qu'elle finira par en mourir d'être ici et l'implore en boucle de signer une sortie contre avis médical. Sa mère a de plus en plus a gérer la situation, et nous explique qu'elle voit bien que sa fille a besoin d'aide, mais qu'elle ne supporte pas de la voir souffrir ainsi. A chaque entretien avec elle, le chef insiste sur la "pathologie lourde", "la nécessité de soins continus", "la majoration du traitement". Moi, je me dis que nous sommes dans une impasse. Katia est-elle malade ? Oui. Est-ce que l'hospitalisation l'aide à aller mieux ? Je n'en suis pas sûre. Elle a investi la psychothérapie, et ses permissions se passent très bien. Je peux entendre qu'elle n'en puisse plus, après des mois d'hospitalisation. Depuis des mois, aussi, elle avale des antipsychotiques qui semblent n'avoir eu aucun effet en dehors d'une prise de poids et d'une sédation considérables. Là aussi, j'ai essayé d'ouvrir la discussion. "Vous croyez que le traitement est inefficace, mais vous ne savez pas dans quel état elle serait s'il n'était pas là". Je trouve cela un peu facile, mais je n'ai pas trente ans d'expérience, n'est-ce pas ?
Une nouvelle personnalité a fait son apparition, encore plus violente et imprévisible que La Méchante. C'est elle qui, selon Katia, a frappé l'un des infirmiers il y a quelques jours. Fait nouveau, cette personnalité-là est de genre masculin. La sexualité et le genre semblent être au cœur des questions que Katia nous amène. Elle est tantôt fille, dans un look sexy voire vulgaire, tantôt garçon, cachée dans de grands sweats beaucoup trop larges à l'effigie de jeux vidéos violents. Elle est tantôt attirée par les garçons, tantôt par les filles. Double face, toujours. Katia met tout le monde en difficulté, si bien que je finis par présenter son cas en réunion de supervision, et que Marlène fait de même de son côté. Beaucoup de questions, trop peu de réponses.
 
Vient un entretien parental mouvementé, au cours duquel Katia supplie encore sa mère de la laisser sortir. Cette maman se montre ferme, mais elle fond en larmes dès que sa fille quitte la pièce. J'écoute, j'accueille, je rassure comme je peux. Le chef de service est absent. Je reprends ses arguments, elle écoute et acquiesce, mais je sens bien qu'elle vacille de plus en plus. Plusieurs fois, elle me dit qu'elle se demande si elle ne ferait pas mieux de mettre fin à l'hospitalisation. L'entretien se termine et, vacances obligent, elle repart avec Katia pour quinze jours de permission. Je retrouve Marlène, et notre discussion s'achève sur un "Oui, peut-être qu'il vaudrait mieux qu'elle sorte" sincèrement partagé.
 
Katia n'est pas venue à son rendez-vous de psychothérapie pendant les vacances. Elle n'est pas revenue du tout. Sa mère n'a répondu a aucun des messages laissés sur son répondeur. Silence radio. A nouveau, je retrouve Marlène pour en parler. Elle partage mon inquiétude, je partage son "C'est peut-être mieux comme ça".
 
Je me demande où est Katia, ce qu'elle devient et si elle est apaisée. Je n'ai aucune réponse diagnostique à donner. Ce départ précipité me laisse une certaine amertume et un lourd sentiment d'inachevé.
 
Tout est gris, tout est flou, tout est nuancé.
 
Aucune réponse simple, à aucune question.
 
Des réponses à double face.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire