lundi 12 septembre 2016

Léna

Elle s'appelle Léna. Elle a douze ans, dont beaucoup trop d'heures passées en psychiatrie. Elle a été hospitalisée plusieurs fois dans notre service, mais elle est essentiellement prise en charge à l'hôpital de jour ados, où elle passe quatre demi-journées par semaine.
 
Léna a été placée quand elle avait quatre ans, alors que sa petite sœur Emilie n'était encore que dans sa première année de vie. Depuis quelques temps déjà, des voisins avaient signalé que les choses ne tournaient pas très rond, dans cette famille. L'enquête sociale a révélé une maltraitance et des négligences graves, et mis au jour les abus sexuels répétés que Léna subissait de la part de son père.
 
Quand je lis le dossier de Léna, je me dis que parfois, la vie est vraiment une sacrée pute. Au début du placement, Léna voyait sa petite sœur lors des vacances scolaires, quatre à cinq fois par an. Le bébé qu'était Emilie a grandi au sein d'une famille d'accueil très présente, la même depuis le tout début. Influence de cet entourage ou non, Emilie refuse désormais de voir sa grande sœur. Lors de leur dernière rencontre, il y a quelques mois, Emilie a eu des mots très violents à l'égard de Léna : "Tu ne me parles pas, tu ne me regardes pas, tu ne me touches pas". Ce refus du moindre contact, c'est un drame extrêmement douloureux à vivre pour Léna. Souvent, elle pleure en expliquant que sa sœur est la seule famille qu'il lui reste. En pleurant toujours, elle ajoute : "Je lui ai sauvé la vie".
 
D'une certaine façon, je crois qu'on aimerait pouvoir minimiser et lui répondre que non, pas tout à fait quand même. Pourtant c'est un fait, Emilie doit la vie à la bienveillance et à l'intelligence de sa sœur. A plusieurs reprises, lorsqu'Emilie était bébé, leurs parents se sont absentés jusqu'à six jours d'affilée, pour sillonner le pays en tête-à-tête. Ils laissaient le bébé aux bons soins de Léna qui, du haut de ses trois ans, a toujours eu la présence d'esprit de lui donner des biberons d'eau. Cela fait partie de la longue liste de négligences, de maltraitances et d'abus que les services sociaux ont reprochés aux parents de Léna. Le Juge a décidé d'un placement. La veille de la mise en application de la mesure, le père de Léna est mort dans un accident de la route. Elle en est convaincue, en dépit des conclusions de l'enquête, son père n'a pas supporté l'idée de perdre la garde de ses enfants et s'est suicidé. Alors comme elle a parlé, elle, du haut de ses quatre ans, de tout ce qu'elle subissait à la maison, c'est forcément de sa faute s'il est mort.
 
La mère de Léna est d'une immaturité probante, incapable de s'occupe d'elle-même et encore moins de ses enfants. Léna la voit tous les deux mois environ, et c'est toujours une désillusion. Parfois, sa mère oublie de venir. D'autres fois, elle arrive très en retard ou si défoncée par la dernière substance ingurgitée qu'elle ne parvient pas à faire une phrase complète. Mais elle est en vie, et elle lui dit qu'elle l'aime, c'est bon à prendre quand on n'a plus personne à qui se raccrocher. Léna espère encore, de toutes ses forces, que sa mère finira par changer et qu'elles vivront à nouveau ensemble.
 
Toutes ces épreuves cumulées, ça laisse des plaies béantes et des tas de cicatrices. Léna ne connaît que deux modes de fonctionnement dans ses relations aux autres. Elle est constamment dans une opposition totale à ceux qui l'entourent, à l'exception d'une personne qu'elle estime digne de son amour. Cette personne en qui elle place tous ses espoirs, c'est toujours une femme. Au début, c'est un peu la lune de miel : Léna fait de son mieux pour répondre aux attentes de l'objet de son affection, elle la couvre d'attentions et de cadeaux symboliques. Ensuite, les choses se compliquent : Léna teste la relation, de plus en plus fort, de plus en plus souvent. Celle qu'elle a tant investie résiste, fait de son mieux pour répondre à ses demandes, jusqu'au jour où c'est trop, et qu'elle craque. Suit systématiquement une phase d'abandon, et Léna conclut toujours que personne ne l'aime, ou en tout cas pas assez, et qu'elle n'est pas digne de recevoir l'amour de qui que ce soit.
Ce mode de fonctionnement, Léna le reproduit constamment, si bien qu'aucune famille d'accueil ne tient plus de quelques mois et que l'accueil en hôpital de jour devient de plus en plus difficile à gérer. Son père, sa mère, sa sœur, ses soignants, ses familles d'accueil, tous l'abandonnent un jour ou l'autre. Elle occulte ce qu'elle a mis en œuvre pour provoquer ces abandons répétés, elle se persuade qu'elle ne vaut rien. Comme elle ne compte pour personne, elle se met en danger, aussi.
 
Léna a déjà été hospitalisée deux fois dans mon service depuis que je suis là. Elle m'apprécie, et nous avons noué une relation thérapeutique qui, si elle n'est pas parfaite, fonctionne plutôt bien. A plusieurs reprises, j'ai dû intervenir à l'hôpital de jour suite à une crise de Léna. Dans ces moments-là, elle dirige la violence qu'elle ne contient plus sur elle-même, mais aussi sur les autres. Il y a trois semaines, Léna a ainsi passé une heure et demi dans mon bureau, luttant pour mettre des mots sur un ressenti dont elle préfère ignorer l'existence. Dans les jours qui ont suivis, elle a  été reçue en entretien par le Dr C., son médecine référent. Le Dr C. ne l'a pas ménagée, mais depuis Léna se tient plus tranquille.
 
Aujourd'hui, ma co-interne est absente. C'est donc moi qui reçoit l'appel de l'une des infirmières de l'hôpital de jour. Elle m'explique que Léna est en pleine crise, qu'elle a dû être contenue physiquement par un infirmier, qu'elle est dans une ambulance avec deux hommes de la sécurité et qu'elle sera bientôt dans mon bureau avec son infirmier référent.
Etonnamment, lorsque Léa arrive, elle est très calme. Elle parle peu, mais d'un ton posé. Pas le moindre signe de violence ou d'agitation, pas un mot plus haut que l'autre, aucune provocation. A vrai dire, elle a plutôt l'air terrifiée, et je ne tarde pas à comprendre pourquoi. "Le Dr. C l'avait prévenue que si elle perturbait à nouveau le déroulement d'un atelier thérapeutique, elle serait hospitalisée en chambre d'isolement chez les adultes !". L'infirmier référent de Léna me jette cette information à la figure, et j'entends bien qu'il est excédé.
Il me faut quelques secondes pour comprendre que ce qu'on me demande, là tout de suite, c'est de prescrire un isolement purement punitif pour une jeune ado toute cassée. Mieux encore, pour que la punition soit plus efficace, on attend de moi que je l'expédie en psychiatrie adulte.
 
Je commence par répondre qu'il est sans doute temps d'appeler le Dr C., puisque Léna est sa patiente. Mauvaise nouvelle, le Dr C. est en congés. Le manque de moyens humains médicaux étant ce qu'il est, je suis souvent amenée à intervenir seule, mais aujourd'hui je m'y refuse. Mon chef de service est cloîtré dans son bureau, croulant sous la paperasse. Je l'appelle, lui explique la situation. Lorsqu'il me répond que je n'ai qu'à appliquer les consignes laissées par le Dr C., je vois rouge. Ma voix est bien plus sèche que je ne le voudrais, quand je lui explique qu'il est hors de question que j'assume des consignes de prescription qui ne sont pas les miennes et que je l'attends dans mon bureau avec Léna. Une fois seule avec lui, je lui explique qu'au-delà du cas de conscience que me pose cette situation, aucun médecin de psychiatrie adulte n'acceptera d'accueillir Léna, a fortiori en chambre d'isolement, sur la simple demande de la petite interne que je suis. Il paraît très secoué, le grand chef qui me répond : "Moi non plus, ça ne me plaît pas. Malheureusement, si on ne s'en tient pas à ce qu'a dit le Dr C., on perd toute crédibilité dans le soin". Il grogne qu'il aura une explication avec le médecin responsable à son retour de congés, et appelle ses confrères de psychiatrie adulte.
 
J'ai appelé ma collègue, interne dans le service vers lequel Léna est envoyée, pour lui expliquer la situation. J'ai rédigé une note et transmis son dossier médical, aussi. J'ai terminé ma journée, une grosse boule de larmes coincée dans la gorge. Je n'ai pas bien dormi.
 
Et puis le lendemain matin est arrivé. Mon chef de service m'a demandé d'aller voir Léna et de la faire sortir immédiatement si la nuit s'était bien passée. J'attends l'infirmier de l'hôpital de jour qui doit m'accompagner, lorsque la cadre du service vient vers moi. Sa voix tremble, pendant qu'elle revient sur la situation de la veille. Je suis ravie d'apprendre qu'elle a organisé une réunion avec les infirmiers de l'hôpital de jour, ce matin, pour que chacun puisque exprimer son ressenti face à cette décision inhabituelle et lourde de (mauvais) sens, réunion à laquelle je n'ai bien évidemment pas été conviée. Notre cadre de service, perchée sur ses talons hauts, est une femme élégante d'une cinquantaine d'années. Elle ne mâche pas ses mots et si elle fait preuve d'une autorité sans faille, qui impressionne enfants, ados et soignants, elle n'en reste pas moins très humaine. Ce matin, je lui découvre un nouveau visage, une fragilité qui m'était inconnue. Les yeux pleins de larmes, elle me dit doucement : "Vous savez, je n'en ai pas dormi de la nuit. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si cette petite avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille".
 
Non, si Léna avait eu des parents, on ne se serait jamais permis de faire une chose pareille.
 
Mais il ne fallait pas "perdre la face".
 
Pour ne pas perdre la face, nous nous sommes tous rendus complices d'un médecin qui, excédé par les provocations répétées d'une enfant de douze ans, a cédé à la facilité de la menace.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons ajouté une maltraitance à la liste déjà désespérément longue de celle que Léna avait subies.
 
Pour ne pas perdre la face, nous avons mis de côté notre humanité.
 
Pour ne pas perdre la face, on l'a perdue beaucoup, quand même.

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