mercredi 31 août 2016

Katia (2)

Katia est hospitalisée depuis deux semaines. Deux semaines, déjà, que nous l'observons avec un regard clinique. Deux semaines, déjà, que médecins et infirmiers se disputent autour de la question de la structure psychique : hystérie ou psychose ? Deux semaines, déjà, que tout le monde évite soigneusement la question de l'inceste.
Le chef de service et ses trente ans d'expérience en sont certains : Katia est clairement psychotique. L'équipe infirmière, elle, penche franchement du côté de l'hystérie. Moi, aucune de ces deux réponses ne me satisfait pleinement.
Katia me perturbe beaucoup... Son histoire, ses symptômes, son comportement dans le service, tout me pose question. A mettre de côté tout un pan de son histoire de vie, j'ai l'impression de ne pas encore l'avoir "vue vraiment". Mon chef évite scrupuleusement de parler des abus sexuels que Katia dit avoir subis, d'ailleurs il ne la reçoit même plus et me laisser le soin de gérer les entretiens.
 
En atelier conte, hier, Katia a eu des mots très durs. L'exercice consistait à raconter une histoire en partant de l'image d'une silhouette en robe blanche perdue au milieu d'un champ de coquelicots (oui, ça partait mal). Un des enfants présents a alors expliqué que la silhouette était celle d'une petite fille qui attendait son Prince Charmant. Katia a immédiatement réagi en criant : "Sauf que le Prince Charmant, c'était un pédophile !". Puis elle est sortie brusquement de la pièce, les larmes aux yeux, pour s'isoler dans sa chambre.
Le week-end dernier, déjà, Katia a eu un moment difficile. Elle espérait obtenir une permission pour rentrer chez elle, mais sa mère s'y est opposée. Reçue en entretien médical, cette maman nous a expliqué que la petite sœur de Katia était encore bouleversée suite aux coups qu'elle avait reçus et qu'elle préférait ne pas avoir à mettre les deux sœurs face à face pour le moment. Lorsque Katia nous a rejoints dans le bureau et que nous lui avons annoncé qu'il n'y aurait pas de permission tout de suite, elle a explosé. Elle s'est mise à hurler sur sa mère, lui reprochant de ne pas l'aimer et de l'abandonner. Puis soudain, ses cris ont changé. "Elle n'a même pas su la protéger pendant que son père la violait". Le chef s'est emparé de cette phrase pour en faire le fondement de ses certitudes : Katia fait une crise, parle d'elle-même à la troisième personne et délire à pleins tubes sur des personnalités multiples, elle est donc psychotique.
 
Moi, ce que je vois, c'est que cela fait deux fois en quelques jours que Katia nous balance à la figure avec beaucoup de violence et de rage le-sujet-dont-il-ne-faut-surtout-pas-parler. Et si j'ai bien compris qu'il ne fallait surtout pas se pencher sur ce sujet, je n'ai pas bien intégré pourquoi. J'ai essayé, avec des tours et des détours, d'obtenir une réponse du chef de service. Je me suis cognée bien fort contre son silence, et j'ai fini par trimballer mes questions chez ma psychologue.
Evidemment, toute psychologue qu'elle est, elle m'a suggéré de poser clairement mes questions. Je suis donc allée trouver mon chef et j'ai demandé : "Pourquoi est-ce que l'on évite le sujet de l'inceste avec Katia ?". Silence. J'ai pensé qu'il n'avait peut-être pas entendu, alors j'ai re-posé ma question. Et rien. Alors j'ai re-trimballé mes questions chez ma psychologue, qui m'a conseillé de faire comme je le sentais. Ils sont casse-pieds, ces psys, à ne jamais fournir de réponse toute faite...
 
Ce que je sens, c'est que lorsque Katia explose, c'est bien ce qu'elle a subi qu'elle nous met sous le nez. J'aimerais pouvoir lui signifier que la porte est ouverte, si elle veut en parler. J'aimerais vraiment. Et puis le temps passe...
 
Cela fait dix jours, que j'aimerais pouvoir inviter Katia à parler de ce que son père lui a fait vivre, si elle le souhaite. J'aimerais le faire, et en pratique je peux le faire. Pourtant je ne fais rien, je ne dis rien... Je suis terrifiée à l'idée qu'elle me raconte ce qu'elle a subi. Je me souviens beaucoup trop bien que dès notre première rencontre, mes démons ont profité de ses mots pour ressurgir. J'ai peur que ça arrive encore. Si ma mémoire traumatique refaisait surface pendant un entretien, comment est-ce que je pourrais gérer ? Est-ce que parviendrais à ne pas me laisser complètement submerger ? Et si je devais m'écrouler, comment réagirait Katia ? Je ne veux surtout pas lui donner à voir qu'elle ne peut pas en parler avec moi. Et l'infirmière qui m'accompagnerait, comment réagirait-elle ? Je suis convaincue que n'importe quel soignant de l'équipe comprendrait immédiatement que je suis prise par mes propres cicatrices, et que je perdrais toute crédibilité.
 
Alors, je tourne, je vire, j'hésite, je doute... Entretien après entretien, Katia me détaille l'identité et les particularités de chacune de ses sept personnalités. La Méchante, la Bonne Elève, l'Extravertie... Chacune semble avoir un rôle bien précis, et je me dis que tout ça me semble trop construit et trop réfléchi pour constituer un délire, aussi systématisé soit-il... Par petites touches, Katia évoque son histoire, sans jamais la raconter vraiment. Elle m'explique notamment que ses personnalités sont apparues les unes après les autres, toujours pour une raison précise. Par exemple, elle me dit au sujet de la Méchante : "Elle est arrivée pour me protéger, quand mon père a commencé à me faire du mal". Elle prononce ces mots en plongeant son regard dans le mien, et j'ai l'impression qu'elle guette un signe, un tout petit rien qui lui permettrait de savoir si elle peut continuer ou non. Elle guette, et je ne dis rien.
 
En désespoir de cause, je profite des transmissions pour demander aux infirmiers d'ouvrir eux-mêmes la porte. Pour diverses raisons, tous refusent. Certains estiment que Katia est hystérique, et que cela nourrirait son trouble. D'autres me répondent que le sujet est suffisamment sensible pour que ce soit à un médecin de le gérer. D'autres encore me renvoient une question : "Est-ce qu'au moins on est sûr qu'elle ne ment pas ?".
Immédiatement, mon estomac se tord et je dois lutter pour ravaler mes larmes. A vouloir éviter de me mettre en difficulté devant Katia, je me retrouve salement amochée devant mon équipe. La remise en question de la parole de Katia m'est insupportable. Savent-ils seulement ce que cela demande de confiance et de courage pour parvenir à poser des mots sur un vécu pareil ? Imaginent-ils les dégâts que cela peut occasionner pour une victime lorsque sa sincérité est mise en doute ?
 
Soudain, je réalise que si eux l'ignorent, je ne sais que trop bien ce que cela a pu coûter à Katia de nous confier cette partie de son histoire et ce qu'elle peut ressentir, là tout de suite, si elle a l'impression que l'on refuse de l'entendre.
 
Alors je visse ma casquette de médecin bien fort sur ma tête, et je dis doucement : "Vous avez raison, c'est au médecin de gérer. Je verrai Katia juste après les transmissions".

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