mardi 13 septembre 2016

"Il faut tout un village pour élever un enfant"

Je crois à la psychothérapie, fort. Encore heureux, non, pour une future psychiatre ? Je crois au pouvoir de guérison des mots, pourtant j'ai souvent l'impression tenace qu'ils ne suffisent pas à faire bouger les choses.
 
On dit "attouchements sexuels", "viol", "abus sexuels sur mineur", "inceste" ou "viols en réunion". C'est net, c'est précis. Mais aussi net et précis que ce soit, ça ne dit rien du vécu qu'il y a derrière. Ca ne dit ni la peur, ni la honte, ni la douleur physique, ni l'humiliation, ni l'envie d'en finir, ni aucune sensation physique.
Dans la vraie vie de tous les jours, quand il est question de mon histoire, j'ai du mal à utiliser les mots nets et précis. J'édulcore, je tourne autour. A l'inverse, en psychothérapie, j'utilise un tas de mots pour raconter ce que j'ai vécu, avec toujours au creux de l'estomac la peur que ce soit trop violent pour celle qui m'écoute.
 
Tous ces mots nets et précis, ils me paraissent souvent vides et insuffisants, pourtant ils me font mal. Ils ont tendance à être banalisés, aussi, je crois. Les gens les utilisent en évitant soigneusement de penser ne serait-ce qu'une seconde à ce qu'il y a derrière. Un "viol d'enfant", ça reste quelques mots moches. L'enfant terrorisé, désespéré, qui hurle de douleur, craint de mourir et le souhaite en même temps, qui perd toute dignité dans l'humiliation imposée, on ne le voit pas. Je parle de l'enfant, mais c'est le cas pour toutes les victimes, femmes, hommes et enfants. Et plus ça va, plus je me dis qu'on ne veut surtout pas les "voir". Alors un mot net et précis, c'est bien. Ca reste juste un mot. Des chiffres ronds et bien alignés, c'est bien aussi. Ca reste juste des chiffres.
 
Celle dont je peux le mieux parler, c'est sans doute moi. J'ai reçu, après publication de l'article concernant mon histoire, beaucoup de jolis mots de soutien qui mettent du doux sur les cassures, notamment via Twitter. J'ai reçu, aussi, beaucoup de retours horrifiés. Horrifiés, vraiment. Et pourtant, j'ai dit si peu de choses. Je n'ai rien dit des images, des sons, des odeurs ou des douleurs stockés dans ma mémoire traumatique et qui peuvent resurgir à l'identique n'importe quand. Je n'ai pas dit l'étouffement qui me réveille au milieu de la nuit, ou mes propres hurlements qui me terrifient. Des gens prêts à entendre tout cela, il y en a peu. C'est trop lourd, c'est trop moche, ça fait trop mal à écouter.
 
Je ne peux pas m'empêcher de penser que si les gens acceptaient de "voir" au-delà des mots nets et précis, les choses seraient différentes. Si les parlementaires voyaient au-delà des mots "viol d'enfant", m'est avis qu'on aurait supprimé la prescription de ces crimes depuis belle lurette.
 
Si je vous dis, là, comme ça, que lorsque j'avais onze ans ils étaient autour de huit à chaque fois, à faire leurs trucs chacun leur tour ou à plusieurs, c'est déjà insoutenable pour vous qui lisez, n'est-ce pas ? Alors imaginer ce que c'est de le vivre, c'est inenvisageable. C'est vrai pour moi, c'est vrai pour toutes les victimes... Peut-être que ça participe au silence imposé autour des crimes sexuels. Je me répète, mais même si les mots ne suffisent pas, il faut pouvoir dire.
J'ai bien vu l'émotion qu'a suscité l'article dans lequel je vous parlais de moi. Mais c'était moi. Beaucoup parmi vous me suivent depuis un moment au quotidien sur Twitter, ça créé un lien. Et puis c'est une belle histoire, celle de la gamine toute cassée qui se destine à être auprès des gamins tout cassés. C'était moi, c'était juste moi.
 
Des "moi", il y en a des millions. Pourtant on patauge dans l'indifférence quasi-générale, la banalisation, l'ignorance et l'immobilisme. Pour quelques victimes que j'écoute moi, par exemple, pour quelques unes que j'essaie d'aider, combien d'autres qui sont seules ? Je me sens impuissante et dépassée par l'ampleur des dégâts à l'échelle nationale et mondiale. Entendez-moi bien, je ne me flagelle pas à l'idée de ne pas pouvoir sauver le monde. Au contraire, je pense que je fais de mon mieux avec ce que j'ai, et que si je peux changer au moins un monde, c'est déjà énorme. Je crois simplement que nous ne sommes pas assez nombreux pour venir en aide à toutes les victimes. Je crois, aussi, que ceux qui dirigent le monde ne font pas grand chose pour éviter que la liste des victimes ne s'allonge. D'ailleurs, les deux sont liés, puisque tous les agresseurs ont un jour été des victimes. On ne s'occupe pas, ou si peu, des victimes, créant ainsi de nouveaux bourreaux. On protège les agresseurs, aussi, à grands renforts de prescription et de condamnations ridicules. C'est désespérant.
 
Les victimes de crimes sexuels sont invisibles. Si je vous parle de la faim dans le monde, vous aurez probablement en tête l'image de ces petits Africains au ventre gonflé par la dénutrition et qui n'ont plus que la peau sur les os. Si je vous parle des réfugiés qui meurent noyés chaque jour, l'image du corps sans vie du petit Aylan vous reviendra sans doute. Si je vous parle des victimes du terrorisme, les images des attentats de Paris ou de Nice surgiront de votre mémoire. Si je vous parle d'abus sexuels sur mineur, que voyez-vous ? A moins d'avoir vous-mêmes été victimes, vous ne voyez probablement rien.
On ne diffuse jamais à grande échelle, comme on le fait pour la faim dans le monde, les réfugiés ou le terrorisme, les images des enfants victimes des crimes sexuels. Il y a une excellente raison officielle à cela : on basculerait immédiatement dans la pédopornographie. Mais dans le fond, je pourrais tout aussi bien vous décrire des images avec des mots, faire appel à votre imagination. Je pourrais par exemple vous demander de penser, juste quelques secondes, aux dégâts physiques que peuvent occasionnés un sexe d'adulte dans un corps d'enfant. C'est insoutenable, n'est-ce pas, cette image qui s'insinue dans votre esprit ? C'est d'une violence extrême, ça donne envie de vomir, ça oppresse. C'est le quotidien des victimes que l'on oublie, que l'on ignore, que l'on met de côté. Et quand je parle d'enfants et d'ados "tout cassés", il est humainement plus supportable de s'arrêter à l'image des cassures de l'âme.
 
Mon histoire vous a fait réagir, parce que vous me connaissez un peu, d'une certaine façon. L'émotion qui vous envahit quand vous lisez, ici, les histoires des enfants et des ados avec lesquels je fais un bout de chemin, elles vous touchent parce qu'en vous les racontant, je mets de l'humain dedans. Ce ne sont plus juste des "enfants violés" ou des statistiques. C'est Gabriel, c'est Zita, c'est Léna, c'est Katia. Je vous raconte qui ils sont, ce qu'ils ont vécu, et d'une certaine façon ils se mettent à exister pour vous. Ils perdent de leur invisibilité, et leurs souffrances vous révoltent.
 
Il n'y aura jamais assez de mots et de temps pour raconter l'histoire de chaque victime. On peut choisir de fermer les yeux, parce que c'est plus supportable. On peut aussi choisir de voir et d'agir, chacun à sa manière, chacun à son échelle.
 
Mon histoire vous a touchée, et vos mots m'ont fait beaucoup de bien. Mais dans le fond, si je n'étais pas en passe de devenir médecin, auriez-vous été émus de la même façon ? Si mon histoire c'était arrêtée au moment de la prostitution, par exemple, vos mots et votre émotion auraient-ils été les mêmes ?
Je ne me revendique pas porte-parole ou défenderesse de toutes les victimes, c'est beaucoup trop pour mes petites épaules. Je peux vous parler de moi, je peux vous parler de ceux qui arrivent tout cassés dans mon bureau.
 
Je n'ai pas non plus vraiment de net et de précis à vous  offrir : le message que je porte n'est ni tout noir, ni tout blanc, il se décline dans d'infinies nuances de gris. Si je donne l'impression de bien m'en sortir malgré mon vécu, ça ne veut pas dire que toutes les victimes "vont bien" avec le temps. A l'inverse, si d'autres sont totalement détruits, ça ne veut pas dire que toutes les victimes sont foutues d'avance. Chaque histoire est différente, chacun a ses ressources et ses failles.
 
Des ressources, il en faut pour réparer les victimes. En soi, bien sûr, mais aussi et peut-être surtout en dehors. Des magistrats et des policiers, des médecins, des psychologues, des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des profs, des avocats... Chacun a son rôle à jouer.
 
Il peut ne falloir qu'une personne pour détruire une victime, il en faut bien plus pour lui permettre de se reconstruire.
 
On peut tous faire quelque chose. Toi, le médecin, tu peux demander systématiquement "Avez-vous été victime de violence au cours de votre vie ? Violences psychologiques, physiques, économiques, sexuelles ?" et accueillir la souffrance. Toi, le militant, tu peux dénoncer la culture du viol et le silence qui entoure les victimes. Toi, le professeur, tu peux garder en tête que statistiquement, deux enfants par classe sont victimes de violences sexuelles, et écouter la petite voix qui te souffle qu'un enfant ne va pas bien. Toi, l'anonyme, tu peux ouvrir les yeux sur le désastre humain qui se joue sous tes yeux.
 
Toute réparation commence par une main tendue.
 
"Il faut tout un village pour élever un enfant".

3 commentaires:

  1. Merci de parler pour nous...nous qui ne savons pas comment le dire ... n'osons pas le dire... c'est déja dur dire que l'on a subit des abus mais raconter les abus c'est encore pire...et au fond personne ne veut nous entendre...alors merci de porter notre voix

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci à toi pour ces jolis mots <3

      Je crois que chacun a son histoire à raconter, mes mots ne peuvent pas tout dire, mais s'ils peuvent aider un peu à alléger la souffrance des victimes et à ouvrir les yeux du monde sur ce qu'elles vivent, j'en suis très heureuse et c'est un immense honneur.

      Plein de courage à toi, j'espère de tout cœur que tu trouves les mains tendues dont tu as besoin.

      Supprimer
  2. Je viens de lire l'ensemble des articles du blog, sans m'arrêter. Merci pour ces mots, ces phrases, ces histoires. Un univers inconnu qui semble l'être un peu moins, ou l'impression d'avoir traversé le miroir sans tain...
    Merci !

    RépondreSupprimer