vendredi 19 août 2016

Boomerang, retour de flamme et double effet kiss cool

Elle s'appelle Tania. Elle a treize ans, et elle m'énerve. Mais alors elle m'énerve à un point... Elle est hospitalisée sous un motif fourre-tout dans lequel on met bien ce qu'on veut : "troubles du comportement". Tania est en 5ème, et ses résultats scolaires sont en chute libre. D'ailleurs depuis deux semaines, elle ne met plus les pieds au collège, et pour cause : elle en a été temporairement exclue. Pour être tout à fait exacte, c'est le troisième collège dont elle se fait exclure cette année, et nous ne sommes qu'en décembre. En famille aussi, les choses se détériorent : Tania insultent ses petites sœurs comme ses parents, peut se montrer violente physiquement et résiste à toute forme d'autorité. A plusieurs reprises, elle a fugué au milieu de la nuit avec des amis, dormant dans des squats ou dans des bâtiments abandonnés.
Voilà comment elle a atterri devant moi, assise à côté d'une mère qu'elle ne regarde que pour la fusiller du regard, me toisant du haut de sont brillant pedigree. Elle n'a rien à faire là, et elle entend bien me le faire comprendre. Sa mère, elle, me dit en pleurant qu'elle est à bout de forces, que sa fille n'écoute personne et qu'elle est vraiment très inquiète. "Mêmes les gendarmes qui l'ont ramenée après sa dernière fugue, elle ne les écoute pas, vous vous rendez compte ?!". Oui oui, je me rends bien compte. Je me rends bien compte que la demoiselle n'entend ni ses parents, ni son proviseur, ni l'éducatrice spécialisée que sa mère a consultée, ni sa tante qui travaille pour l'Aide Sociale à l'Enfance, ni les gendarmes, et que c'est un peu naïf de croire qu'elle va m'écouter moi, avec mon miel dans la voix, ma tête pleine de boucles et mes grands yeux innocents. En résumé, je me rends bien compte que ça part mal...
A ma demande, la mère de Tania regagne la salle d'attente pour me permettre d'entendre sa fille seule. Tania reconnaît sans mal les fugues, les problèmes scolaires, les relations familiales compliquées. Elle me rit au nez, emmitouflée dans son air de défi insupportable, quand je pose la question de consommations toxiques et que je demande si elle a un petit ami. Elle se paye ouvertement ma tête, mais ne répond pas. J'essaie de creuser, d'attraper un bout de fil qui m'aiderait à dérouler la pelote de nœuds dans laquelle elle est en train de s'enfermer. J'essaie vraiment, convaincue qu'une jeune fille qui n'a aucun antécédent psychiatrique et a toujours été brillante, agréable et joyeuse ne se met dans un pétrin pareil sans raison. Je relance, je questionne, je tente d'attraper son regard, j'aménage des silences pour qu'elle puisse se confier, et rien. Je n'obtiens rien, sinon un regard froid et détaché et des bribes de phrases lâchées sur un ton volontairement provocant. 
Je n'obtiens rien, et je commence à avoir mal aux bras à force de ramer, alors je décide de reprendre depuis le début, et de lui raconter sa propre histoire avec mes mots à moi. Ils ne lui plaisent pas, les mots que je choisis, et elle crie presque lorsqu'elle me dit que non, ses agissements récents ne constituent pas des mises en danger. Elle a treize ans et non, vraiment, elle ne voit aucun danger à fuguer pour passer la nuit dans la rue seule avec deux garçons alcoolisés et quasiment majeurs. Elle y croit vraiment, je le vois bien, alors j'essaie de lui expliquer ce qui aurait pu et pourrait encore lui arriver, et je choisis mes mots pour ne pas trop la brusquer. Je souligne qu'elle ne m'a pas dit si oui ou non, elle boit ou fume des herbes de Provence, mais que ça aussi, ce sont des mises en danger. Et puis sans trop savoir pourquoi, je rajoute "comme les scarifications, d'ailleurs". Jackpot. "Comment vous savez ça ?". Elle est fâchée, elle bout de rage, et moi je me dis que parfois ça peut aider, les mots qui sortent tout seuls sans que je les ais réfléchis avant. Je déroule la pelote, et je découvre qu'en plus des mises en danger répétées et des scarifications, Tania trimballe un syndrome dépressif patent et des idées suicidaires tenaces. J'explique qu'au vu de la situation, nous allons lui proposer une hospitalisation. Elle conteste, je maintiens, elle se ferme et décide de ne plus m'adresser un mot.
Je demande à l'infirmière qui m'accompagne de faire revenir la mère de Tania, à laquelle je répète que nous proposons une hospitalisation. Elle accepte immédiatement, malgré les cris, malgré les larmes, malgré les menaces de sa fille "qui ne lui pardonnera jamais". Cela fait déjà une bonne heure que je rame fort fort avec mes petits bras et vraiment, Tania m'énerve, alors je craque et laisse échapper un "oui ben pour le pardon on verra plus tard, pour le moment c'est comme ça". Et instantanément, je culpabilise et je m'insulte intérieurement. Aux cris de Tania et aux larmes de sa mère s'ajoute donc la petite voix qui prend tant de plaisir à me faire mal, une petite voix qui me dit et me répète que ce n'est pas étonnant, que je n'arrive à rien avec cette gamine, avec mes compétences inexistantes et mon manque flagrant de professionnalisme.
Je ne le sais pas encore mais Tania, c'est le double effet kiss cool.
 
 
Elle s'appelle Alexandra, elle aura bientôt quinze ans. Elle est hospitalisée, encore, pour "troubles du comportement". Dès la fin de notre premier entretien, je me suis entendue dire "punaise, c'est la même que Tania". La même, trois mois après que Tania a quitté le service. Les mêmes paupières charbonneuses, les mêmes lèvres rouges sang, la même froideur et le même détachement dans le regard, le même air de défi, les mêmes provocations. Son parcours aussi, est sensiblement identique à celui de Tania. Alexandra non plus, n'avait jamais posé le moindre problème à ses parents jusqu'à récemment. Elle aussi, fugue au milieu de la nuit. Elle part en stop pour rejoindre son petit ami, ou le fait entrer en cachette dans le domicile familial pour passer la nuit avec lui. Sa mère est dépassée, rongée par l'inquiétude, et m'explique ce qu'elle a trouvé dans la chambre de sa fille lorsqu'elle a mis son amoureux dehors au petit matin. A l'évidence, Alexandra a délaissé la grenadine pour des boissons moins innocentes et fume autre chose que du rhododendron. Elle s'enferme dans le même silence entêté que Tania, aussi, malgré toutes les portes que je m'efforce d'ouvrir, malgré tous les petits cailloux que je sème. Elle aussi, elle s'enferme avec ses mises en danger, ses scarifications, son syndrome dépressif et ses idées suicidaires, dans une solitude qui, si elle est choisie, n'en reste pas moins terriblement douloureuse.
Alexandra n'est hospitalisée que depuis trois jours, et sa présence complique bien des choses. Tous les garçons du service lui tournent autour et elle en joue, créant des tensions qui me font craindre une catastrophe imminente. Elle manipule les filles, provoque les soignants, et persiste à ne rien livrer d'elle-même. Tout est faux, tout est calculé. Voilà le constat que nous dressons au moment des transmissions, vers quatorze heures. Pendant les transmissions, les enfants sont en "temps en chambre". Seulement voilà, notre réunion se termine, et Alexandra a disparu. Alexandra, et l'un des ados hospitalisés. Alexandre et Alexandra, c'est charmant. Comment ont-ils pu sortir du service ? Aucun soignant n'a égaré ses clés, toutes les portes sont bien fermées, les fenêtres ne s'ouvrent pas sur plus de 3 cm, et ils n'ont même pas leur chaussures. Le service est sans dessus dessous. Bon, plan B. Pas de chef sous le coude, alors on attend mes directives. J'envoie la cadre du service faire le signalement de fugue au commissariat, charge une infirmière de prévenir la Direction de l'hôpital, une autre de remplir les deux dossiers médicaux, deux infirmiers et l'éducatrice d'aller explorer les alentours en voiture, et j'appelle les parents des deux ados. On a vu plus facile et plus sympathique, comme exercice, que d'appeler les parents de deux ados pour leur dire "Coucou ! Vous nous avez confié votre enfant mais alors, tenez vous bien, vous allez rire, il a mystérieusement disparu de notre service fermé à clé dans lequel mon chef vous a pourtant assuré qu'il serait en sécurité. Bisous". Evidemment, l'exercice devient encore plus agréable quand les deux ados en question présentent un potentiel suicidaire non négligeable. J'en prends plein la figure, je me fais copieusement insulter, et je trouve ça parfaitement normal.
Une infirmière vient finalement me chercher : Eléonore, une autre patiente, a expliqué qu'Alexandra avait réussi à démonter le système qui bloque l'ouverture des fenêtres. Elle raconte qu'Alexandra lui a demandé de refermer derrière elle, ce qu'elle a fait. Bon, on règlera ça plus tard. Pour l'heure, Alexandre, le deuxième ado disparu, vient de réapparaître. Il sonne à l'entrée du service, la mine contrite, trempé jusqu'aux os, en chaussettes. Il explique avoir suivi Alexandra pour la protéger, mais ne l'a pas retrouvée.
Finalement, Alexandra réapparaît à son tour, deux heures plus tard. Elle aussi, en chaussettes. Elle est ramenée par le père de son petit ami, Kévin, qui a été contacté par la gendarmerie et a filé récupérer son fils et la petite fugueuse chez celle qui est censée être la petite amie actuelle du fils. En entretien, Alexandra m'explique qu'elle est à nouveau en couple avec Kévin. Moi, j'en étais restée à "il m'a larguée comme une merde il y a quinze jours". Elle me raconte qu'il a changé d'avis et qu'elle l'a accompagné chez sa nouvelle ex petite amie, nouvelle ex à laquelle il a annoncé qu'il rompait avant d'embrasser Alexandra à pleine bouche. C'est à ce moment là que le père de Kévin est arrivé, appelé non seulement par les gendarmes mais aussi par la mère de la nouvelle ex. Alexandra me dit aussi qu'elle était partie pour se jeter d'un pont, avant de changer d'avis et d'aller rejoindre Kévin. Mais non, vraiment, là de suite, elle n'a plus la moindre idée suicidaire. Ahah, tellement drôle (non). Je parviens enfin à joindre mon chef de service, qui me rejoint et décide d'une mise en isolement qui devrait permettre de protéger Alexandra d'elle-même. Soit. Il est presque 19h.
Le lendemain matin, à 8h30, on m'informe que la nuit s'est bien passée pour Alexandra. Je décide de lever la mesure d'isolement. Au moment de défaire son lit, une infirmière constate que le drap d'Alexandra a été déchiré. Trois minutes plus tard, elle retrouve un nœud coulant caché sous le matelas. Non, vraiment, elle n'avait plus aucune idée suicidaire.
Je ne le sais pas encore mais Alexandra, c'est le retour de flamme.
 
 
Elle s'appelle Amélie, elle a treize ans. Elle est hospitalisée en raison d'un syndrome dépressif qui gagne rapidement du terrain et d'idées suicidaires massives. Sa mère me raconte qu'Amélie est une jeune fille adorable, qui ne lui a jamais posé le moindre problème alors qu'elle l'élève seule et compose avec de lourds problèmes de santé. Pourtant voilà, celle qui fut une jeune fille joyeuse, très sociable et très entourée, élève brillante, est désormais triste à en mourir, s'isole et lutte difficilement contre des idées suicidaires qu'elle ne reconnaît qu'à demi mots. Sa mère en est convaincue, c'est lié à son petit ami.
Amélie aussi, elle est convaincue que c'est lié à son petit ami. Enfin, son petit ami, son "ex, plutôt". Comme ça, sans raison, alors que tout allait bien entre eux, il a mis fin à leur relation il y a un mois. Un après-midi, il a débarqué chez elle avec son ex, Alexandra, et a annoncé à Amélie qu'il la quittait pour se remettre avec son ancien amour. Et puis il l'a embrassée, son Alexandra, à pleine bouche, sous les yeux d'une petite Amélie qui a senti qu'elle perdait pied.
Je ne le sais pas encore mais Amélie, c'est le retour du boomerang que tu reçois en pleine tête.
 
 
Tania, Alexandra, Amélie. Trois histoires qui s'enchaînent sans avoir l'air de se croiser. Trois jeunes filles qui soudainement, se mettent en danger et se font du mal. Elles ont bien des choses en commun, dont une qui m'avait échappée : Kévin.
Kévin a quinze ans maintenant, mais il en avait douze lorsqu'il a été hospitalisé dans notre service. Je ne le connais pas, mais l'équipe infirmière et le chef de service se souviennent très bien de lui. S'il a tant marqué les esprits, c'est parce que son histoire touche à l'un des plus grands tabous de notre société.
Kévin a été hospitalisé après avoir imposé des attouchements sexuels à sa petite sœur, alors âgée de six ans. Un soir, le père de Kévin a entendu du bruit dans la chambre des deux enfants. En entrant, il a trouvé son fils nu, allongé sur sa petite sœur, nue elle aussi, qui se débattait. Il a vu rouge, et a cogné sur son fils à coups de poing et de pied jusqu'à ce que sa rage retombe un peu. Et puis voilà, les parents ont consulté parce que leur fils est forcément un monstre de perversion, et Kévin et sa tête que papa a toute cassée ont été hospitalisés.
Fait étrange, l'équipe infirmière ne se souvient pas comment s'est terminée cette hospitalisation. Célia, l'éducatrice, si. Elle m'explique qu'un jour, le père de Kévin s'est présenté pour faire sortir son fils du service. Le chef était ailleurs dans l'hôpital, occupé par l'inauguration d'un nouveau bâtiment. Célia l'a appelé, lui a expliqué la situation. Pour x ou y raison, le chef ne s'est pas déplacé et a dit de laisser partir Kévin, que cela équivalait à une sortie contre avis médical. Kévin a-t-il été suivi ensuite ? Personne n'en sait rien. Qu'est devenue sa petite sœur ? On ne sait pas non plus. Est-ce que la famille avait fait l'objet d'un RIP ou d'un signalement ? Aucune idée.
 
Et me voilà, moi, avec trois ados toutes cassées parce qu'elles sont tombées amoureuses d'un même garçon tout cassé, ma voix qui perd clairement de son miel, ma tête pleine de boucles emmêlées, mes grands yeux plus si innocents et un tas de questions sans réponse.
Il m'a fallu quelques jours et le silence de mon chef pour me décider à aller chercher des réponses par moi-même. J'ai demandé à Claude, la secrétaire, si elle pouvait me sortir le dossier médical de Kévin des archives : "Ah tiens ça tombe bien, regarde, il est juste là, le chef m'a demandé la même chose hier !". Lui aussi, il a cherché des réponses.
Kévin a-t-il été suivi après sa sortie d'hospitalisation ? Non.
Qu'est devenue la petite sœur ? Elle n'a bénéficié d'aucun suivi psychologique à notre connaissance.
La famille a-t-elle fait l'objet d'un RIP ou d'un signalement ? Non.
 
On en est à cinq vies salement abîmées, à cinq enfants tout cassés parce que des adultes n'ont pas fait leur boulot. Personne ne s'est dit que si Kévin, à douze ans, faisait subir ce que la loi appelle des viols à sa petite sœur de six ans, c'est peut-être que lui même avait été victime du même genre de choses, et non pas parce que cet enfant était un monstre de perversion. Personne n'a jugé utile de signaler ces faits aux services sociaux, ni ça ni la tête toute cassée de Kévin. Personne ne s'est dit que ça n'allait pas le faire, cette sortie d'hospitalisation contre avis médical et sans suivi. Personne n'a suivi Kévin, et personne ne s'est soucié de savoir si sa petite sœur était prise en charge sur le plan psychologique. Personne.
 
Et me voilà, moi, devant ces cinq vies toutes cassées, avec ma voix qui n'a plus du tout de miel, ma tête moins plein de boucles et mes yeux plus du tout innocents. Personne n'a rien fait. Et tout ces "personne" qui n'ont rien fait, maintenant ils se demandent ce qui a bien pu se passer, pour qu'ils ne fassent rien. Ils se le demandent à eux-mêmes et aux autres, sans trouver de réponse. Ils disent "on a salement merdé", dans un grand "on" qui englobe on ne sait qui mais qui leur évite de se retrouver seuls face à une réalité dérangeante.
 
On en est à cinq enfants tout cassés, et au détour d'une consultation de suivi, Tania me souffle que d'autres seront bientôt là, dans mon bureau.
 
 
 

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