samedi 20 août 2016

Elise

Elle s'appelle Elise, elle a tout juste cinq ans. Je m'apprête à la rencontrer, et j'ai un petit point d'angoisse au creux du ventre, comme une peur sourde de ne pas savoir m'y prendre. Pour l'heure, elle est encore la plus jeune de mes petits patients.
 
Elle dessine sagement dans la salle d'attente, installée tout près de sa maman qui trifouille son téléphone. Elles se lèvent toutes les deux pour me rejoindre, et je suis obligée de me mordre les joues pour ne pas éclater de rire. Debout côte à côté, mère et fille forment un duo improbable de deux êtres identiques à bien des égards, sauf que l'un est adulte et l'autre pas : même manteau noué de la même manière, chaussures quasiment identiques, même coupe de robe bouffante qui leur serre la taille, même posture distinguée et élégante.
Nous nous installons dans mon bureau. Elise me jette des regards furtifs, se cache dans les bras de sa mère et tourne la tête dès que mes yeux se posent sur elle. Sa mère, elle, se lance immédiatement dans un long monologue. Elle m'explique, comme la secrétaire l'a noté sur ma feuille de consultation, qu'Elise a déjà été suivie pendant plusieurs mois par l'une des pédopsychiatres du centre, mais que le contact ne passant pas très bien entre la petite fille et son médecin, elle a demandé à changer de soignant. "Vous comprenez, elle ne lui disait jamais rien d'autre que : c'est la vie !". Ce que je comprends, surtout, c'est que cette maman ne réalise probablement pas qu'elle a renoncé aux soins prodigués par une pédopsychiatre qui exerce son métier depuis plus de trente ans pour se retrouver en face d'une petite interne de rien du tout, une petite interne qui n'a jamais reçu d'enfant aussi jeune qu'Elise en consultation.
J'essaie de faire taire la petite voix qui me traite intérieurement d'imposteur, et affiche mon plus beau sourire pour demander ce qui a motivé les toutes premières consultations ici. Je pourrais prétexter que je n'avais pas le dossier médical antérieur, ou que je n'ai pas eu le temps de le lire, ou même que je préfère repartir de zéro sans m'appuyer sur les notes du médecin précédent. Je pourrais faire n'importe lequel de ces choix, mais je m'entends annoncer le plus honnêtement du monde : "Je n'ai pas réussi à déchiffrer les notes de ma collègue". Ahah, "ma collègue". Notez que je me donne du mal pour me glisser dans la peau du docteur qui sait ce qu'il fait.
 
La mère d'Elise m'explique qu'elle vit un divorce difficile, depuis un peu plus d'un an, et c'est un peu comme si c'était elle qui venait me consulter. Dans un premier temps, elle a obtenu la garde principale d'Elise, qui a vécu auprès d'elle pendant un an, ne voyant son père qu'un week-end sur deux et la moitié des vacances. Seulement voilà, le père en question s'est mis en tête de demander la garde partagée, et l'a obtenue. Depuis un mois, Elise passe donc d'un appartement à l'autre, une semaine chez papa, une semaine chez maman. Les "relais" entre ses parents sont inexistants, chacun la récupère directement à l'école, si bien qu'en dehors des vacances scolaires, les deux parents ne se croisent jamais et ne s'adressent pas la parole.
Elise, elle, multiplie les symptômes depuis ce changement de mode de garde. Elle pleure tous les matins lorsque sa mère la dépose à l'école, refusant de la quitter, fait à nouveau pipi au lit quasiment toutes les nuits, est en proie à des cauchemars récurrents. La mère me liste les symptômes de sa fille, et je constate que ça ne répond pas à ma question concernant le motif de consultation initial, il y a un an, et non pas il y a un mois. Je repose donc ma question, et n'obtiens rien de plus qu'un : "C'était déjà un peu tout ça, mais c'est de pire en pire". Evidemment, vu l'état des relations entre les deux parents, la mère ne peut pas me dire si les symptômes qu'elle décrit sont également présents lorsqu'Elise passe la semaine chez son père.
 
Bien. Divorce difficile, mère ô combien anxieuse, père qui "n'a pas voulu venir, il s'en fiche de tout ça, il n'entend pas qu'il s'agit du bien-être de sa fille". Bien bien, vraiment. Je la déteste déjà, cette position d'arbitre désigné au milieu de deux adultes qui se sont aimés, avant.
Plusieurs fois, j'essaie de poser mes questions directement à Elise, mais elle détourne le regard et ne me répond pas. Dans ma tête, la petite voix s'amuse bien de me voir complètement perdue. Je tente de me raccrocher à ce que je sais faire, et propose à Elise de la voir toute seule, pendant que sa mère patientera en salle d'attente. Echec cuisant, elle refuse tout net et se met à pleurer. Nous continuons donc la consultation à trois, et je sens que l'angoisse au creux de mon ventre est en train de céder la place à un agacement certain. La journée a été longue, elle va l'être encore plus, et le spectacle qui se déroule sous mes yeux m'insupporte : la petite fille grimpe sur sa mère, la dévore du regard, la couvre de baisers, puis soudainement serre fort son écharpe au tour de son cou ou la mord, ignorant les quelques faibles "non Elise, je t'ai dit non, tu me fais mal" de sa mère. Finalement, la voilà qui exige que sa mère me demande une feuille pour qu'elle puisse dessiner, comme si je ne pouvais pas l'entendre. Je décide que là, c'est un peu trop, alors j'enlève un peu de miel de ma voix pour lui dire calmement mais fermement que si elle veut une feuille blanche, il lui suffit de me la demander elle-même. Elise grimace, ronchonne, essaie de faire céder sa mère, et moi je persiste avec mes "ça ne sert à rien de t'en prendre à maman, c'est moi qui distribue les feuilles et je serai ravie de t'en donner une si tu me le demandes". Autant dire que là, en matière d'installation de la relation thérapeutique, on est environ au niveau moins 12. Elise finit quand même par me demander sa feuille. Elle dessine, écrit son prénom puis lance : "Regarde Maman, j'ai écrit ton prénom !". En fait de prénom, elle a écrit "Maman", et ça aussi, ça m'insupporte. Ca m'insupporte presque autant que le silence de sa mère qui ne dira jamais que non, "maman" ce n'est pas son prénom. Elle n'est plus que ça, "maman".
 
Après 40 minutes d'entretien qui me paraissent désespérément longues, nous convenons d'un nouveau rendez-vous. Je confirme oralement la date et l'heure, les note sur une petite carte et m'accroupis devant Elise. Je lui tends le carton de rendez-vous, et je dis doucement : "Tiens, c'est TON rendez-vous. La prochaine fois, on discutera juste toutes les deux et ta maman attendra en salle d'attente". Elle détourne la tête et fixe sa mère, qui (Dieu merci) ne bouge pas. Claude, la secrétaire, est visiblement très amusée par l'image de l'interne accroupie devant une enfant de 5 ans dont elle essaie désespérément d'obtenir un peu d'attention. Trois bonnes minutes s'écoulent, et Elise finit par accepter de prendre le petit carton.
 
 
Dix jours plus tard, je retrouve celle qui n'est déjà plus la plus jeune de mes petites patientes en salle d'attente. J'ai un peu peur d'une nouvelle crise, pourtant lorsque je m'approche Elise se lève et vient seule vers moi. Elle se retourne tout juste le temps de lancer "A tout à l'heure, Maman", et glisse sa petite main dans la mienne. Je suis surprise, mais ce n'est qu'un début. Alors que nous avançons main dans la main vers le bureau, Elise me demande : "Dis Lilpap' (oui oui, elle m'appelle par mon prénom), Maman va attendre parce que c'est mon rendez-vous, c'est ça ? Et moi je peux te dire tout ce que je veux ?". Je réponds deux fois que oui.
Elise s'assoit sagement sur sa chaise, et entreprend de me montrer ce que contient le petit sac qu'elle a apporté. Je m'aperçois en souriant que je découvre seulement à quel point elle est mignonne : de longs cheveux châtains, de grands yeux mi-verts mi-noisettes, un visage poupin et deux petites fossettes au creux des joues quand elle sourit. Je découvre qu'elle est adorable, et cela me pose question : l'ai-je vraiment regardée, à notre premier rendez-vous ? M'a-t-elle laisse la regarder vraiment ?
Je cherche des réponses, et Elise discute. Je l'écoute attentivement. Elle me montre un trousseau de clés, et je demande ce qu'elles ouvrent :
"- C'est les clés de ma boîte aux lettres !
- Ah bon, mais tu as une boîte aux lettres à toi ?
- Oui, mais c'est une fausse hein.
- D'accord. Fais attention à ne pas les perdre quand même...
- Ah ben oui, si je les perds on est marron-chocolat !".
Je suis prise d'un fou-rire, et à défaut d'être marron-chocolat, je fonds tellement devant cette petite que j'en suis toute caramel. Elise rit avec moi, et finit par me lancer "Je suis une petite coquine, hein ?".
Pendant la consultation, nous dessinons toutes les deux, et si elle accepte le dessin que je lui offre, Elise refuse tout de même de me laisser le sien, qu'elle a fait "pour maman". Au moment de fixer le prochain rendez-vous, elle me tend spontanément sa petite main pour que je lui remette le carton. Et puis elle passe la porte du secrétariat avec sa maman, fait quelques pas, et revient en courant vers moi : "J'ai oublié le bisou !". Le cadre thérapeutique, la distance professionnelle, tout ça, clairement, elle s'en fiche. Et moi je me dis que zut, on verra bien.
 
Il y a d'autres rendez-vous. Après quatre ou cinq consultations, Elise a vraiment investi nos rencontres comme étant "son temps de parole à elle". Elle parle beaucoup de ses parents, avec des mots qui font mal au cœur, au sien et au mien : "De toute façon, des parents qui ne s'aiment plus et qui ne vivent plus ensemble, c'est même pas des vrais parents !". Ca semble anodin, pourtant avec ses mots de toute petite fille, elle finit par me dire son angoisse qu'un jour, ses parents ne l'aiment plus. Après tout, comme elle me l'explique, "un jour ils ont bien arrêté de s'aimer, tous les deux, l'amour ça ne dure pas pour toujours". Au troisième rendez-vous, elle me confie son dessin d'elle-même. Au quatrième rendez-vous, quand je propose au bout de vingt minutes de faire venir sa maman pour faire le point, Elise me répond : "Non, je ne veux pas. Je l'aime bien Maman, mais je préfère quand on est juste toutes les deux, toi et moi. C'est mon rendez-vous".
De rendez-vous en rendez-vous, les symptômes régressent : quasiment plus de pipi au lit, des cauchemars devenus rares, et plus du tout de larmes le matin en arrivant à l'école. De mon côté, Elise est devenue ma "consultation bonbon", celle qui me fait sourire d'avance le matin devant mon agenda, et qui m'attendrit encore le soir quand je rentre chez moi. De tous mes petits patients, elle est la seule qui m'ait jamais planté un bisou sur la joue pour me dire au revoir. Je ne l'en empêche pas.
 
Je suis ravie de savoir que ses symptômes disparaissent peu à peu, et sa mère l'est encore plus, mais je me demande bien ce que j'ai pu faire de si efficace, entre deux dessins et trois plaisanteries. J'écris que sa mère est ravie, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Pendant quelques semaines, je crois qu'elle m'a détestée. Elle était soulagée de voir les troubles de son bébé s'effacer, mais nettement moins de s'apercevoir que son bébé n'en était plus vraiment un, l'abandonnait sans problème en salle d'attente et ne partait jamais s'en m'avoir fait un bisou. Elle a eu besoin d'un peu de temps, pour s'habituer, cette maman qui aime sa fille bien plus qu'elle ne s'aime elle-même.
Si j'ai vraiment aidé Elise, c'est sans doute simplement en étant là pour permettre ce que l'on appele pompeusement "la triangulation de la relation". Je n'ai rien fait d'autre que de l'écouter et de rire avec elle, et c'était sans doute suffisant. L'écouter, rire avec elle et lui dire que c'était SON rendez-vous. Je crois que semaine après semaine, elle a découvert qu'elle pouvait passer du temps sans sa maman, du bon temps dont elle profitait, du bon temps qu'elle pouvait garder pour elle seule. Je crois qu'elle a pris conscience qu'elle existait par elle-même, et pas seulement au sein de leur infernal duo mère-fille.
 
Lorsque j'annonce à Elise et à sa mère que je vais bientôt quitter le service et qu'il nous faut réfléchir à la nécessité ou non de poursuivre la prise en charge, j'ai le cœur gros. C'est peut-être mal mais c'est comme ça, dans ma ribambelle de petits patients, j'ai des chouchous. Et bon sang, Elise figure clairement dans ce groupe là, alors j'ai un peu envie de pleurer, en voyant l'eau qui menace de déborder de ses yeux clairs. Je me mords encore les joues, pour ne pas pleurer cette fois. Elise secoue la tête dans un grand "non" puis m'adresse son plus joli sourire : "Mais si tu ne travailles plus ici, peut-être que la prochaine fois, tu pourras venir dans ma maison ?". Moi, je suis marron-chocolat-caramel.

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