jeudi 25 août 2016

Zita (2)

Mercredi, 20h. J'ai terminé mes consultations tard, aujourd'hui. Je suis repassée par mon bureau, et me suis finalement installée dans le poste de soins pour gérer les affaires liées au service d'hospitalisation. Le téléphone sonne, je laisse une infirmière décrocher en me disant "C'est sûrement un parent qui appelle pour avoir des nouvelles". Bénédicte décroche, se présente, et suit un long silence qui me tire de l'observation que je suis en train de rédiger. Quelque chose ne va pas, l'alarme logée au creux de mon ventre en est certaine.
Combien de temps dure-t-il, ce silence qui fait pâlir Bénédicte à vue d'œil et m'écrase la poitrine ? J'entends finalement un "Ne quittez pas, je vous la passe". Elle couvre le combiné de sa main, s'approche de moi et les mots qu'elle prononce me confirment que quelque chose va effectivement mal : "C'est Julie, la psychologue de Zita. Elle est avec elle, elle a essayé de te joindre sur ton portable. Zita va très mal. (Tu lui as donné ton numéro de portable ???)".
 
La première pensée qui me vient ressemble à quelque chose comme "Triple buse, tu as laissé ton portable dans ton bureau !". La deuxième chose qui me traverse la tête, dans la fraction de seconde suivante, c'est une petite voix qui murmure "Heureusement que tu as laissé ton numéro de portable personnel à cette psychologue, heureusement que tu lui as dit la vérité concernant la sortie de Zita, heureusement que tu l'as rappelée trois fois depuis pour avoir des nouvelles". "Heureusement", même si je n'étais censée faire aucune de ces trois choses.
Je prends le combiné, et peine à reconnaître la voix de Julie tant elle semble paniquée. Elle m'explique rapidement que Zita est devant elle, à son cabinet, et qu'elle va très mal. "Elle dit qu'elle veut se faire du mal et qu'elle se sent capable de se jeter sous une voiture pour ne plus avoir à rentrer chez elle". Zita a quitté le service il y a un peu plus d'un mois. Depuis, les nouvelles que j'ai obtenues par sa psychologue n'étaient pas très bonnes. Nous avons beaucoup échangé et finalement conclu qu'au moins, Zita pouvait compter sur un appui extérieur qui en masquait un second : moi.
Je demande à parler à Zita, qui répond d'une toute petite voix. Comme elle ne dit rien, je me raccroche à ce que j'ai de plus tangible sous le coude à la minute et lui pose les questions qui me permettront, en théorie, d'évaluer le risque suicidaire immédiat. Alors que chacune de ses réponses me tord un peu plus l'estomac, je commence à comprendre l'état de panique de sa psychologue. Il faut que je réfléchisse, et vite. Je demande à Zita de me laisser une minute.
 
Je pose le téléphone et me tourne vers Bénédicte. Elle me demande : "Qu'est-ce que tu veux faire ?", et je commence à réfléchir à voix haute. Mon chef de service est rentré chez lui, il n'y a plus aucun médecin sénior sur place. Je suis toute seule. Je n'ai pas de lit disponible dans le service. De toute façon, les parents de Zita ont refusé que leur fille soit suivie ici après sa sortie d'hospitalisation, et vues les conditions dans lesquelles nous nous sommes quittés, je doute fort qu'ils acceptent une nouvelle hospitalisation dans mon service. D'ailleurs, accepteront-ils même de l'emmener aux urgences ou dans un autre hôpital ? Je pourrais les orienter vers le service de pédopsy du CHU, mais j'ai eu de mauvaises expériences avec eux sur les prises en charge d'autres enfants. Cela dit, elle serait au moins à l'abri d'elle-même. Et si les parents refusent de consulter, qu'est-ce que je peux y faire ? Etant donné le conflit que cette situation a déjà fait éclater entre mon chef et moi, il me paraît totalement inenvisageable de l'appeler maintenant. Ca tourne à toute vitesse dans ma tête et dans ma bouche, sous le regard bienveillant de Bénédicte qui voit bien que j'essaie de faire au mieux.
Je reprends le téléphone, et explique la situation à Julie : "Il faut que vous disiez à ses parents de l'emmener aux urgences d'ici. S'ils refusent une hospitalisation, il sera toujours temps de demander une Ordonnance de Placement Provisoire, mais je ne peux rien faire s'ils ne l'emmènent pas. Dites leur de venir, les services sociaux sont déjà impliqués suite à mon RIP, j'espère que les parents s'en souviendront. Je vais essayer de trouver une solution, et je vous rappelle d'ici 30 minutes maximum. Dites leur de venir aux urgences".
 
20h25. J'ai une idée en tête, mais aucune garantie de trouver un médecin qui accepte ma demande. Je compose le numéro du service de pédiatrie et demande à parler à un médecin. Alléluia ! Quasiment 20h30 un mercredi soir, et c'est le chef de service qui me répond. Ce pédiatre est formidable, et nous avons déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises.
Je lui explique aussi clairement que possible pourquoi Zita était hospitalisée chez nous et comment elle a quitté le service, j'évoque le RIP que j'ai rédigé, j'expose le risque suicidaire très important et l'absence de place dans mon service, je précise qu'il est fort probable que les parents refusent une hospitalisation en pédopsy et que la pédiatrie constituerait un entre-deux. "C'est bon Lilpap', je vais te la prendre ta choupette. Préviens les urgences, quand elle arrive ils peuvent la faire monter de suite. Et puis rentre chez toi, tu viendras la voir demain matin, ok ?". Je raccroche et un long soupir de soulagement m'échappe, brusquement interrompu par une pensée que je ne parviens pas à retenir : et si les parents de Zita refusaient de l'emmener aux urgences ?
 
Je préviens les urgences, j'explique la marche à suivre, je précise que j'ai l'accord du chef de service de pédiatrie, j'égrène les nom-prénom-date-de-naissance de Zita. Il faut encore que je rappelle sa psychologue... Elle décroche immédiatement et lance sans respirer : "ils-viennent-de-quitter-mon-bureau-ils-ont-dit-qu'ils-l'emmènent-aux-urgences-j'espère-qu'ils-vont-le-faire". A nouveau, je détaille la solution proposée. On se promet de se tenir au courant, et je raccroche.
"Heureusement", voilà ce qui clignote en grandes lettres lumineuses au milieu de ma boîte crânienne. Heureusement que je n'ai pas menti à Julie et que je suis restée en contact avec elle. Heureusement qu'elle a pensé à m'appeler. Heureusement, ayant fini mes consultations tard, j'étais encore dans le service au moment de son appel. Heureusement, ne parvenant pas à me joindre sur mon portable, elle a téléphoné dans le service. Heureusement, je suis tombée sur LE pédiatre qu'il nous fallait.
 
Heureusement.
 
Heureusement, c'est aussi sans doute ce que se dit Julie à cet instant précis.
 
"Heureusement". Pourtant rien ne garantit que cela suffira.
 
Nous serons au moins deux à ne pas très bien dormir, cette nuit.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire