jeudi 18 août 2016

Bas les masques

Il y a Bénédicte. Elle a une cinquantaine d'années, et travaille depuis quasiment dix ans dans le service. Elle est infirmière, drôle et avenante. Son look est un peu excentrique, et chaque matin c'est la découverte : cuissardes de cuir, bottes rouges vernies, grand nœud fuschia dans les cheveux, sac à main vert pomme, tout y passe. Elle est l'une des figures maternantes les plus investies par les petits (et moins petits) patients hospitalisés. Elle rigole les trois-quarts de la journée, chante, imite les soignants dans leurs tics, danse sans raison. Elle écoute, beaucoup, et dit tout ce qu'elle pense, sans détour, mais avec une voix pleine de miel. Dès qu'une situation tourne autour d'une histoire d'abus, physiques ou sexuels, c'est souvent elle qu'on appelle à la rescousse.
Bénédicte a grandi auprès d'un père violent et incestuel, sinon incestueux.
 
Il y a François. Quarante ans tout juste, moins de cheveux que d'années au compteur. Infirmier lui aussi, il est souvent dur, dans ses propos et dans son raisonnement. Il fait pourtant preuve d'une bienveillance rare et est très accessible à la discussion. Souvent, c'est lui qui initie ces moments où, tous à égalité, les soignants échangent leur point de vue sur une prise en charge. Les patients, surtout les filles, disent souvent qu'ils ne l'aiment pas, et pour cause : avec lui, on ne transige pas. On fait ce qu'on dit, et on dit ce qu'on fait. C'est droit, c'est carré. Je reconnais volontiers m'en être étonnée, mais François parvient très bien à "accrocher" certains jeunes. Il devient alors le confident et l'intervenant privilégié par certains, souvent des ados en manque de repères qui envoient valser le monde entier. Le monde entier, sauf lui.
Gamin chahuté par une vie de famille chaotique, un père tantôt absent, tantôt alcoolique et violent, cancre parmi les cancres, révoltés parmi les révoltés, François raconte avoir été "sauvé" par l'armée. De ses années militaires, il a gardé un grand sens de la rigueur, mais aussi le goût de l'effort et du travail bien fait, une générosité immense, et la capacité à devenir un repère pour d'autres.
 
Il y a Jeannine, orthophoniste. Toujours gaie et enjouée, elle dépose des sourires partout où elle passe.  Ses patients l'adorent, et elle le leur rend bien. A bien y réfléchir, tout le monde l'adore. Elle est de toutes les fêtes, de toutes les soirées. Ni compagnon ni enfants, elle est libre, forte et indépendante. Elle est têtue, aussi, et lutte avec acharnement dans le milieu syndical.
 
Il y a Claude, l'une des deux secrétaires. Elle a trois grands enfants dont elle s'est occupée à merveille, sourit à tout va, a toujours un mot ou une attention gentille pour chacun. Elle est prévenante et chaleureuse, c'est un peu la mère de tous les soignants, dans la famille de l'hôpital. Elle a connu des galères. Elle ajoute "comme tout le monde", avec un petit sourire qui laisse croire que non, peut-être pas comme tout le monde quand même.
 
Il y a Myriam, l'autre secrétaire. Une trentaine d'années, jolie comme un cœur, maman épanouie de deux adorables petites filles. Quand elle parle de ses enfants, je me dis que Myriam, c'est un peu une maman de publicité, une qui donne de la tendresse, de l'amour, des jeux et des rires à l'infini, une qui se coltine dans un sourire sincère et inépuisable l'activité collage et le gâteau du mercredi après-midi. Forcément, une maman pareille, quand elle tombe sur des gamins comme ceux avec lesquels on travaille tous les jours, elle est en colère. Elle est en colère, et elle le dit à qui veut l'entendre, la voix tremblante, qu'elle ne comprend pas comment on peut faire des choses pareilles à des enfants. Quand elle s'énerve comme ça, l'eau monte dans ses yeux clairs et ça déborde de tristesse et d'incompréhension emmagasinées pour d'autres enfants que les siens.
 
Il y a Célia, l'éducatrice spécialisée. Au milieu de la trentaine, deux fois maman de tout petits bouts, grande gueule. Elle travaille dans le service d'hospitalisation, et anime des ateliers thérapeutiques à médiation artistique. Elle a un avis sur tout, et entend bien le donner. Un avis argumenté, dans les règles de l'art, toujours. Son aide nous est précieuse pour toutes les problématiques sociales, évidemment, et pour tellement plus que ça. Célia, c'est celle qui a toujours en tête un nouveau projet pour les enfants, une nouvelle idée pour le service. Elle déborde d'énergie. Elle sait écouter longuement, et elle sait aussi se faire entendre, que ce soit par les patients, par les soignants ou par les intervenants extérieurs.
Quand elle avait une dizaine d'années, Célia a croisé la route d'un pervers sexuel en rentrant de l'école. Elle dit "je m'en suis bien sortie" avec un petit sourire, et elle chasse vite vite de ses yeux l'image de la petite fille qu'elle n'a plus jamais été tout à fait.
 
Il y a Marie et Alexandra. Elles ont une quarantaine d'années, sont mamans elles aussi. Plus encore que les autres, ces deux infirmières-là sont de sacrées rigolotes. Elles égrènent leurs blagues, leurs piques et leurs farces sous des airs longtemps sérieux, avec ton pince sans rire travaillé, avant d'exploser en rires sonores et contagieux. Elles scannent le monde qui les entoure, enfants et adultes, soignants et soignés, à la recherche du petit truc qu'elles sauront rendre drôle. Avec les ados, c'est un festival, et cela vire souvent au concours de répartie.
Marie et Alexandra ont chacune perdu un frère. Celui de Marie est décédé dans un accident de la route quand elle avait quatorze ans. Alexandra, elle, avait une toute petite vingtaine d'années quand son frère s'est suicidé. Aujourd'hui encore, quand elles en parlent, leurs yeux s'embuent.
 
Il y a Marlène. La petite trentaine, elle est psychologue. Elle affiche souvent une attitude qui se veut distante sans parvenir à l'être vraiment, et camoufle ses émotions comme personne. Elle travaille beaucoup avec des enfants psychotiques, mais c'est aussi celle à qui je confie dès que possible mes petites ados en mal de vivre. Elle parle très peu tant qu'elle ne s'est pas fait une idée sur la personne qui se tient en face d'elle, cachant sa timidité et sa réserve sous une apparente froideur. Dès que sa carapace cède un peu, elle révèle des trésors d'intelligence, de réflexion, de gentillesse et d'écoute.
 
Il y a moi, toute jeune interne. On s'émerveille de mon investissement démesuré dans mon travail, on me le reproche parfois, aussi, juste pour la forme. Je suis toujours volontaire, pour tout. Je ne cache pas le plaisir que j'ai à dialoguer avec tous mes collègues, sans distinction, qu'ils soient infirmiers, psychologues, orthophonistes, pédopsychiatres, femmes de ménage, psychomotriciens, secrétaires ou internes. Je suis celle pour qui les infirmiers ont inventé un slogan, placardé quelques heures sur la porte de mon bureau : "Suicide, abus sexuels, scarifications : appelez Lilpapillon". On en rit, de cette réalité étrange qui fait que j'ai tendance à "accrocher" les gamins carencés, abusés et désespérés, ça permet de mettre un peu de distance avec l'horreur.
Moi, j'ai entamé ma psychothérapie il y a plus de cinq ans. J'ai vécu l'inceste étant enfant, les viols avant même l'adolescence, la perversion parentale et dans mon couple, la maltraitance physique et psychologique qualifiées de graves par le système judiciaire. J'ai fait quatre tentatives de suicides, ai été hospitalisée à deux reprises en psychiatrie.
 
Il y a mon chef de service, un grand et large bonhomme qui avance tranquillement vers la soixantaine. Sous sa tignasse grise, de petits yeux rieurs cachés derrière des lunettes qui tâchent de lui donner un air un tant soit peu sévère. Trente-huit ans de boutique, des responsabilités à ne plus savoir où les mettre et une volonté de fer de travailler correctement, d'obtenir et d'utiliser toutes les ressources possibles pour sauver des gamins tout cassés par la vie. Il est calmé, posé. Il écoute, il réfléchit, puis il répond. Il est sage, aussi, souvent. Il est le grand sphinx.
 
Nous sommes tous différents, tous complémentaires et, j'aime le penser, tous utiles à la même cause.
 
J'ai longtemps perçu les psy comme des êtres hors du monde. Au travers de mon regard naïf, ils devenaient des êtres délestés des considérations bassement matérielles du quotidien (les courses, le ménage, les bouchons...), des personnes "qui ont tout juste". Je me disais que forcément, du haut de toute leur psychologie, ils ne pouvaient que faire les bons choix, se comprendre et comprendre ceux qui les entourent dans le détail, avoir toujours les bonnes réponses.
Je suppose que cette vision idéalisée des psys, nombreux sont ceux qui la nourrissent. Cela doit d'ailleurs exister aussi pour les médecins et soignants, toutes spécialités confondues.
 
Et puis j'ai grandi, j'ai avancé et j'ai vu...
 
J'ai vu Bénédicte fondre en larmes un matin, parce qu'elle venait de perdre une de ses meilleures amies. Je l'ai vu, confrontée à un grand chaos familial, s'épancher auprès de ses collègues et dire "là, aujourd'hui, je ne peux pas". Je l'aie vue trépigner sur sa chaise au cours d'entretiens difficiles, je l'ai écoutée me raconter son histoire.
 
J'ai vu François pleurer d'une rage à peine contenue après avoir fait bonne figure devant des parents maltraitants, qui mettaient toute leur énergie à détruire leur fils de quinze ans : reproches incessants et injustifiés, humiliations répétées, violence verbale et physique... Je l'ai vu rester professionnel puis s'effondrer en hurlant que ces gens-là ne méritaient pas d'avoir un fils aussi exceptionnel.
 
J'ai vu Jeannine ne plus sourire du tout, alors qu'elle réalisait qu'elle n'aurait pas d'enfant. Je l'ai vue continuer son travail avec des petits, puis déposer parfois un soupir ou une larme en pensant à ceux qu'elle n'aura pas.
 
J'ai vu Claude pleurer le décès de son beau-père, s'inquiéter pour ses grands enfants, pleurer encore à l'annonce du mariage de Myriam. Je l'ai vue laisser de côté ses galères quotidiennes le temps d'être là pour les enfants et les parents dont on s'occupe.
 
J'ai vu Myriam pleurer pour ses enfants à elle, parce qu'à force d'heures supplémentaires elle a moins de temps à leur consacrer. Je l'ai vue partir une heure, pour emmener une de ses filles chez le médecin, et revenir reprendre son poste avec le sourire et la disponibilité qui lui sont propres.
 
J'ai vu Célia se prendre la tête avec son banquier pour le prêt de sa maison. Je l'ai vue rongée d'inquiétude pour son bébé malade. Je l'ai vue anémiée, prise de vertiges, et finalement arrêtée pour des raisons de santé.
 
J'ai vu Marie arrêter de fumer, puis reprendre parce que sa mère était hospitalisée. Je l'ai vue quitter le service le plus tôt possible pour la rejoindre, de l'autre côté de l'hôpital, et écouter les médecins porteurs de mauvaises nouvelles.
 
J'ai vu Alexandra réduire son temps de travail pour être avec ses enfants et son mari, pour continuer à construire sa vie de famille sur du solide. Je l'ai vu s'inquiéter pour son frère qui traversait une mauvaise passe, et essayer de rassurer leur mère.
 
J'ai vu Marlène refuser de s'arrêter le temps de se soigner, pour ne pas interrompre le suivi de ses patients, et je l'ai vue s'écrouler après quinze jours de mauvaise grippe. Je l'ai vue partir à la hâte jeter quelques affaires au hasard dans un sac pour rejoindre son amoureux le temps d'un week-end. Je l'ai vue pleurer en me disant qu'il l'avait quittée, et faire de son mieux pour cacher ses yeux rougis par les larmes des jours durant.
 
J'ai vu mon chef de service taper de rage sur une table, les larmes au bord des yeux, et hurler d'une voix tremblante et anormalement aiguë qu'il ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps dans des conditions pareilles. Je l'ai vu se réjouir à l'avance des fêtes de fin d'année qu'il allait passer en famille, je l'ai écouté me raconter ses problèmes de santé, j'ai vu la fierté avec laquelle il parle de ses enfants, la tendresse qui déborde quand il évoque son épouse.
 
Je me suis vue moi, rentrer chez moi après des journées de douze ou treize heures et passer au moins une heure et demi chaque soir au téléphone avec ma meilleure amie. Je me suis vue la soutenir, encore, dans son combat, et lui raconter le mien. Je me suis vue quitter le service en courant pour allez chez ma psy, je me suis vue pleurer de fatigue au secrétariat entre deux consultations. Je me suis vue composer avec les réminiscences liées à mon syndrome de stress post-traumatique, au détour d'un mot, d'une phrase, d'une histoire.
 
Nous sommes tous différents, tous complémentaires et, j'aime le penser, tous utiles à la même cause.
 
Nous sommes, aussi, tous abîmés et tous en difficultés face à certaines choses de la vie.
 
Nous sommes tous humains, simplement.

J'ai longtemps pensé que je traînais trop de casseroles pour être un peu légitime en tant que psychiatre. Je le pense encore, parfois. Cela me rassure, de savoir que ceux avec lesquels je travaille ont tous été au moins un peu cassés, eux dont je ne remets jamais la légitimité en question.
Je dis souvent en riant : "on n'a pas atterri là par hasard". Non, vraiment, je crois qu'on ne choisit pas la psychiatrie par hasard. Nous sommes tous abîmés, de façon différente, à des degrés différents. Nous sommes tous abîmés, et nous cherchons tous à réparer. "Heureux les fêlés, ils laissent passer la lumière !".
 
Je ne crois plus que les psychologues, en particulier celles qui m'ont suivie ou me suivent encore, soient des êtres hors du monde. Je sais que mes psys ont aussi leurs failles, leurs boulets à traîner, leur histoire. Je ne veux rien savoir de tout cela. Qui sont-elles en dehors de nos consultations ? Certainement quelqu'un d'autre, mais je ne pas qui, et c'est probablement mieux.
Quand un enfant entre dans mon bureau, je m'oublie un peu, beaucoup, jamais tout à fait. Mes psychologues, tous ceux dont je vous ai parlé, on s'oublie tous. C'est périlleux, de s'oublier juste assez pour laisser la place à l'autre, sans se perdre complètement. Dans ce qu'il reste de nous au moment où l'on s'oublie, il y a ce que nous sommes vraiment et que ceux qui nous font face reconnaissent, ce qui explique pourquoi tels gamins accrochent plus avec untel qu'avec un autre.
 
Un enfant entre dans mon bureau, et je remets mon masque.
 
Un enfant entre dans mon bureau et je m'oublie. Je m'oublie sans me cacher, le temps pour lui de se trouver. Avec un peu de chance, il me trouve aussi un peu en chemin.

Avec un peu de chance, je me trouve aussi un peu en chemin.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire