vendredi 26 août 2016

Zita (3)

Jeudi matin. Je me jette sur l'ordinateur sans même prendre le temps d'enlever mon manteau, et je soupire longuement : Zita a bien été hospitalisée en pédiatrie hier soir.
Comme chaque matin, je passe par le secrétariat pour jeter un œil au programme de la journée et en l'occurrence, pour trouver le meilleur moment pour la visite qui s'impose en pédiatrie. Claude, l'une des secrétaires, m'informe qu'un interne de pédiatrie a demandé un avis pédopsy pour autre enfant hier soir. J'en suis à me dire que le plus simple serait de commencer par la liaison, dans la mesure où j'ai cours en début d'après-midi et où le service d'hospitalisation est sous contrôle, lorsque mon chef de service fait son apparition : "Bonjour Lilpap' ! Bonne nouvelle, votre petite protégée est de retour. Heureusement que nous avions fait un RIP pour elle".
C'est une explosion de cris dans ma tête, de hurlements orduriers qui ne demandent qu'à lui éclater à la figure. Ma "petite protégée" ? "NOUS avons fait un RIP" ? Je pourrais lui crier des tas de choses pas franchement sympathiques mais mon filtre semble fonctionner ce matin, et je réponds doucement : "Je sais, c'est moi qui ai organisé son retour hier soir à 20h30". Devant son regard incrédule, j'explique les circonstances de cette nouvelle hospitalisation. Il semble hésiter une fraction de seconde avant de répondre. "D'accord, vous avez bien fait. Allez la voir ce matin, faites le point, et je passerai la voir demain". Oui, faisons ça...
 
Lorsque j'entre dans le poste de soins du service de pédiatrie, trois internes et le chef de service me tombent dessus simultanément. L'un des internes est là pour parler de Zita, un autre pour l'ado que l'on m'a demandé de voir également, le dernier souhaiterait avoir un avis en urgence pour un enfant dont le chef de service entreprend lui aussi de me parler, en plus de Zita. Ouh là, trop d'informations. Il est 9h10, et j'ai déjà les neurones complètement cuits. Prenons une chose à la fois...
 
Zita est la dernière des trois enfants que je vois en pédiatrie ce matin. En raison du risque suicidaire, elle a été installée dans une chambre double. Je toque à sa porte, j'entre...et je souris. Quelque chose a changé. Zita semble avoir flanqué son masque à la poubelle, et je me tiens face à une jeune fille plus expressive que jamais. Adieu le noir aux yeux, le rouge aux lèvres et le sourire factice, j'ai le sentiment de la "voir vraiment" pour la première fois.
Nous nous installons dans un petit bureau. Les grands yeux noisettes de Zita semblent irrésistiblement attirés par le sol, elle se tient un voûtée, la tête dans les épaules. "Je suis vraiment désolée, Lilpap'". Ce sont ses premiers mots. Je m'apprête à demander pourquoi, mais elle me devance : "Je suis vraiment désolée d'être partie du service comme ça, la dernière fois, et de n'avoir rien dit quand on est revenu prendre mes affaires. Je suis vraiment désolée".
Elle est vraiment désolée, et je suis parfaitement décontenancée. Etre désolée pour tout, y compris pour ce dont je ne suis pas responsable, c'est un peu ma spécialité. J'inspire un bon coup, et entreprend d'expliquer à Zita qu'elle n'a pas à être désolée d'avoir obéi à une décision qui n'était pas la sienne. Elle m'explique qu'elle en avait assez d'être hospitalisée mais qu'elle s'est rapidement rendue compte qu'elle était sortie trop tôt, puis elle se lance dans un long récit de que ce qu'elle a vécu depuis. J'écoute...
 
Beaucoup de choses sont arrivées, depuis sa sortie d'hospitalisation. Tout d'abord, ses parents l'ont enfin inscrite dans un nouveau collège. Elle s'en étonne elle-même mais Zita s'y sent bien, s'est fait de nouveaux amis et a retrouvé l'envie d'apprendre. Ses parents ont continué à essayer de la faire parler du viol qu'elle a subi, elle a résisté. "En fait, c'est surtout mon père. Ma mère, elle ne fait juste rien". Ce père qui me rendait malade a poussé toujours plus loin l'humiliation : "Il m'a autorisée une fois à inviter deux amies à la maison. Il nous a forcé à rester dans le salon, alors qu'il avait étalé exprès sur la table basse des livres comme Survivre après un viol". Zita m'explique qu'elle vit aussi très mal le fait que l'Officier de Police Judiciaire en charge de l'enquête lui ait pris son portable pour le faire analyser. "Qu'est-ce qu'il cherche ? Il y a des trucs dedans qui ne concernent pas que moi ! En plus elle m'a menti, elle avait dit qu'elle ne dirait rien à mes parents et elle leur a dit tout ce que j'avais raconté". Son désespoir est palpable...
Pendant cette période, Zita a continué à voir sa psychologue. Je demande si elle a vu un pédopsychiatre ailleurs qu'ici, puisque ses parents ont refusé que nous organisions un suivi. "Une fois, ils m'ont emmenée voir un vieux psychiatre qui m'a à peine posé une question. Tout le reste du temps, il a parlé avec eux comme si je n'étais pas là. Quand on est sorti, mon père m'a dit qu'on était venu juste pour pouvoir prouver aux services sociaux que j'avais vu un médecin". Zita marque une longue pause, et je me doute qu'elle attend que je me saisisse de ce silence. Je lui demande : "Zita, est-ce que tu sais pourquoi les services sociaux font une enquête ?". Tout ce qu'elle sait, c'est que "l'hôpital a fait un papier pour qu'on me retire à mes parents". Aouch.
Aussi clairement que possible, je lui explique que nous étions très inquiets suite à sa sortie d'hospitalisation en fanfare et que j'ai la possibilité et le devoir, en temps que médecin, de le signaler aux services sociaux lorsqu'il me semble qu'un enfant est en danger. J'en suis là de mes explications lorsque Zita plonge ses yeux dans les miens et me dit : "Merci de l'avoir fait, Lilpap'. Merci de ne pas m'avoir laissée toute seule". Double aouch. Je suis obligée de me mordre très fort l'intérieur des joues pour ne pas pleurer et désactiver le filtre qui me retient de lui dire exactement l'angoisse qui m'a rongée et la rage qui m'a poussée à agir.
 
Zita poursuit son récit... Il y a dix jours, sans lui fournir aucune information, ses parents lui ont confisqué son portable. Elle me raconte que deux jours plus tard, son petit ami l'a quittée car elle ne répondait plus à ses sms. Ils ne vont pas dans le même collège, et elle n'avait aucun moyen de le joindre. Cela l'a profondément affectée, d'autant que le petit copain en question n'a mis que deux jours à démarrer une nouvelle relation avec l'une des meilleures amies de Zita. "Je n'en pouvais plus. C'est aussi à ce moment-là que mon père a décidé que je ne prendrai plus le bus. Il m'emmenait au collège en voiture le matin et me récupérait devant juste après la fin des cours, je ne pouvais plus rien faire. Ils ne m'écoutent pas, jamais, alors j'ai arrêté de leur parler". Elle m'explique que ses parents, en particulier son père, vivent très mal ce silence continu.
Au milieu de ce bazar, un nouvel évènement survient. "Et puis ils ont reçu une convocation des services sociaux. Ils ont rendez-vous demain. Depuis, mon père pleure et ma mère me hurle dessus des trucs comme Ca va ? T'es contente de toi, là ? Moi, j'étais convoquée hier mais ils ne m'y ont pas emmenée parce qu'il y a trois jours, quand ils m'ont demandé ce que je comptais dire, j'ai répondu que j'allais demander à aller en famille d'accueil". Au beau milieu de ma boîte crânienne, une petite voix me demande si je peux imaginer le courage qu'il lui a fallu, à cet ado toute cassée de quatorze ans, pour assumer l'idée de demander à aller en famille d'accueil et pour le dire à ce père pervers qui nous fait trembler, toutes les infirmières du service et moi. Je me demande si Zita comprend bien ce qu'impliquerait une mesure de placement, alors je creuse un peu de ce côté-là.
Oui, elle a bien compris qu'elle ne verrait plus ses parents quand elle le souhaiterait. Oui, elle sait bien qu'il ne suffirait pas qu'elle demande à rentrer chez elle pour y être autorisée. Oui, elle a conscience que cela impliquerait peut-être de changer à nouveau de collège. "Je sais tout ça, et je sais qu'ils m'en veulent. Mais je n'en peux plus. Lilpap', j'ai essayé de leur parler, de leur dire les choses, et ils n'entendent rien. Ils n'ont pas changé, et ils ne changeront probablement pas". Je glisse que peut-être, avec une aide thérapeutique extérieure, les choses pourraient avancer. "Parce que tu crois vraiment qu'ils iront voir un psy pour eux ? Et même s'ils le faisaient, aucun psy ne règle quoi que ce soit en deux séances. S'ils leur faut des mois ou des années pour changer, je deviens quoi, moi ? Je n'en peux vraiment plus".
Elle s'appelle toujours Zita, elle a toujours quatorze ans, et pourtant elle n'est plus tout à fait celle que j'ai rencontrée il y a un peu plus d'un mois. Est-ce qu'un "trop plein" suffit à expliquer ce changement ? Est-ce que le fait de se sentir soutenue, à la fois par sa psychologue et par notre équipe, a pu contribuer à ce changement ? Elle a quatorze ans, une histoire beaucoup trop lourde pour ses petites épaules, des parents alcooliques, un père notoirement pervers, une mère si déprimée qu'elle peine à tenir debout. Elle a quatorze ans et elle a voulu mourir si fort qu'elle a bien failli réussir. Elle a quatorze ans et la rage au ventre.
J'entends toquer à la porte. Une interne passe la tête dans l'entrebâillement : "Les parents de Zita sont là, ils veulent te voir". Retour forcé à une réalité dont je me serais bien passée.  Nous discutons encore un peu, Zita et moi, puis je lui demande si elle est prête à faire entrer ses parents. Elle acquiesce.
 
Nous sommes quatre dans le petit bureau, désormais. Les parents de Zita se sont installées sur deux chaises collées l'une à l'autre, aussi loin que possible de celle de leur fille. Depuis qu'ils sont entrés dans la pièce, une insupportable odeur d'alcool et un silence glacial nous enveloppent. J'essaie de faire bonne figure, regard compatissant et sourire doux bien accrochés au visage. A l'intérieur, je bouillonne de rage et de trouille. Le père de Zita, lui, ne me semble pas avoir changé : il me donne toujours des sueurs froides. C'est lui qui lance la discussion, d'un ton qui trahit sa colère, reprenant instantanément sa très mauvaise habitude de m'appeler par mon prénom. Il ouvre la bouche, et je maudis déjà mon chef de ne pas être présent.
"Vous savez Lilpap', je tiens d'abord à vous dire que nous ne vous en voulons pas". Ce sont ses premiers mots, et m'est avis que ça n'annonce rien de bon. La suite est surprenante : "Je sais que notre décision de mettre fin à l'hospitalisation de Zita a pu vous paraître soudaine, mais ce n'était absolument pas contre vous. Nous n'avons rien contre vous, nous vous apprécions beaucoup et Zita aussi. Mais l'attitude de certains des infirmiers et du Dr X (le chef, donc) était insupportable. Nous vous avons confié Zita pour qu'elle puisse se soigner, et c'est nous qui sommes soupçonnés de lui faire du mal !". Il contient à peine sa rage. Il me faut deux bonnes secondes pour assimiler ce qu'il vient de dire. Dans le creux de mon ventre, l'alarme a recommencé à hurler. Il est en train de jouer le clivage entre mon équipe et moi, me plaçant du côté "des innocents" alors qu'il sait pertinemment, pour avoir eu mon RIP entre les mains, que c'est moi qui ai averti les services sociaux.
C'est un entretien difficile, dans une atmosphère pour le moins électrique. Je sens qu'un rien pourrait provoquer une explosion dévastatrice. Le père de Zita me répète trois fois qu'il ne souhaite pas que sa fille réintègre le service de pédopsychiatrie, et je m'entends lui répondre qu'elle restera en pédiatrie alors même que je n'en ai pas encore discuté avec les pédiatres. Il me demande combien de temps cela prendra, pour que sa fille soit en état de rentrer à la maison, tout en affirmant qu'il ne souhaite pas précipiter les choses. Je sors tout ce que j'ai de rames en stock pour expliquer que je viendrai voir Zita tous les jours et que je réévaluerai le risque suicidaire au jour le jour, que je ne peux rien prédire, que le chef de service passera également demain matin, que nous avons l'habitude de travailler avec l'équipe de pédiatrie, que je ne veux pas me précipiter sur un traitement médicamenteux et qu'il faut se laisser le temps de l'évaluation. Je suis là, dans ce petit bureau, sans y être tout à fait. A l'évidence, je supporte très mal la violence que cet homme contient difficilement et ma tête fait tout pour fuir cette pièce. La mère de Zita, elle, ne dit pas un mot. Avec beaucoup de difficultés, je parviens à mettre fin à l'entretien, non sans avoir précisé qu'ils peuvent venir voir Zita quand ils le souhaitent et appeler le secrétariat de pédosy pour prendre rendez-vous avec le chef de service.
Ils ont a peine passé la porte, accompagnés de leur fille, que Clémence, l'une des internes de pédiatrie, entre à son tour. "C'est moi ou ça sent l'alcool ?". Non, ce n'est pas elle... J'ouvre la fenêtre, et j'entreprends de lui raconter l'histoire de Zita. Elle est visiblement décontenancée et me demande : "Mais tu vas venir tous les jours, hein ? Parce que ce genre de situation, moi, je n'y connais rien". Oui, je vais venir tous les jours...
 
Le chef du service de pédiatrie est d'accord pour garder Zita le temps que les services sociaux fassent leur travail. Je passe la porte de mon service lorsque je reçois un appel de Claude, la secrétaire : "Viens, j'ai un message important pour toi". Le message important, c'est celui des services sociaux qui me demandent de les rappeler dès que possible concernant Zita. Claude me tend le numéro et un téléphone, puis réalise soudainement : "Mais attend, il est quinze heures là. Tu as mangé ? Et ton cours ?". Non, je n'ai pas déjeuné et mon cours a déjà commencé à quarante-cinq minutes de route de là. Tant pis.
 
Je rappelle les services sociaux, on me passe une chef de service. Je pense "Wow, ça ne rigole plus" et non, vraiment, personne ne rigole. Mon interlocutrice me précise qu'elle enclenche le haut-parleur et m'indique le nom et la fonction des quatre autres personnes qui sont dans la pièce. J'apprends que les parents de Zita étaient convoqués aujourd'hui, et non demain. Ils sont allées au rendez-vous ce matin, et ont indiqué qu'ils ne pouvaient emmener Zita car elle était à nouveau hospitalisée. Je commence à mieux comprendre ce qui a pu les pousser à accepter cette hospitalisation...
On m'explique que tout le monde est très inquiet pour Zita, on me demande de compléter oralement les éléments que j'ai donnés dans le RIP, on me questionne sur l'état actuel de Zita et sa capacité à supporter un entretien avec les services sociaux dans le service de pédiatrie. On m'explique qu'ils viendront demain en fin de matinée, je réponds que je préviendrai Zita et me rendrai disponible si nécessaire. On me saoule d'informations, mais une question qui me semble primordiale ne trouve pas de réponse. Je finis par demander : "C'est bien gentil, tout ça, mais Zita est dans le service de pédiatrie, qui contrairement au nôtre est un service ouvert. Je suis censée faire quoi, si ses parents viennent la chercher pour l'emmener de force ?". Il y a un long silence de l'autre côté du téléphone, puis des murmures. Au bout d'une trentaine de secondes, on me répond de "préparer un écrit pour pouvoir faire une demande d'Ordonnance de Placement Provisoire si nécessaire". Aucun doute, on me prend pour une nouille. "Non mais attendez, ce n'est pas ma question. Qu'est-ce qu'on fait s'ils veulent repartir avec Zita ? Vous me parlez de grand danger. On appelle la police ? On les laisse faire ? Personne en pédiatrie ne pourra s'opposer physiquement à eux, enfin !".
Alors voilà, toi qui me lit, ouvre grand tes yeux : au vu des éléments que je leur ai transmis et suite à l'entretien avec ses parents, les grands responsables des services sociaux estiment que Zita court un grave danger si elle rentre chez elle. Ils vont faire un signalement au Procureur en urgence, signalement qui "sera envoyé au plus tard après-demain" (non, on n'a pas la même notion de l'urgence). Si toutefois les parents de Zita se présentent en pédiatrie pour faire sortir leur fille, on les laisse faire et on envoie la demande d'OPP au Procureur qui mobilisera, si nécessaire, les forces de l'ordre pour aller la récupérer. Son père aurait mille fois le temps de laisser exploser sa violence, Zita aurait mille fois le temps de se faire du mal, mais "c'est la procédure".
Il est 15h50. Je n'ai pas déjeuné, j'ai raté mon cours et je raccroche le téléphone en lâchant : "Procédure, mon cul !".
 
 
Le lendemain matin, je commence ma journée en passant voir Zita. Elle est fermement décidée à demander son placement lorsqu'elle rencontrera les responsables des services sociaux, tout à l'heure. Au moment où je quitte le service de pédiatrie, mauvaise surprise, je tombe nez à nez avec ses parents. Son père se lance dans une longue tirade dont je ne saisis pas de suite l'objectif. Il me demande, en substance, si sa fille n'est pas simplement délirante. Je réplique sèchement que non. Il insiste : "Oui enfin bon, elle parle d'un viol, et elle n'est pas fichue d'en dire quoi que ce soit à la police : ni où exactement, ni qui, ni comment. Un coup c'est un inconnu, après on trouve des écrits où elle parle d'un cousin... Bientôt elle va finir par dire que c'est moi, tant qu'on y est !". Je suis à deux doigts de vomir tant cette discussion prend une tournure insupportable. Le boulet de mémoire traumatique que je traîne pèse soudainement de tout son poids sur mon estomac. Je conteste à nouveau, j'explique que Zita a besoin de temps, et je m'éclipse en courant après avoir annoncé que j'étais attendue pour une consultation.
Deux heures plus tard, je reçois un mail de mon collègue de pédopsychiatrie de liaison, celui-là même qui avait reçu Zita aux urgences il y a plusieurs mois. Il me demande de le rappeler au plus vite, ce que je fais. Il m'explique qu'à son grand étonnement, il a reçu tôt ce matin un appel du père de Zita qui souhaitait savoir s'il ne l'avait pas trouvée délirante lors de leur unique rencontre. Il me dit avoir contester, mais ne pas comprendre où cet homme veut en venir. Je lui expose la situation actuelle. Vraisemblablement, le père de Zita s'est mis en tête d'utiliser le corps médical pour discréditer sa fille "psychiquement instable"... Là encore, je ne peux m'empêcher de me dire "heureusement". Heureusement, mon collègue et moi avons échangé à plusieurs reprises à propos de Zita. Heureusement, il a eu le bon réflexe et m'a appelée. Heureusement, je ne suis pas toute seule.
 
Nous sommes "après-demain", et aucun signalement à l'horizon. Zita commence à désespérer de trouver de l'aide, mon chef de service a estimé que c'était aux services sociaux d'agir et a donc refusé que je rédige la demande d'OPP au cas où, les pédiatres s'impatientent et me prennent à partie pour hurler contre la stupidité de la "procédure". J'ai rappelé les services sociaux quatre fois, l'assistante sociale six, et nous n'avons aucune nouvelle.
 
Zita est hospitalisée depuis déjà quatre jours lorsque notre assistante sociale adorée et son accent chantant décident que trop c'est trop, et qu'elle va harceler le Centre Départemental d'Action Social temps qu'elle n'aura pas de réponse. Elle leur téléphone donc à 14h, à 14h10, à 14h20, à 14h30, à 14h40, à 14h50, à 15h, à 15h10.
A 15h20, la secrétaire finit par lui passer une responsable. Le signalement n'a pas été fait. Finalement, il a été décidé de négocier avec les parents de Zita. Ils seront reçus demain et se verront proposer une mesure de placement pour 6 mois minimum. S'ils acceptent, tout se règlera à l'amiable. S'ils refusent, le signalement sera envoyé au Procureur. J'ai envie de hurler, Zita aussi. Je sens venir les problèmes.
 
 
Les problèmes arrivent, mais pas comme je les attendais. Je suppose que c'est le propre de la perversion, de toujours te cueillir par surprise...
Le lendemain, les parents de Zita acceptent la mesure de placement. Ils doivent revenir le jour suivant pour signer les papiers. Je suis très étonnée, notre assistante sociale aussi. En pédiatrie, un long week-end se prépare pour cause de jour férié, et l'une des pédiatres est très remontée. Le matin, aux transmissions, elle me prend à partie devant tout le monde, hurlant que tout ça n'a aucun sens et que si les parents paniquent et tentent de sortir leur fille du service, personne n'a préparé quoi que ce soit pour une demande d'OPP. Je lui explique le positionnement de mon chef de service, celui des services sociaux. Elle hurle de plus belle devant l'équipe au grand complet, si bien que je finis par crier moi aussi pour dire que je suis bien d'accord avec elle mais que je suis déjà passée outre les consignes de mon chef de service pour rédiger un RIP, prévenir la psychologue et garder contact avec elle, faire ré-hospitaliser Zita et que je ne suis qu'une petite interne qui risque son poste, à force de batailler seule contre des moulins à vent. J'ai les larmes aux yeux, mais elle se calme et finit par me dire doucement : "Je sais bien que c'est difficile, et ce n'est pas contre toi que je crie. Tu as fait ce qu'il fallait, même si peu d'internes auraient eu ce courage-là. Je vais appeler ton chef moi-même, et s'il refuse de le faire je la rédigerai moi, la demande d'OPP". Je suis un peu rassurée.
 
Le jour suivant, lorsqu'ils se présentent au CDAS, les parents de Zita refusent de signer la mesure de placement. Ils ne sont pas venus voir Zita depuis des jours. Son père ne lui adresse plus la parole, sa mère fait tout ce qu'elle peut pour la faire culpabiliser. Ils refusent de signer, et le signalement au Procureur ne se fait pas. Les services sociaux me répondent "On va essayer de négocier encore". Là, je décide à mon tour que trop c'est trop.
Je me retrouve donc à hurler dans mon téléphone, plantée au beau milieu du secrétariat sous le regard horrifié de Claude et de l'assistante sociale, qu'ils ont "intérêt à se bouger les fesses", que j'ai sur les bras "une gamine de quatorze ans, bordel, quatorze ans", dont ils disent "qu'elle est en grave danger" et qu'il est "plus que temps de vous sortir les doigts du cul" avant que Zita "décide de se jeter sous les roues d'un bus pour palier à votre putain d'incompétence". J'ajoute qu'ils "feraient mieux de m'avoir rappelée dans l'heure", et je raccroche. Je raccroche et, les yeux plein de larmes, j'explose dans un long fou-rire partagé par la secrétaire et l'assistante sociale. Claude me glisse : "La vache ! Toi alors, il faut te chercher longtemps mais à l'arrivée on n'est pas déçu du voyage !". Je n'ai même pas honte d'avoir craqué aussi violemment, "merde à la fin".
 
Très exactement 55 minutes plus tard, le CDAS me rappelle pour m'informer que la mesure de placement est effective dès maintenant. Commence une deuxième bataille, celle de la recherche d'une famille d'accueil ou d'un foyer...
Lorsque j'explique à Zita qu'elle est désormais confiée à la garde des services sociaux, son soulagement est palpable. Je lui expose les conditions de ce placement : la recherche de famille d'accueil qui débute, une visite de ses parents tous les quinze jours, le suivi de Zita par un éducateur spécialisé et de ses parents par le CDAS, la poursuite du suivi par sa psychologue et la mise en place d'un suivi pédopsychiatrique par nos services, un placement pour six mois minimum qui pourra être poursuivi après réévaluation. Elle crie presque : "Six mois ?". J'ai peur qu'elle fasse marche arrière, mais je m'entends demander :
"- C'est trop ou c'est trop peu ?
- C'est pas assez ! Même avec une thérapie, ils ne vont régler en six mois !".
 
 
Je revois Zita en consultation de suivi, à plusieurs reprises. Il aura fallu quasiment trois semaines pour lui trouver une famille d'accueil. Les débuts ont été difficiles, puisqu'elle a été accueillie dans une famille où elle a pris ses marques, mais qui ne devait assurer qu'un accueil temporaire. L'assistante familiale  avait spécifiquement demandé à ne pas se voir confier des adolescents, mais elle a tout de suite noué une relation forte avec Zita et a changé d'avis. Zita espère très fort qu'elle pourra rester dans cette famille, et son assistante familiale aussi.
Les parents de Zita, eux, font tout pour lui compliquer la vie. Ils ne lui ont fait parvenir aucune des affaires qu'elle avait demandé à récupérer. Ils ont refusé les contacts téléphoniques que les services sociaux leur ont proposé, et Zita se sent abandonnée. Pour l'une de leur rencontre, Zita a demandé à sa mère de lui couper les cheveux. Elle a refusé. Elle essaie de faire bonne figure, en entretien, mais finit par me confier qu'elle ne comprend pas leur réaction : "Ils n'ont pas arrêté de dire qu'ils voulaient me garder avec eux, et maintenant ils ne veulent même plus me parler !". Elle a trouvé un logiciel mouchard dans son téléphoné, paramétré sur l'adresse email de son père. Elle en a parlé à son éducatrice référente, ce sera discuté avec ses parents.
 
Zita va mieux, même si elle traînera sans doute encore longtemps ses souliers en thérapie pour se défaire des chaînes qui l'entravent. Elle est plus posée, plus sereine. Plus vivante, aussi.
C'est notre dernier rendez-vous, aujourd'hui, après quoi je quitterai le service.  Zita a eu un peu de mal à encaisser l'annonce de cette séparation imminente, et elle ne s'en est pas cachée. J'ai eu peur qu'elle ne vienne pas, pour ne pas avoir à gérer des au-revoir. Mais elle est là.
 
Elle est venue, et il est l'heure de repartir. Sur le pas de la porte, dans un dernier regard un peu plein d'eau, elle attrape ma main : "Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Ca va aller, maintenant."
 
J'y crois très fort. "Ca va aller, maintenant".
 
 
 

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