lundi 15 août 2016

Et joyeux Noël

C'est la toute dernière semaine avant le début des vacances de Noël, et je me dis que ce doit être triste, un Noël en pédopsychiatrie. Les fêtes de fin d'année vont amener avec elles les réunions de famille, ce qui n'est pas vraiment une bonne nouvelle pour ces gamins qui traînent leurs problématiques familiales comme des boulets bien trop lourds pour leur petit cœur. Presque tous ceux qui sont hospitalisés rentreront chez eux pour les fêtes. Presque tous. Samuel, par exemple, s'apprête à vivre son quatrième Noël entre les murs du service. C'est bientôt Noël, et je suis triste pour ceux qui ne sont pas "presque tous".
 
Depuis plusieurs semaines déjà, nos petits patients ont multiplié les ateliers créatifs avec les soignants et ont fabriqué des tas de jolies choses : des guirlandes lumineuses colorées, des nœuds en tissu pour les cheveux, des plantes à suspendre, des cadres photos... Comme chaque année, ils vont vendre leur production au cours du marché de Noël du service, et les fonds récoltés permettront d'acheter de nouveaux jeux, de nouveaux films, ou encore d'organiser des sorties en groupe.
Nous sommes mardi, et je me prépare à assister à mon premier marché de Noël ici. Tout l'hôpital a été convié, mais les partenaires sociaux, les foyers avec lesquels nous travaillons et des enfants venus d'autres structures seront aussi de la partie. L'effervescence a gagné le service, et tout le monde court dans tous les sens depuis ce matin. Mon bureau est à l'extérieur du service, dont la porte est habituellement fermée à clé. Pour l'occasion, tout est grand ouvert et les enfants vont et viennent librement. De temps en temps, j'entends un toc toc timide à la porte, je sors la tête de mes dossiers et complimente le petit être venu me faire admirer sa dernière création. Les infirmiers et l'éducatrice sont partout à la fois.
A l'heure des transmissions, juste après le déjeuner et juste avant le début des festivités, l'équipe infirmière offre deux très jolis cadeaux fabriqués par les enfants à notre cadre de service, Mme B. Mme B., c'est une grande dame très élégante, qui masque l'étendue de sa gentillesse derrière un ton souvent dur. Je vois bien, comme tout le monde, que cette carapace de sévérité et d'exigence la protège d'un trop plein d'émotions qui n'épargne personne ici. Pour l'heure, elle ouvre ses cadeaux sous l'œil amusé des soignants, pendant qu'une infirmière explique qu'ils ont souhaité marquer le coup pour son dernier marché de Noël. L'été prochain, Mme B. prendra sa retraite. Elle remercie chaudement l'équipe, et fond subitement en larmes, peinant à expliquer combien elle est touchée de voir l'investissement de chacun dans l'organisation de cet évènement. Elle est fière de son équipe, et elle le dit sans détour, comme elle dit tout le reste. On a un peu tous les larmes aux yeux...
 
J'aurais aimé pouvoir profiter de toute l'après-midi avec mes petits patients hospitalisés, mais j'ai aussi des consultations à assurer. Je les rejoins vers 16h30, dans une grande salle colorée décorée avec soin. Les uns après les autres, ils m'attrapent par la main pour me montrer un objet, un copain, le buffet du goûter ou encore les mascottes de l'association qui participe au financement des loisirs du service (à savoir deux étudiants en médecine de deuxième année qui étouffent sous d'énormes déguisements d'animaux en peluche). Aujourd'hui, dans un brouhaha de rires et de musique, la seule consigne est de s'amuser. Plus de portes fermées à clé, plus de "on ne court pas", plus de "on ne crie pas", plus de surveillance continue. Les enfants et les ados courent dans tous les sens, s'efforcent de crier plus fort que les autres, mangent et boivent ce qui leur fait envie, sans aucune restriction, ils rient à en avoir mal au ventre (notez que ça vient peut-être aussi un peu des bonbons qu'ils ingurgitent par poignées). Le grand chef de service est là, évidemment, et il a bloqué son après-midi pour en profiter au maximum. Comme chaque année, il dépense sans compter pour s'offrir les créations de ses petits patients. Les yeux plein de malice, ils m'expliquent que c'est son trente-huitième marché de Noël. Trent-huit ans, me dit-il, qu'il ramène un tas de trucs inutiles chez lui et les entasse malgré sa femme qui s'entête à essayer de lui faire faire un tri. Aujourd'hui, comme nous tous, le grand bonhomme sérieux aux cheveux gris n'est finalement qu'un enfant parmi les enfants.
 
Nous sommes jeudi, et je sèche mon cours de l'après-midi. Je n'en ai pas honte, l'occasion mérite bien ça. Ce soir, nous fêtons Noël avec un peu d'avance dans le service d'hospitalisation. Pour l'occasion, même les infirmiers qui ne travaillent pas aujourd'hui seront présents, tout comme le chef de service, les deux secrétaires d'amour, l'assistante sociale, l'éducatrice et l'interne. L'interne, c'est moi, et j'ai bien l'intention d'honorer l'invitation. Depuis les premières heures du matin, les enfants s'affairent dans la cuisine du service et les odeurs de pâtisserie flottent jusqu'à mon bureau. Il est onze heures, et on toque à ma porte. Je vois passer une tête grise dans l'entrebâillement de la porte, une tête souriante qui me demande si j'aurais deux minutes pour l'aider à décharger sa voiture. Parmi tant d'autres choses, notre chef de service est un fin gourmet. Trente-huit marchés de Noël et bientôt trente-huit repas de Noël au compteur, et il continue à préparer des jours durant les petits plats dont nous nous régalerons ce soir. Je file l'aider à décharger, et je ris de bon cœur en réalisant qu'il a préparé de quoi nourrir un régiment et que la place manquera sans doute dans les frigos comme dans les estomacs.
 
L'après-midi touche à sa fin... Je galope un peu, entre dossiers et consultations, pour finir aussi vite que possible. Parmi mes petits patients du moment, dans le service, il n'y a que deux filles au milieu d'une floppée de garçons. Deux ados toutes cassées par la vie, dont personne n'a pris soin et qui, forcément, ne prennent pas soin d'elles non plus. J'ai demandé l'accord de mon chef de service, évidemment, et il me l'a donné. Ce soir, avant de faire la fête, je vais donc prendre mes deux ados par la main et les préparer pour la fête. Une des infirmières, très coquette et terriblement drôle, a proposé de me donner un coup de main. Mon rayon, c'est la coiffure. Alors hop, on boucle les dossiers, on récupère le matériel dans la voiture et je rejoins les deux demoiselles qui m'attendent de pied ferme. Elles se sont lavées les cheveux, et elles trépignent d'impatience. Pendant que je les coiffe, E., l'infirmière, les maquille. Je profite d'avoir un peu de temps devant moi pour leur faire un soin capillaire, et les sourires perdus réapparaissent peu à peu, succédant à un court moment de gêne. Ca crève les yeux, qu'aucune mère, aucune sœur, aucune tante, personne n'a jamais pris le temps de les pouponner et de leur dire à quel point elles sont belles. Les regards s'éclairent, les joues rosissent, et de mon côté je sens bien que ça chauffe doucement du côté de mon cœur.
 
La fête débute enfin. Chacun s'est habillé pour l'occasion, et Samuel tient absolument à me faire savoir qu'il s'est mis du gel dans les cheveux. Les coupes se remplissent (Champomy pour tout le monde, évidemment, hum...) et Samuel propose les petits-fours en tenant son plateau argenté bien droit. Le chef s'est lancé dans la découpe du foie-gras qu'il a lui-même préparé pour l'occasion, comme chaque année. A nouveau, c'est un grand brouhaha de rires, de discussions animées, de jeux et de joie non contenue. Les infirmières organisent le service à table et, une fois n'est pas coutume à l'hôpital, nous mangeons comme des rois. Parmi les infirmières présentes, on compte entre autres la brochette des trois les plus déjantées du service, qui rajoutent encore à l'ambiance de fête.
La soirée avance, le dessert a été servi, tout le monde a trop mangé, tout le monde a ri et dansé. Il est temps de commencer à coucher les enfants, de débarasser et de ranger. Alors que j'aide à nettoyer la cuisine, les choses dérapent entre les infirmières qui ne résistent pas très bien au Champomy et on se retrouve assises par terre, à pleurer de rire.
 
Il est minuit passé, et j'ai rassemblé mes affaires pour rentrer. Je suis la dernière à partir. Demain matin, je reviendrai travailler pour la dernière journée avant de profiter d'une semaine de vacances. Le service est endormi, j'essaie de ne pas faire de bruit. Je remonte le grand couloir dans la pénombre, et je me dis que finalement, c'est loin d'être triste, Noël en péodpsychiatrie. J'ai quand même un pincement au cœur en pensant à ceux qui resteront là pour les fêtes. Nous étions tellement bien, tous ensemble autour de la grande table... Je me surprends à penser que je serais bien restée passer Noël avec cette nouvelle famille-là, pour ne pas les laisser seuls. Et puis je me souviens, malgré tout, que j'ai une autre famille qui m'attend ailleurs. Je me souviens que pendant une semaine, ce sera à mon tour de me faire chouchouter, et que j'en ai un peu besoin, après ces deux mois de stage très énergivores. Je retrouverai mes petits patients après Noël, ce sera bien, aussi. En attendant, je m'apprête à refermer doucement la porte du service sur leur sommeil silencieux, quand une tête surgit au milieu du couloir. C'est Samuel, évidemment, qui me rejoint à pas de loup, tout sourire, plante un bisou sur ma joue et me lance doucement : "Et joyeux Noël, hein !".
 
J'espère que ça chauffe pareil que dans le mien, du coté de leur petit cœur.

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