mercredi 24 août 2016

Mathis

Il s'appelle Mathis. Il a quinze ans, et il souffre d'un schizophrénie bien cognée, une schizophrénie comme celles que l'on trouve dans nos vieux bouquins poussiéreux. Il est fou. D'ailleurs il le dit, parfois, en souriant : "Je suis fou, hein, complètement fou ?". Moi, dans ces moments-là, je me dis qu'il ne l'est peut-être pas tant que ça...
 
Les parents de Mathis sont séparés et très remontés l'un contre l'autre. Il y a un an, Mathis vivait avec sa mère, et le jugement de divorce n'avait pas encore été rendu. Les choses se sont compliquées, il ne voulait plus aller à l'école et sa mère craignait qu'il ne se montre violent. L'ambiance à la maison se détériorait de jour en jour, alors Mathis est parti vivre chez son père, à 800km, et le jugement de divorce n'avait pas encore été rendu.
Chez son père, Mathis est devenu réellement violent. Le collège dans lequel il était inscrit n'a pas tardé à faire savoir que cela devenait compliqué, de l'accueillir. Mathis se renfermait, tenait des propos étranges et incohérents, pouvait passer des heures entières à marcher en rond ou à dessiner d'immenses labyrinthes monochromes très étroits. Pour des choses sans importance, Mathis s'est mis à entrer dans des états de rage difficilement contrôlables. De plus en plus souvent, il disait que telle ou telle personne était "méchante" et lui voulait du mal. Un soir, alors qu'il était très en colère, il a attrapé un grand couteau de cuisine et a menacé de le planter dans le ventre de sa grand-mère. Son père a paniqué, et Mathis a été hospitalisé. Le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Cela fait environ sept mois, que Mathis est hospitalisé à temps complet. A son arrivée dans le service, l'équipe découvre un grand gaillard très mince et désespérément angoissé. Il en est certain, son père lui veut du mal. D'ailleurs, c'est bien pour ça qu'il l'a emmené à l'hôpital, il veut le faire enfermer et faire croire qu'il est fou, et tous les soignants sont complices de cela. Mathis a peur des infirmiers comme des médecins, alors il se mure dans le silence entre deux grandes tirades délirantes et, pendant plusieurs semaines, accumule en cachette des objets susceptibles de lui servir d'armes. Un soir, à nouveau pour une chose qui paraît sans importance, il se met très en colère. Ne parvenant pas à le calmer, les infirmiers envisagent un isolement thérapeutique. Mathis panique d'autant plus et, pour se défendre, sort un bâton taillé en pointe de sous son matelas.
D'un point de vue clinique, son état a eu l'air de s'améliorer après l'introduction d'un traitement anti-psychotique. Initialement, il est apparu moins délirant, plus gai et plus ouvert à l'échange avec l'autre. Et puis au bout de quelques semaines, les choses se sont à nouveau peu à peu dégradées.
 
Le jour où je rencontre Mathis, je suis terrorisée. Il est très grand, et je pense instantanément aux difficultés que nous aurions à le maîtriser physiquement si cela s'avérait nécessaire. Son regard est vide et froid, et il affiche en permanence un petit rictus qui me tord le ventre. Sa voix grave est parfaitement monocorde, et il paraît totalement insensible au monde qui l'entoure. Je cherche un tout petit rien auquel me raccrocher, mais je n'y parviens pas. Mathis me semble totalement lisse, impénétrable.
Je m'aperçois rapidement que le chef de service est son principal interlocuteur. Lorsqu'il a envie de parler, c'est lui que Mathis réclame. Dès les premiers jours, l'équipe infirmière m'explique que Mathis entretient des relations très complexes avec les femmes présentes dans le service. Il se sent persécuté par certaines, se montre beaucoup trop entreprenant avec d'autres, ne manifeste qu'une profonde indifférence à l'égard d'autres encore. Je suis de celles auxquelles il n'adresse pas même un regard.
Depuis la nouvelle dégradation de son état, Mathis est très délirant. Il est à nouveau persuadé que son père "est méchant" et qu'il lui veut du mal, tout comme sa grand-mère. Il ne dessine plus que de grands labyrinthes, noirs ou gris, qui s'étalent en grandes lignes torturées séparant des espaces blancs de plus en plus petits. Alors qu'il avait pu reprendre le collège quelques heures par semaine, accompagné par un auxiliaire de vie scolaire, il ne parvient plus à se concentrer en classe et a de plus en plus d'accès de colère. Plusieurs fois, nous recevons un appel du CPE nous demandant d'aller le récupérer.
Les semaines passant, Mathis accepte parfois de me parler. Nos conversations tournent en rond, comme celles qu'il partage avec tous les soignants. Il a besoin, éperdument besoin, que ceux qui l'entourent lui donnent raison et reconnaissent que oui, son père est méchant et lui veut du mal. Au lieu de ça, les uns après les autres, nous nous perdons dans des "ce n'est pas si simple" et autres "tu es ici pour te soigner". Evidemment, Mathis supporte très mal d'entendre que son rapport à la réalité est faussé. Son état se dégrade lentement mais sûrement, et le jugement de divorce n'est pas encore rendu.
 
Cela fait plusieurs mois que Mathis n'a pas vu sa mère. Il ne le sait pas, ne le comprend pas, mais il est devenu l'enjeu principal dans la guerre qui oppose ses deux parents. Son père et sa mère réclament chacun sa garde exclusive, se battent par avocats interposés ou de manière plus directe, demandent des certificats médicaux allant dans leur sens et font tout leur possible pour compliquer les démarches de l'autre. Le Juge, lui, tergiverse depuis des mois, de report d'audience en report d'audience, de demandes de nouveaux éléments en tentatives de conciliation. La mère de Mathis devait venir le voir à Noël mais, devant le refus du père de financer ses billets d'avion, elle a finalement reporté sa visite à une date non définie. Mathis n'a pas posé de questions. Il a raccroché sans que la moindre émotion ait traversé son visage, s'est enfermé dans sa chambre et a repris son dessin sans fin. Il ne va pas bien, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
A plusieurs reprises, l'équipe infirmière me demande de voir Mathis pour "le reprendre" sur telle ou telle attitude jugée inadaptée. Depuis quelques semaines, il s'enferme dans une sorte de rituel de masturbation compulsive. Il a également tenté d'embrasser une infirmière qui l'aidait à faire ses devoirs, et se montre beaucoup trop tactile avec d'autres enfants plus jeunes que lui. Il sort parfois nu de sa chambre, entreprend de montrer le contenu de son caleçon à Larry, tape sur les fesses de Gabriel ou se place derrière lui pour mimer un acte sexuel. Lorsque les infirmiers essaient d'en discuter avec lui, les réponses qu'ils obtiennent sont pour le moins déconcertantes : "il avait les fesses bien rondes, ça m'a excité". Le rapport de Mathis a la sexualité est compliqué : s'il identifie bien ce qui l'excite, il ne parvient néanmoins pas à contrôler ses pulsions et ne saisit pas la notion de consentement. Plus que compliqué, son rapport à la sexualité est délirant. Mathis peut ainsi se trouver excité par les fesses d'un petit garçon comme par un couteau ou une plante. Ses passages à l'acte répétés compliquent nettement la vie dans le service et lors des transmissions, les infirmiers ne cessent de répéter que Mathis va finir par faire quelque chose de grave. Je suis persuadée qu'ils ont raison, mais je n'ai rien de mieux à proposer qu'une surveillance soignante constante. Mathis va de plus en plus mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Le chef de service a craqué, et a fini par appeler lui-même le Juge pour lui hurler qu'il était plus que temps qu'il prenne une décision et que Mathis ne pouvait pas aller mieux temps que son environnement ne serait pas plus stable. Le Juge, un peu secoué, a finalement demander aux parents de Mathis de lui fournir chacun un projet de soins pour leur fils, et a fixé une date pour le rendu de son jugement. Il devrait donc décider de confier la garde de Mathis à son père ou à sa mère, selon lequel des deux pourra proposer le projet de soins le plus cohérent. Nous recevons le père de Mathis pour discuter de ce que nous avons à offrir, pendant qu'à 800km de là sa mère fait de même avec d'autres médecins. Nous en avons discuté en équipe, et il nous semble que Mathis serait mieux pris en charge chez sa mère. Ce n'est pas que nous n'avons rien à proposer, simplement il aura seize ans dans quelques mois et devra alors être accueilli en psychiatrie adulte. S'il retourne chez sa mère, en revanche, il pourra intégrer un service d'hospitalisation capable de l'accueillir jusqu'à sa majorité.
Mathis ne participe à ces discussions que pour rappeler que son père est "méchant". A vrai dire, il en est de plus en plus persuadé. Il y a quelques semaines, il pouvait encore passer plusieurs jours d'affilée en permission chez son père. Ce n'est plus possible. Systématiquement, Mathis revient dans le service après quelques heures seulement, raccompagné par un père qui fond en larmes dès que son fils a refermé la porte du service. Mathis va très mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Mathis ne veut plus aller en permission chez son père. Il ne veut plus non plus lui parler au téléphone. Ce père désespéré continue pourtant à appeler, plusieurs fois par jour, pour que les soignants lui donnent des nouvelles de son fils. Mathis a quasiment arrêté de se rendre au collège, ses professeurs ne parviennent plus à le contenir. Dans le service, il alterne entre des moments très sombres et des moments d'euphorie totale au cours desquels il partage avec Larry des fous-rires parfaitement délirants. Son discours, lui aussi, est de plus en plus délirant. Dans son esprit, le monde est binaire : les gentils/les méchants, les blancs/les noirs, les femmes/les hommes. Il demande souvent s'il est raciste, et finit par expliquer que c'est à cause de son père qu'il l'est devenu. Il pose beaucoup de questions dont on ne comprend pas toujours le sens, et s'énerve facilement quand il n'obtient pas les réponses qu'il veut. Hier, il a demandé à un infirmier : "Tu vois la voiture, là ? Elle est bleue, hein ? Tu la préfèrerais en rouge ? Et si elle est bleue et que tu te dis qu'elle est rouge, ça te fait du bien ?". Il est de plus en plus tendu, de plus en plus scotché à son lit, de plus en plus menaçant.
Un soir, le téléphone sonne alors que je termine une consultation. Une infirmière me demande de venir en urgence dans le service. Au ton de sa voix, j'entends que je ferais bien de courir. J'arrive, essoufflée, une minute plus tard. Mathis a dérobé un couteau lors de l'atelier cuisine, il y a déjà plusieurs semaines. Personne ne s'en est aperçu. Aujourd'hui, très en colère, il a sorti ce couteau de sa cachette et l'a plaqué contre la gorge de Joshua, six ans. Mathis a fait quelque chose de grave, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
J'ai géré l'agression au couteau dans l'urgence, puis j'ai quitté le service en courant toujours pour filer à mon rendez-vous chez la psychologue. Je l'avertie que je n'ai pas réussi à joindre mon chef de service, et que je devrai décrocher si mon téléphone sonne. Quelques minutes plus tard, le chef me rappelle, et je lui explique la situation rapidement sous le regard stupéfait de ma psychologue. Je raccroche, et elle demande doucement : "ça va aller ?". Je fonds en larmes.
Je viens de rentrer chez moi, et je suis encore sacrément secouée. Je me repasse en boucle le film de ces derniers mois, la dégradation de l'état de Mathis et les refus répétés de mon chef de modifier son traitement. "On ne va pas changer de molécule maintenant alors qu'il sera probablement transféré bientôt, dès que le jugement de divorce sera rendu. Et puis de toute façon, on n'a pas vraiment d'alternative". Soit. Je vais trouver une alternative. Il est 22h, et tant pis si je dois y passer la nuit. Mathis a fait quelque chose de grave, mais le jugement de divorce n'a pas été rendu.
 
Le lendemain matin, je dépose sur le bureau de mon chef le résultat de mes recherches bibliographiques de la nuit, bien décidée à tenter un changement d'anti-psychotique. J'ai imprimé des dizaines de pages et passé les informations utiles au surligneur rose. C'est clair, c'est net, c'est précis. Suffisamment pour que le chef me laisse essayer.
Mathis va mieux, tout le monde s'accorde à le dire. Il est nettement plus ouvert et participe activement aux échanges dans le service, sort de lui-même de son lit, accepte volontiers de se joindre aux autres enfants pour les activités. Il est d'accord pour voir son père, et après une visite dans le service, il accepte même de rentrer chez lui pour le week-end. Lorsqu'il revient le dimanche soir, Mathis est souriant. Il dit avoir passé un bon moment et si son père pleure, cette fois, c'est de soulagement.
Deux semaines de plus se sont écoulées. Mathis va trop bien, et glisse vers ce qui ressemble de manière inquiétante à un état maniaque. Il est complètement euphorique, et son délire a changé. Ses dessins aussi, sont différents : des textes et des personnages détaillés, de grands monuments, le tout baigné de dizaines de couleurs éclatantes. Désormais, Mathis est convaincu d'être immortel. Il est si certain de ce qu'il avance que les infirmiers s'inquiètent à l'idée qu'il se mette en danger pour nous le prouver. Je demande un peu plus de temps, pour que l'on puisse ajuster le traitement. Le chef de service grogne que Mathis allait mieux avec le traitement précédent, l'équipe réplique que non, sa psychologue nous dit "il vaut mieux qu'il soit convaincu d'être la Terre en personne que de n'être rien", le père crie qu'il veut que Mathis continue avec ce nouveau médicament. Je prépare le schéma d'ajustement de la posologie, et je m'absente une semaine pour boucler mon mémoire.
A mon retour, je constate que Mathis prend à nouveau son ancien traitement. L'équipe infirmière est atterrée, et m'indique que son état se dégrade encore. Mathis est plus persécuté que jamais, passe ses journées enfermé dans sa chambre, ne discute plus, délire à tout va sur la méchanceté de son père. Il va très mal, mais le jugement de divorce n'a pas encore été rendu.
 
Les semaines passent, et plus personne ne touche au traitement de Mathis. "On attend", voilà les consignes du chef de service. On attend, et on organise son transfert. Mathis va retourner vivre près de chez sa mère, dans le service qui peut le prendre en charge jusqu'à sa majorité. Deux infirmiers du service l'accompagneront pour un long trajet de 800km en ambulance. J'ai rédigé les prescriptions habituelles et celles à utiliser en cas de problème pendant le transport. Mathis refuse de dire au revoir à son père, des jours durant. Finalement, alors qu'il part demain, c'est son père qui vient sonner à la porte du service et nous explique, en pleurant, qu'il ne veut pas le forcer. Il a apporté les affaires que Mathis a réclamées, il nous remercie. Le lendemain matin, Mathis nous quitte sans avoir revu son père.
 
Les deux infirmiers qui ont accompagné Mathis me racontent le voyage. Tout s'est bien passé, si ce n'est que Mathis a déliré pendant des heures, cherchant à les convaincre que sa mère "est méchante". Oui, depuis qu'il sait qu'il retourne vivre près d'elle, sa mère est devenue méchante, elle aussi. Un des infirmiers me dit : "Tu sais, le plus dur pour nous, ça a été à l'arrivée", et l'eau envahit ses yeux. Il m'explique que, c'est la procédure du service concerné, Mathis a été mis en isolement thérapeutique immédiatement. Personne ne lui a rien dit, personne ne lui a rien expliqué. Un infirmier a dit "je t'accompagne dans ta chambre", l'a fait entré dans la pièce et a aussitôt refermé la porte à clé derrière lui. Mathis est enfermé pour de bon, sans la moindre information, mais le jugement de divorce a été rendu.
 

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