mercredi 17 août 2016

Maltraitance et signalement

Aujourd'hui, j'ai lu l'appel d'une pédopsychiatre, relayé par la presse, à la mise en place d'une obligation de signalement par les médecins des situations avérées ou suspectées de  violence/maltraitance sur mineur. Et je suis (très) en colère.
 
Petit point sur la situation actuelle... En théorie, le médecin est censé signaler toute situation lui faisant craindre une maltraitance/des violences ou plus globalement un danger pour l'enfant, un risque pour son intégrité physique ou psychologique
. Pour cela, nous avons deux possibilités (je simplifie) :
- le Recueil d'Information Préoccupante, ou RIP, pour les situations non urgentes à la minute
- le signalement au Procureur de la République, pour les situations urgentes
 
Maintenant que les bases sont posées, petit florilège de ce que j'ai vu/entendu/vécu en six mois de stage en pédopsychiatrie. Je tiens à préciser que je travaillais au sein d'une structure importante, qui compte non seulement un service d'hospitalisation complète, mais également deux hôpitaux de jour, un CMPI pour les consultations externes, 3 CMP et 2 autres hôpitaux de jour annexes répartis sur le secteur. Pour toutes ces structures, cinq médecins pédopsychiatres. Oui, c'est (beaucoup trop) peu.
Sur ces cinq médecins, trois ne font aucun RIP/signalement. Aucun. Jamais. Les deux autres médecins signalent peu, du bout des doigts. Les explications qu'ils donnent à cela sont variées.
 
Certains craignent pour leur sécurité ou celle de leurs proches, et c'est un argument qu'il faut entendre, je pense. Ce n'est pas de l'ordre du fantasme. Mon chef de service, par exemple, a déjà été ouvertement menacé par des parents qui lui reprochaient d'avoir rédigé un RIP ou un signalement. Ses enfants aussi, ont été menacés. C'est lourd à porter.
Il y a aussi, des médecins qui estiment que le principe même du signalement va à l'encontre des valeurs qu'ils défendent. Par exemple, cette pédopsychiatre qui m'a dit et répété : "je ne fais jamais de RIP, les enfants ont les parents qu'ils ont et il faut bien qu'ils fassent avec" (sic).
Il y a encore, ceux qui trouvent leurs excuses chez les autres. Ceux là sont ceux qui expliquent posément qu'il n'y aucune raison qu'eux rédigent un RIP/signalement, alors que l'école/le collège/les voisins/les proches/le Pape ont exactement les mêmes données et ne font aucune démarche. Ce sont eux, aussi, qui m'ont renvoyé à la figure que de toute façon, les services sociaux n'ont pas les moyens matériels et humains nécessaires à la gestion de tous les RIP/signalement qu'ils reçoivent .
 
Et puis il y a le doute, le doute qui s'insinue, qui ronge, qui angoisse. "Et si je me trompais ?". Soyons honnêtes, les parents/proches violents/maltraitants/incestueux ne débarquent pas en consultation en revendiquant ce type d'agissements. Parfois, on a la parole de l'enfant. Parfois, mais pas toujours, parce que c'est difficile, de trahir ses propres parents, ses proches, ceux qui disent tenir à vous. Parce que, aussi, quand on est pris dans un environnement toxique et maltraitant, même si on a conscience que les violences subies ne sont pas "normales", on finit rapidement par se dire que bon, peut-être qu'on l'a quand même un peu cherché, non ?
Parfois, il y a des traces objectivables, physiques, et parfois (souvent ?) non. Parfois il y a la parole de témoins, et souvent non. Alors oui, on doute... "Et si je me trompais ?". C'est la bonne vieille image de la personne qui se pose des questions, qui pense qu'un enfant est en danger mais ferme les yeux en se disant "et si je détruisais une famille pour rien ?". Je crois qu'il faut préciser une chose : quand un RIP ou un signalement sont rédigés, ils sont suivis d'une enquête sociale et/ou judiciaire. On n'envoie pas des gens derrière les barreaux comme ça, juste parce qu'ils font l'objet d'un RIP ou d'un signalement (et heureusement).
 
[Une précision utile : tout citoyen peut faire un RIP, notamment en appelant le 119. Toi, voisin, ami, professeur, peu importe, tu PEUX signaler une situation qui te fait craindre pour l'intégrité physique et/ou mentale d'un mineur.]
 
Pardon, revenons au "et si je me trompais ?". A mes yeux, la question est radicalement différente : "Et si j'avais raison ?". Pensez-y deux secondes : et si vous aviez raison, et que vous ne faisiez rien ? On parle d'enfants, d'adolescents...
Je me répète, les parents/proches/adultes violents/maltraitants/incestueux ne revendiquent pas leurs actes, bien au contraire. Vous vous en doutez, ils ont plutôt tendance à édulcorer, à cacher, à mentir... Alors ce signe là, ce truc qui vous pousse à vous demander si cet enfant n'est pas en danger, qu'est-ce qu'il cache ? Peut-être rien... Ou peut-être beaucoup plus. Alors quand les petits signes s'accumulent, c'est peut-être quand même qu'il y a quelque chose à voir...
 
Je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, je ne peux parler que de ma propre expérience. Je vous livre ça en vrac.
Un RIP, un signalement, ça prend du temps. Il faut rédiger, faire part des faits observés, rapporter la parole de l'enfant, celle des parents aussi parfois, lister les symptômes... Et puis après, quand les services sociaux s'en mêlent, l'auteur du RIP est souvent à nouveau sollicité, pour donner plus d'éléments, parce qu'on ne peut pas tout écrire. A nouveau, précision utile : un médecin ne peut pas écrire "tel enfant est victime de violences physiques/psychologiques/sexuelles perpétrées par untel". Tout est au conditionnel. Par définition, le médecin qui rédige un RIP ou un signalement ne SAIT rien. Il A VU/ENTENDU/OBSERVE des choses, l'enfant lui a dit qu'untel lui AURAIT fait ceci, etc... C'est tout un exercice de style. Le père qui débarque systématiquement ivre mort et qui empeste l'alcool à chaque consultation, je ne peux pas non plus mentionner ses alcoolisations, parce que je n'ai pas de mesure d'alcoolémie à fournir.
Présenté comme cela, on pourrait penser que c'est quand même bien compliqué, ce qu'on nous demande. Ca l'est, mais pour une bonne raison : on s'efforce d'éviter les accusations mensongères (quand je vous disais qu'on n'envoie pas les gens derrière les barreaux comme ça...).
 
Je vous l'ai raconté, nombreux sont les soignants, chef de service inclus, qui ont essayé de me dissuader de faire un RIP pour Zita. Je me suis battue, fort. Je prendrai le temps de vous raconter la suite de l'histoire de Zita, mais sachez que suite à mon RIP, elle a parlé et a été placée en urgence pour mise à l'abri. Je ne me suis pas battue pour rien.
A ce moment-là, j'ai aussi appris que les infirmiers du service se voyaient menacés de perdre leur poste s'ils faisaient eux-mêmes un signalement/RIP qu'un médecin avait refusé de faire.
A ce moment-là, on m'a aussi renvoyée au manque de moyens des services sociaux. A mon sens, c'était parfaitement illogique de partir du principe que les RIP n'aboutiraient pas faute de moyens. Ce que je vois, moi, c'est que moins on fait de RIP, moins les moyens octroyés aux services sociaux sont conséquents. Il n'en reste pas moins que les services sociaux sont d'ores et déjà dépassés par le "peu" (en comparaison de ce que ça pourrait [devrait ?] être) de RIP/signalements qu'ils reçoivent, qu'on manque cruellement de places en foyers et en familles d'accueil, que les éducateurs sont en sous-effectif et que, souvent, le parcours des enfants placés se révèle lui-même maltraitant.
A ce moment-là, on m'a rappelé que si je me retrouvais avec le père de Zita devant chez moi, prêt à me casser la figure, personne ne serait là pour me protéger.
A ce moment-là, j'ai moi aussi risqué mon poste, ou presque, en tenant tête à mon chef de service du haut de mes quelques mois d'internat et de toute mon indignation.
A ce moment-là, et à d'autres...
 
Alors aujourd'hui, après avoir lu cet appel d'une pédopsychiatre, je suis en colère. Je suis globalement d'accord avec ce qu'elle dit, avec ce qu'elle propose, mais en colère parce qu'on ne parle que de la partie visible de l'iceberg. Si demain une loi OBLIGEAIT les médecins à signaler, comment les enfants concernés seraient-ils pris en charge ensuite ? Si rien ne change, on se heurterait, encore, à un manque de moyens sociaux et sanitaires en aval.
Par ailleurs, pour être tout à fait sincère, je pense que loi ou pas, il y aurait toujours des médecins pour ne pas signaler et dire qu'il n'y avait rien à voir. Après tout, il n'y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, n'est-ce pas ?
 
Je conclus en revenant à Zita, parce que vous avez déjà lu son histoire sur ce blog. C'est peut-être le moment, en fait, de relire son histoire.
 
Oui, faites ça, allez donc relire son histoire.
 
Et ensuite posez-vous la question : "et si je n'avais rien fait ?".
 

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