mardi 16 août 2016

Anna

Elle s'appelle Anna. Elle a quinze ans, elle en paraît dix de plus. Je fais sa rencontre la semaine du Nouvel An, et le premier mot qui me vient quand mon regard se pose sur elle c'est "abîmée". Oui, elle est méchamment abîmée, par une pute de vie qui ne lui épargne rien ou presque.
Elle n'est pas connue du service, mais sa sœur Marie, qui a deux ans de plus qu'elle, a longtemps été une habituée. Marie souffre d'une schizophénie (très très) cognée, et ça, pour Anna, c'est insupportable. C'est au moins aussi insupportable que de se retrouver ici, dans le service où sa sœur dont elle ne veut plus entendre parler a si longtemps été soignée. Ma co-interne a fait l'entretien d'entrée d'Anna pendant que je profitais de mon dernier jour de vacances et conclut : "traits de sociopathie". J'ai lu le compte-rendu de cet entretien avant de rencontrer Anna, mais au premier regard nulle trace de sociopathie pour me sauter à la figure. Et puis bon, conclure sur un trouble de personnalité avant dix-huit ans... Bon, je décide de reprendre à zéro.
 
Anna et sa sœur sont placées depuis plusieurs années, suite à des faits de maltraitance avérés. Leur mère s'est rendue coupable de négligences graves, et subvenait au besoin du foyer en prostituant ses filles et en filmant le tout.
Oui, moi aussi, j'ai envie de vomir. J'ai envie de vomir, de pleurer aussi, et la tête dans le dossier médical, je lutte contre une petite voix que je connais un peu trop bien et qui voudrait m'entraîner quelques années en arrière, dans mon histoire à moi. Restons avec Anna...
Après plusieurs échecs de placement en famille d'accueil, elle a obtenu une place en foyer. Ce foyer, elle n'y est pas bien non plus, et elle a fini par fuguer il y a neuf mois. Depuis neuf mois, elle a refait de brèves apparitions pour récupérer des affaires, mais elle ne restait jamais plus de deux jours. A trois reprises, elle s'est rendue d'elle-même aux urgences ou au commissariat, et repartait en fugue dès que les éducateurs du foyer étaient avertis. Trois mois après le début de sa longue fugue, une audience a eu lieu, car Anna demandait à pouvoir vivre avec sa mère. Elle s'est présentée à l'audience, et le Juge lui a donné raison (non, vraiment, ne cherchez pas la logique). Anna est donc retournée chez sa mère, le temps de quelques jours. Ce qui a posé problème, c'est l'homme avec lequel elle est en couple, de plus de vingt ans son aîné. Cet homme, c'est sa mère qui le lui a présenté alors qu'elle n'avait que treize ans, c'est elle qui les a mis en couple tous les deux, mais subitement elle décide que non, elle ne veut plus qu'Anna le fréquente. Anna explose, et poignarde sa mère à plusieurs reprises. Une dizaine d'impacts, 30 jours d'Incapacité Temporaire de Travail, aucune poursuite judiciaire. Oui, moi aussi j'ai une petite voix dans la tête qui me souffle que c'était plutôt adapté, comme geste, avec une mère pareille. Et Anna reprend sa fugue, accompagnée par son petit ami...
 
Il y a environ quinze jours, Anna a été arrêtée à plusieurs centaines de kilomètres d'ici, suite à un banal contrôle d'identité au cours duquel elle a refusé de présenter ses papiers. Elle a été prise en charge par le foyer le plus proche, son foyer d'accueil a été prévenu, mais vacances de Noël obligent, aucun éducateur d'aucun des deux foyers ne pouvait l'accompagnait pour la ramener dans son chez elle qui n'en est pas un. Alors éclair de génie, l'Aide Sociale à l'Enfance s'est dit "qu'à cela ne tienne, on va lui acheter un billet de train et elle rentrera seule !". Une éducatrice l'attendait sur le quai mais ne l'a jamais vue arriver (non ? sans blague ?). Plusieurs jours passent, et puis finalement Anna fait une apparition dans le foyer dont elle dépend. Ni une ni deux, les éducateurs appellent le service, lui expliquent seulement qu'elle doit voir un médecin, et la déposent en pédopsy. Anna, elle est en colère, et elle se sent trahie. Et je la comprends.
 
Je rentre de vacances, et cela fait deux jours qu'Anna est hospitalisée. L'équipe est déjà à bout de nerfs, et ils me le font savoir. Ils sont en difficulté face à l'attitude de cette gamine qui leur parle comme à des domestiques et profite allègrement des "bénéfices secondaires" de son hospitalisation. Derrière "bénéfices secondaires", dans le cas présent, ils mettent le linge propre, l'accès à une douche et à un lavabo, un lit au chaud et trois repas par jour. Je rentre de vacances, et je suis déjà en colère. J'aime mon équipe, mais ce que les infirmiers présents appellent bénéfices secondaires dans le cas d'Anna, j'appelle ça le minimum de dignité qu'on puisse lui rendre.
Nous sommes lundi, et c'est la visite, que je vais gérer seule puisque mon chef de service est en vacances. Ca m'ennuie un peu, que ce premier contact entre Anna et moi ait lieu en grand comité, mais au vu des récriminations de l'équipe, autant que quelqu'un les représente. Nous voilà donc à débarquer à la queue-leu-leu dans sa chambre. Nous, c'est l'assistante sociale, la cadre de service, une infirmière et moi. Premier regard et paf : "abîmée".
 
Je comprends rapidement ce que ma co-interne a considéré comme de la sociopathie et ce qui énerve tant les infirmiers. Anna prend tout le monde de haut, et refuse obstinément de répondre à toute question qui la touche d'un peu trop près. Son ton et son attitude se veulent hautains et méprisants, on est très très loin d'une éventuelle alliance thérapeutique. D'ailleurs parlons thérapeutique, elle ne veut aucun médicament parce que de toute façon, elle n'est pas malade. Elle se retient à peine de le crier, ce "je ne suis pas malade !". Je l'écoute, et ça fait comme un écho dans ma boîte crânienne : "non, tu n'es pas malade". Elle ne veut pas dire où elle a trouvé de l'argent pour vivre, depuis neuf mois. Elle explique simplement qu'elle est allée de squat en squat, qu'elle a beaucoup bougé et qu'elle a rencontré des gens qui lui ont donné de l'argent. Le petit copain ? Quel petit copain ? Elle maintient qu'elle était seule et ne sait pas de quoi on parle. Sa sœur ? Elle ne veut toujours pas en entendre parler, et de sa mère non plus d'ailleurs. Des troubles du sommeil ? "Vous avez déjà dormi dans la rue pour être là à me demander si je me réveille pendant la nuit ?". Bien. On ne va nulle part, en l'état, ça crève les yeux. Alors je décide d'écourter, puisqu'il n'y a rien à écouter.
 
Une fois que nous sommes sortis de la chambre d'Anna, je réalise que notre adorable assistante sociale, qui compte plus de trente ans de bons et loyaux service en pédiatrie et pédopsy, a les larmes aux yeux. Je l'invite à me rejoindre dans mon bureau, où elle pleure désormais pour de bon : "Tu te rends compte ? Elle a quinze ans ! Quinze ans, elle vit Dieu seul sait comment, dans la rue, et quand elle parle je me rends bien compte que je ne peux pas imaginer à quoi ressemble sa vie, et elle le sait ! Elle me regarde, et c'est clair pour elle comme pour moi : à côté d'elle, je n'ai rien vécu". La pédopsy, c'est ça aussi : des soignants qui craquent, parfois, et dont les problématiques personnelles se mêlent forcément à celles des patients dont ils s'occupent. Mieux vaut en avoir conscience.
 
Le regard de l'assistante sociale sur Anna m'interpelle, parce qu'il est très éloigné du mien. Je me demande si je suis passée à côté de quelque chose, ou si mes propres boulets changent ma perception des choses, alors je reçois Anna en tête à tête dans l'après-midi. Au cours de cet entretien, nous avons échangé peu de mots, très peu. On a éludé, on a vu des gestes nous échapper, on a planté nos yeux dans ceux de l'autre. De quoi a-t-elle vécu, pendant ces neuf mois ? De la prostitution méticuleusement organisée et gérée par son compagnon. Regrette-t-elle d'avoir poignardé sa mère ? Non. Veut-elle de l'aide pour sortir de son enfer quotidien, de la rue et de la prostitution ? Non. A-t-elle eu besoin de me dire les choses aussi clairement ? Non plus. Quelques mots, des silences, des soupirs, des gestes... Je sais, et elle sait que je sais. Elle ne me regarde pas de haut, elle ne me méprise pas, et je ne peux pas ignorer la petite voix qui me chuchote qu'elle aussi, elle sait tout ce que je ne lui dis pas. Sa seule question concerne la date à laquelle elle sortira du service. Je lui explique que l'ASE doit lui trouver une nouvelle place en foyer. Je ne prescris aucun traitement, je n'ai aucune pilule magique sous le coude. J'insiste sur le fait qu'elle ne doit pas hésiter à me solliciter ou à faire appel aux infirmiers, si elle pense à quelque chose qui pourrait l'aider ou si elle veut simplement discuter. J'insiste, mais je sais qu'elle ne le fera pas.
 
Quatre jours plus tard, l'ASE a enfin trouvé une place en foyer d'accueil pour Anna. Une éducatrice vient pour l'entretien de sortie, et je la reçois d'abord seule. Je décide d'être totalement honnête, parce qu'Anna le vaut bien, et lui indique qu'à mon avis elle ne restera pas dans ce foyer-là non plus. L'éducatrice est lucide, elle me dit qu'elle sait bien qu'au plus tard dans deux jours, Anna sera à nouveau dans la nature.
Je reçois ensuite Anna. Je renouvelle les propositions d'aides diverses et variées. Elle refuse, encore. L'infirmière qui m'épaule essaie également, et se heurte à un nouveau refus. Je suggère que l'on pourrait se laisser une porte ouverte, en fixant un prochain rendez-vous, dont elle fera ce qu'elle voudra le moment venu. "On fixe une date, et tu décideras si tu veux venir ou non". Non, "ce n'est pas la peine". Je lui tend la carte sur laquelle figurent les coordonnées du service d'hospitalisation, du secrétariat et du CMPI, après avoir pris soin d'y inscrire mon nom. Anna regarde l'infirmière, me regarde, et je vois bien qu'elle hésite à déchirer la carte pour me la balancer à la figure. J'accroche son regard comme je peux, et je la supplie silencieusement de se laisser au moins cette possibilité là, aussi minime et insignifiante soit-elle. Elle garde la carte dans la main, se lève et lance : "bon on peut y aller, maintenant ? J'ai envie de fumer".
 
Moi aussi, j'ai envie de fumer. Je préviens l'infirmière que je vais raccompagner Anna et son éducatrice. Anna est partie sans se retourner, pas même une seconde. Je fixais son dos qui s'éloignait quand sa main s'est ouverte, laissant échapper la petite carte que je lui avais remise. Je suis certaine qu'elle sait que je l'ai vue la jeter. C'était son au revoir à elle.
 
Est-ce que je me suis sentie impuissante ? Oui, clairement. Est-ce que j'aurais pu insister plus, faire des pieds et des mains, jouer la carte du "elle se met en danger, elle ne peut pas décider pour elle-même, cela révèle un trouble psychiatrique" ? Sans doute. Je vais être honnête : je n'en avais pas envie. Et je sais bien que c'est la petite voix de mon histoire à moi, qui parle quand j'écris "je n'en avais pas envie". Cette petite voix-là, elle vient me rappeler que je sais, que je comprends pourquoi Anna refuse toute aide de notre part, toute aide tout court. Je comprends que sa liberté actuelle, aussi coûteuse et dangereuse soit-elle, cette liberté qui ressemble à s'y méprendre à une prison, cette liberté-là est ce qu'elle a de plus précieux et vaut mille fois mieux que toutes les prisons qu'elle a connues avant.
 
Je comprends. Et elle le sait.
 
Alors je la regarde s'éloigner et les seuls mots qui me viennent, au dernier regard, sont "Bonne route".
 
 

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