mardi 23 août 2016

Quand le silence d'une victime la rend coupable...

Ce matin, sur Twitter, une femme raconte comment elle s'est retrouvée assise à côté d'un type qui se masturbait dans une rame de métro. Elle explique comment elle a réagi, ce qu'elle a fait, puis écrit ceci : "Je ne dis pas que ce que j'ai fait, il faut le faire. Au contraire, ça m'a coûté. Ce n'est pas à la portée de tout le monde. La suite, en revanche, il faut que TOUT LE MONDE fasse de même. Allez déposer plainte. La ligne de métro, la station, le descriptif physique, une photo si vous réussissez à en chopper une. Pas une main courante. Une plainte. Dans ces cas-là, on pourra le retrouver un jour ou l'autre et le punir. Parce qu'il recommencera forcément. Ce n'est qu'à condition d'ouvrir sa gueule que les flics pourront faire le lien entre plusieurs agressions. Si vous vous taisez, vous mettrez en danger les vingt autres nanas qui plus tard auront affaire à lui. Songez à ça. Je vous demande pas de jouer les héros. Juste de signaler, décrire. Marquez le point de départ d'une enquête. Aidez-nous bordel".
 
Je lis ça, et je manque de m'étouffer. Culpabilisation des victimes, bonjouuuur.
 
Dans les propos que tient cette femme, il n'y a qu'une phrase avec laquelle je sois d'accord : "Ce n'est pas à la portée de tout le monde". A ceci près que ce qu'elle estime que tout le monde ne peut pas faire, c'est de confronter l'agresseur. Ce que j'estime, moi, que tout le monde ne peut pas faire, c'est de déposer plainte.
 
Ceux d'entre vous qui se sont déjà promenés par ici l'ont constaté : je rencontre souvent des victimes de violences, qu'il s'agisse d'abus sexuels, de maltraitance, de négligence, de violences physiques ou psychologiques. Aujourd'hui, je vais écrire concernant les violences sexuelles, mais cela n'empêche pas de se poser le même genre de questions pour d'autres types de violences.
 
Les propos que tient cette femme, je les trouve dangereux. Dangereux, et blessants, tout en ayant conscience que s'ils me font du mal c'est parce que je traîne mes propres boulets.  Je n'ai jamais déposé plainte. A titre purement personnel, je n'ai besoin de personne pour me torturer les neurones à l'idée que mes agresseurs ont fait d'autres victimes après moi, je le fais très bien toute seule. Ce dont je suis quasiment certaine, c'est qu'ils ont aussi fait d'autres victimes avant moi.
Est-ce que je leur en veux, à toutes celles et tous ceux qui n'ont rien dit et auraient pu, en extrapolant beaucoup, m'épargner ce calvaire ? Ce n'est pas une question facile, à laquelle on répond du tac au tac.
Ma réponse, qui n'est que la mienne, est "non". Non, parce que je comprends très bien, pour l'avoir vécu ensuite, qu'on ne peut pas toujours parler. Non, parce que je sais maintenant que quand bien même on parle, quand bien même on porte plainte, rien ne garantit que les agresseurs seront mis hors d'état de nuire.
 
A titre professionnel, je suis souvent face à des victimes d'abus sexuels. Chacune de ces victimes a son histoire. J'écoute, j'accompagne, je fais de mon mieux tout en ayant conscience que c'est sans doute très insuffisant. Avec elles, je m'efforce de décrypter leur histoire, de mettre du sens là où il n'y en a pas. Ce travail de décryptage, il est difficile. Pour les aider à comprendre ce qu'elles ont vécu, il faut entre autres se pencher sur le discours des agresseurs. L'un des mécanismes que lesdits agresseurs utilisent beaucoup, c'est la culpabilisation. Et quand je lis des propos comme ceux que j'ai lus ce matin, c'est le discours des agresseurs que j'entends : "si vraiment tu n'aimais pas ça, tu aurais parlé". Voilà. Si VRAIMENT vous n'êtes pas d'accord avec ce que vous subissez, vous ne pouvez pas vous taire, sans quoi vous ne seriez plus tout à fait victime. "Qui ne dit mot consent", non ? Non.
 
Les choses sont bien plus compliquées que cela. Parmi les victimes, il y a celles qui oublient, dans un déni traumatique qui les poursuit parfois jusqu'à plusieurs dizaines d'années. Parmi les victimes, il y a celles qui sont si dissociées et si sidérées qu'elles ne peuvent pas parler. Parmi les victimes, il y a celles qui culpabilisent parce que c'est ce que la société leur a appris à faire. Parmi les victimes, il y a celles à qui on a promis la mort, si elles parlaient. Parmi les victimes, il y a celles qui vivent encore tout près de leur agresseur et ne sont pas en sécurité. Parmi les victimes, il y a toutes celles qui sont un peu tout ça à la fois. Il doit y avoir encore bien des raisons pour expliquer le silence d'une victime, et je ne peux pas les recenser toutes. Ce qu'il faut retenir, c'est que chacune a ses raisons, chacune a son histoire.
 
Ce qu'il faut retenir, aussi, c'est la réalité des chiffres. Je ne vous en livre que quelques uns, le but n'est pas de vous noyer sous des statistiques. Ces chiffres sont tirés de l'excellent Livre Noir des Violences Sexuelles, écrit par le Dr Muriel Salmona (psychiatre et psychotraumatologue) :
- suivant les études et les pays, les violences sexuelles toucheraient 20 à 30% des personnes au cours de leur vie
- seuls 8% des viols font l'objet de plaintes
- seuls 2% des violences sexuelles intra-familiales sont suivies d'une plainte
- seulement 1,5 à 2% des auteurs de viols sont condamnés
Devant ces chiffres, pas besoin d'être un génie des maths pour comprendre que tout n'est peut-être pas aussi simple qu'on voudrait le croire. Pour les viols uniquement, 8% de plaintes mais maximum 2% de condamnations. Parmi les victimes de viol qui portent plainte, donc, seule une sur quatre verra son ou ses agresseur(s) condamné(s). Ca fait mal, hein ? La réalité est pourtant là : trois plaintes pour viol sur quatre n'aboutissent à aucune condamnation. Alors finalement, revenons-en à nos victimes qui ne portent pas plainte : si elles l'avaient fait, cela aurait-il vraiment empêché qu'il y ait d'autres victimes ensuite ? Le coupable aurait-il vraiment été condamné ? Je ne le sais pas, personne ne le sait. Pourtant voilà, certaines personnes continuent à dire aux victimes que si elle ne déposent pas plainte, elles mettent en danger d'autres personnes. Les victimes silencieuses deviennent complices, coupables, et finalement ne sont plus vraiment victimes.
Non. Ce genre de discours est intolérable. Les victimes ne sont PAS coupables de ce qu'elles ont subi, pas même quand elles gardent le silence, pas même quand elles se baladaient seules en pleine nuit, pas même quand elles étaient court-vêtues, pas même quand elles ont eu une vie sexuelle débridée avant d'être agressées. Jamais. Quand une agression sexuelle ou un viol surviennent, la culpabilité est du côté de l'agresseur. Toujours.
 
La personne dont les propos m'ont tant énervée ce matin écrit "Je vous demande pas de jouer les héros". J'ai envie de répondre : "Pas besoin de le demander". Ces gens tout cassés que je vois défiler dans mon bureau, enfants et adultes, hommes et femmes, je vous le dis : ce sont des putain de héros. Parce que pour survivre à ce qu'ils appellent pudiquement "ça", il faut un courage, une énergie et une force que beaucoup ne soupçonnent pas. Alors même quand leur courage, leur énergie et leur force ont été bien entamés et qu'ils n'ont plus les ressources pour affronter des démarches judiciaires violentes et difficiles, ils restent des putain de héros.
 
Une autre chose que je trouve dangereuse, c'est de vouloir faire des généralités à tout va sur "les victimes". Elles ont des points communs, et c'est très important de le savoir. Tâchons tout de même de ne pas oublier que chaque victime a son histoire et qu'il n'existe pas "une histoire" ou "un parcours" uniques. Vouloir rassembler tout le monde dans un grande case "les victimes", c'est aussi enlever un peu à chacune la légitimité de sa souffrance face à son histoire propre. Je le répète : oui, il y a des points communs, des réactions communes et des symptômes communs à bon nombre de victimes. Il faut les étudier, les connaître et savoir les repérer pour tenter d'aider au mieux les personnes concernées, mais cela ne me semble pas justifier de tout généraliser.
S'autoproclamer porte-parole des victimes et faire de son cas une généralité aussi, je trouve cela dangereux et malsain. Sinon, je peux aussi prendre mon cas pour la règle et vous dire, comme le Pr Rufo, que la majorité des enfants victimes d'inceste et de viols vont bien à l'âge adulte. Regardez, j'ai vécu des atrocités et je serai bientôt médecin, c'est pas une preuve, ça ? Voilà comment on finit par créer une case pour les "bonnes victimes" et une nettement plus grande pour les "mauvaises victimes", comme on le fait avec les "bons" et les "mauvais malades".
Ce que je vois dans mon quotidien personnel et professionnel, ce sont des personnes toutes cassées qui font ce qu'elles peuvent, avec ce qu'elles ont et sans tout ce qu'elles n'ont pas. Et bon sang c'est déjà énorme.
 
Comme il faut bien une conclusion, je rappelle que c'est en voulant généraliser au maximum que l'on a construit le mythe du violeur qui attaque la nuit dans une ruelle déserte. C'est pratique, les généralités, ça permet de fermer les yeux sur tout ce que l'on ne veut pas voir.
Ce mythe-là, il autorisait à laisser de côté les victimes de violences sexuelles intra-familiales, par exemple, alors qu'elles représentent presque la moitié des de l'ensemble des victimes de violences sexuelles. C'est pratique, les généralités, ça allège la conscience collective quand l'horreur est trop insupportable.
Ce mythe-là, il permettait aussi d'oublier les victimes de viol conjugal, et de les réduire au silence. C'est pratique les généralités, ça permet de distinguer les réalités que l'on accepte de celles que l'on préfère nier.
Ce mythe-là a beaucoup été dénoncé, depuis quelques années. Mais c'est un peu trop, toutes ces victimes dont il faudrait reconnaître l'existence. Alors bien sûr, on commence à faire des généralités dans l'autre sens, et on finira par oublier les victimes des violeurs inconnus qui sévissent la nuit dans des ruelles désertes. Alors qu'elles existent, elles-aussi.
 

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