samedi 27 août 2016

Joshua

Il s'appelle Joshua. Il a six ans et pas encore toutes ses dents. Il vit avec sa mère, qui l'élève seule. Son père habite à l'autre bout de la Terre environ et lui téléphone pour Noël et son anniversaire, quand il y pense. Joshua vient de rentrer en CP, et ça ne se passe pas très bien. A la maison comme à l'école, il multiplie les crises. "Intolérance marquée à la frustration". C'est comme ça qu'on dit "il-est-capricieux-ce-petit-con" chez les pédopsy, et c'est précisément son motif d'hospitalisation.
Il est arrivé dans le service il y a deux jours, après un passage par les urgences pédiatriques de l'hôpital. Je découvre son dossier, et je suis pour le moins étonnée que mon chef ait accepté d'hospitaliser un petit bout de six ans à peine sous ce seul motif.
 
Quand mon regard se pose sur Joshua pour la première fois, je ne vois rien d'autre qu'un petit garçon très mignon mais particulièrement renfermé. Il communique peu, se tient à distance des autres, semble souvent en décalage avec le monde qui l'entoure. 
La mère de Joshua, elle, est aussi grande que son fils est petit. Très élancée, toujours parfaitement habillée-coiffée-maquillée. Cette femme très élégante, qui peine à masquer le léger tremblement de ses mains manucurées, se dit complètement dépassée par le comportement de son fils unique. Elle nous explique que sans raison apparente ou suite à des frustrations minimes, Joshua explose dans des crises d'une violence inouïe. Elle raconte que dans ces moments-là, Joshua n'entend plus rien et que personne ne parvient à le maîtriser physiquement : ni elle, ni l'institutrice, ni les grands-parents de Joshua. Elle continue d'exposer la situation, mais mon cerveau reste bloqué sur une interrogation qui ressemble à quelque chose comme "Comment ça personne n'arrive à le maîtriser physiquement ? Enfin voyons, il pèse 25kg tout mouillé pour 1m20 les bras levés debout sur une chaise !". Soudain, le ton de sa voix se durcit et l'ambiance est nettement plus tendue. Je découvre alors une mère certes très angoissée mais aussi très procédurière, qui nous confie son fils à reculons et espère bien, secrètement, que nous n'obtiendrons pas plus de résultats qu'elle. Elle revendique son droit au diagnostic aussi, et exige que nous lui en fournissions un dès que possible. Dès qu'elle aperçoit son fils, elle fond sur lui en une fraction de seconde et l'étouffe de baisers, de câlins et de mots doux. Dans ces moments-là, Joshua, lui, met toute son énergie à se défaire de cette étreinte. Elle me fait penser à une mante religieuse, quand son fils est devant elle, et je me fais la réflexion qu'elle pourrait bien le dévorer tout cru.
 
 
Dès les premiers jours, les signes s'accumulent pour donner raison au flair du chef de service, qui présent que Joshua  souffre d'un peu plus que d'une intolérance à la frustration. Joshua parle normalement, si ce n'est un léger défaut de prononciation, mais il vit dans son monde. Il supporte très mal le passage d'une activité à une autre et peut passer des heures à trier, classer et ranger de petits objets. Il ne symbolise pas du tout, comprenez par là qu'il est par exemple incapable de penser à un objet et de le décrire lorsqu'on lui présente  une boîte vide en lui demandant d'imaginer l'objet invisible qui s'y trouve.
 
Joshua est hospitalisé depuis trois jours. Lorsque je passe la porte du service ce matin-là, les infirmières me sollicitent aussitôt. J'apprends alors qu'hier soir, Aurélien, un petit autiste de dix ans, a soudainement quitté la salle de télévision pour se précipiter dans la salle de jeux. Il y a retrouvé Joshua et lui a brutalement griffé le visage à plusieurs reprises. Je me dis que c'est dommage, quand même, ces deux enfants qui vivent chacun dans leur monde alors qu'ils pourraient en partager un en dehors du nôtre.
On m'explique que l'interne de garde a été appelé, que le scanner que Joshua a passé dans la nuit s'est révélé normal, et que l'interne a finalement prescrit des soins locaux. Je suis en train de me demander dans quel état je vais retrouver mon petit patient, pour qu'on ait jugé utile de demander un scanner, quand l'une des infirmières me précise que "la mère n'est pas encore au courant". Ah ah, très drôle. Non, vraiment, super drôle, on peut passer à autre chose maintenant ?
Je ne ris pas très longtemps, et pour cause : ce n'est pas une plaisanterie. "L'interne de garde n'a pas voulu l'appeler lui-même et les filles de nuit ont pensé qu'il valait mieux que ce soit un médecin qui le lui annonce". Bien. Note pour plus tard : pourrir par téléphone l'imbécile de cette nuit, qui envoie un gamin de six ans au scanner sans avertir sa mère. Pour l'heure, il est urgent de trouver le chef de service.
 
Le chef, lui, est bien embêté. N'étant dans le service que depuis quelques jours, je ne peux pas le savoir, mais il fait exactement ce qu'il fait quand il est très embêté : il m'expédie au front. En quelques secondes, il me demande donc de prévenir la mère de Joshua puis de prescrire un isolement thérapeutique pour Aurélien. Voilà, prévenir une mère insupportablement méfiante et subir son courroux, puis flanquer en chambre d'isolement un gamin de dix ans qui n'a aucune conscience de ce qu'il a fait et mieux encore, le faire plus de douze heures après l'agression dont il s'est rendu coupable. "Mais non, ce n'est pas punitif". Voilà, en quelques secondes, juste comme ça. Trois p'tits tours et puis s'en va.
Je diffère la prescription d'isolement et compose le numéro de la mère de Joshua. Elle décroche, je me présente, elle panique. Je suis interne depuis moins d'une semaine, et j'essaie de la rassurer avec tout ce que j'ai de mots-médicaux-qui-prouvent-que-je-sais-de-quoi-je-parle. Je lui explique donc que Joshua a passé un scanner qui s'est révélé normal, que par acquis de conscience je demande tout de même une consultation ORL et un avis ophtalmologique, que le petit agresseur est autiste, et ainsi de suite. Elle est si bouleversée qu'elle ne pense pas à me hurler dessus, mais me glisse quand même qu'elle va "prendre immédiatement rendez-vous avec le chef de service" et exige de voir son fils l'après-midi même. Je finis par raccrocher en me disant que cette femme est vraiment insupportable.
 
 
Dans l'après-midi, Joshua retrouve donc sa mère dans une petite salle en dehors du service. Ils goûtent, ils jouent, puis vient le moment de se dire au-revoir. Sauf que Joshua, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Depuis mon bureau, j'entends soudain des hurlements qui me glacent le sang. Je me précipite en courant vers la source de ces cris. Il me faut bien trois secondes pour reconnaître Joshua, tant il est transformé. Les traits de son visage sont déformés par une rage intense, il se débat avec une violence impressionnante pour essayer d'échapper à l'infirmier qui tente de le maintenir. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour se dégager des bras du soignant, et il devient soudain évident qu'on ne peut pas le laisser comme cela. Il hurle, frappe de toutes ses forces dans les murs et ne parvient pas à se calmer tout seul. Il va finir par se blesser. Nos mots n'y change rien, il s'est transformé en une petite boule de folie furieuse. Il faut deux infirmiers pour le porter jusqu'à sa chambre, puis nous devons nous y mettre à quatre pour parvenir à l'envelopper dans un grand drap. A quatre. Sur un gamin de six ans.
Alors qu'il n'a pas prononcé le moindre gros mot depuis son arrivée, Joshua nous crache à la figure et hurle à tout va des "lâche moi sale pute", "dégage enculé" et autres mots doux. Je lui maintiens les bras comme je peux, en réprimant mon envie de pleurer. J'ai beau savoir qu'il faut absolument le contenir physiquement pour lui permettre de s'apaiser, je supporte mal la violence de la scène.
Il aura fallu quasiment une heure pour que Joshua commence à s'apaiser. La crise reprenant de plus belle, les infirmiers se sont relayés pendant deux heures de plus, chacun à un bout du grand drap dans lequel Joshua se tenait comme dans un hamac, pour balancer doucement le petit garçon.
 
 
Après cette crise, d'autres surviennent. Joshua passe plusieurs semaines dans le service, chaque tentative de permission au domicile se soldant par une nouvelle crise, un nouvel échec. Sa mère est épuisée et fond régulièrement en larmes devant nous. L'un après l'autre, elle interpelle tous les soignants du service et réclame un diagnostic. Les infirmiers, l'éducatrice, la psychologue et l'orthophoniste renvoient vers le médecin, et le médecin ne dit rien. Combien de fois l'avons-nous reçue en entretien, cette mère insupportable ? Systématiquement, le chef de service fait des tours et des détours, il feinte, il évite, il distrait, mais il ne donne aucun diagnostic. Les relations entre les soignants et cette maman se font de plus en plus tendues, l'alliance thérapeutique est inexistante.
Elle finit par craquer, et par décider de reprendre son fils à la maison juste avant les vacances. Elle nous remercie pour tout ce qui a été fait, mais elle pense qu'il est temps que Joshua quitte le service. Le chef lui donne raison. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle s'est mise à prendre frénétiquement des notes lors de chaque entretien médical. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais Joshua bénéficie désormais d'une prise en charge orthophonique et psychothérapeutique, d'un auxiliaire de vie scolaire pour l'aider à l'école et est accueilli au sein de notre hôpital de jour enfants à raison de deux demi-journées par semaine. Aucun diagnostic ne lui a été communiqué, mais elle dit doucement : "Je ne suis pas du genre à chercher sur internet, mais j'ai lu un article sur le syndrome d'Asperger et je trouve que Joshua présente beaucoup de signes. Est-ce que ça pourrait être ça ?". Elle demande, et le chef se défile.
 
 
Les vacances sont presque terminées lorsque je reçois un appel de la mère de Joshua, paniquée, qui me dit en pleurant qu'elle n'en peut plus et que les crises se multiplient. Je temporise, je conseille et je promets de la rappeler dès que j'en aurai parlé à mon chef.
Le lendemain matin, lorsque j'arrive à 8h20, elle a déjà appelé deux fois. Je la rappelle immédiatement. Elle m'explique qu'au cours de la nuit, Joshua a fait une nouvelle crise, si violente qu'elle a finalement appelé la police car le SAMU refusait de se déplacer. La police. Pour un enfant de six ans. Elle me raconte que Joshua ne s'est calmé que lorsque l'un des officiers lui a offert son écusson, et qu'elle est à bout de forces. Je propose une nouvelle hospitalisation, elle accepte. J'appelle moi-même le 15 pour expliquer la situation, et Joshua finit par arriver en ambulance, après un trajet chaotique au cours duquel il a dû être contentionné sur le brancard.
Le chef est absent aujourd'hui, alors cette maman désespérée en profite pour essayer de me soutirer un diagnostic. A mon tour, je fais des tours et des détours, je feinte, j'évite, je distrais, mais je ne donne aucun diagnostic. Je ne vois pas comment faire autrement, et je déteste pour ça.
 
Deux jours plus tard, nous recevons à nouveau la mère de Joshua en entretien médical. Elle ressort son petit carnet, prend des notes sans relever la tête. Elle est visiblement épuisée. Au moment où le chef entreprend de mettre fin à la discussion, elle relève la tête et semble nous sonder, les yeux pleins de larmes. Sa voix tremble un peu, lorsqu'elle demande doucement : "Est-ce que vous avez posé un diagnostic ?".
Je sursaute en entendant la réponse qui lui est faite. "Votre fils est autiste". Le chef s'embarque dans des explications sans fin d'autisme-mais-pas-d'autisme-de-Kanner-comme-on-voit-dans-les-bouquins-voyez-vous-un-autiste-qui-a-acquis-le-langage-c'est-un-autiste-Asperger, et je la vois se décomposer sous nos yeux. J'ai envie de lui tendre la main pour la rattraper, tant elle semble dégringoler au fond d'une faille qui se serait soudainement ouverte sous ses pieds. Elle ne dit plus un mot. Une dizaine de minutes d'explications plus tard, elle essuie ses yeux, murmure un "merci", se lève et quitte la pièce en titubant. Elle a obtenu un diagnostic.
 
Le lendemain, en cours de pédopsychiatrie, j'apprenais par la chef de clinique du CHU que la mère de Joshua venait de lui demander un deuxième avis.
 
 
Elle pensait que ce serait la fin, et ce n'est que le début.


Elle a obtenu un diagnostic.
 
 
Maintenant, elle doit apprendre à vivre avec.
 
 

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