lundi 29 août 2016

Katia (1)

Elle s'appelle Katia, elle a quatorze ans. Elle est arrivée dans le service hier, après une consultation aux urgences générales de l'hôpital. C'est ma co-interne, Agnès, qui a fait son entretien d'entrée pendant que j'étais en formation.
Dans le dossier médical de Katia, le motif d'hospitalisation s'étale sur une dizaine de lignes parmi lesquelles je découvre "trouble de l'identité", "dissociation marquée", "refus scolaire", "difficultés relationnelles familiales", "troubles du sommeil", "idéation suicidaire" et "isolement social". Rien que ça. Un peu de tout, mais en très flou. Merci Agnès.
Le très flou, ça ne me plaît pas tellement, d'autant qu'un traitement a été prescrit pour aider Katia à dormir. Je me dis qu'il est temps de rencontrer cette mystérieuse jeune fille, et pars donc à la recherche d'une infirmière pour participer à l'entretien.
Malheureusement pour moi, une partie de l'équipe est à la piscine avec les enfants et aucun des deux infirmiers restants ne peut se détacher pour venir m'épauler. Pour une fois, tant pis, je ferai l'entretien toute seule.
En théorie, Agnès n'intervient dans le service d'hospitalisation qu'en mon absence. Son travail à elle, c'est de gérer les deux hôpitaux de jour (enfants et ados) et une partie des consultations. Sauf que la théorie, visiblement, elle s'en fiche. "Puisque je l'ai vue à son entrée hier, je vais venir faire l'entretien avec toi". Super... Je ne parviens pas à refuser sa présence, mais précise néanmoins que c'est moi qui mènerai l'entretien. Elle acquiesce.
 
Katia est pour le moins surprenante, dès le premier regard. Très brune, elle porte les cheveux mi-longs d'un côté et coupés à ras de l'autre. Je pense instantanément "double face". Elle se tient voûtée sur sa chaise, les yeux fixés au sol. Elle porte un jean déchiré, un tee-shirt à l'effigie d'un groupe de hard-rock et un tour de cou en cuir hérissé de picots, mais elle serre très fort contre son ventre un panda en peluche. Le contraste est saisissant... A nouveau, je pense "double face". Je ne le sais pas encore, mais je suis très loin du compte.
 
Je me présente à Katia et lui explique quel est mon rôle dans le service. Je lui demande ensuite de m'expliquer ce qui a motivé sa consultation aux urgences. Sa première phrase me laisse sans voix quelques secondes. Comme ça, sur un ton très neutre, comme si elle disait "je m'appelle Katia", elle dit "J'ai plusieurs personnalités".
Katia m'explique qu'elle a sept personnalités différentes, qui surgissent quand bon leur semble, ont chacune un nom et une identité propre. Elle me raconte que sa mère lui reproche d'avoir roué sa petite sœur de coups il y a quelques jours, mais qu'en réalité c'est l'une de ses personnalités, celle qu'elle appelle Méchante, qui est responsable de ce passage à l'acte violent.
 
Mes neurones sont en train de flamber. Ce que certains appellent "personnalités multiples", le DSM le nomme "trouble dissociatif de l'identité". Si c'est un diagnostic très souvent posé aux USA, les psychiatres qui reconnaissent l'existence d'un tel trouble sont très rares en France. A titre personnel, cela me trouble mais je n'ai pas d'avis tout fait sur la question.
Ce que je sais, en revanche, c'est qu'en théorie les personnes présentant un trouble dissociatif de l'identité ont une personnalité principale. Katia décrit bien une personnalité centrale, qu'elle appelle d'ailleurs "Katia". Ce que je sais également de ce trouble, c'est que lorsqu'une autre des personnalités "prend possession du sujet" puis s'efface pour laisser la place à la personnalité principale, cette dernière est prise d'amnésie et ne conserve aucun souvenir de ce qui est arrivé pendant qu'une autre des personnalités dirigeait les choses. Et là, les choses se gâtent... Katia se souvient parfaitement de ce qu'ont fait ou dit ses différentes personnalités.
 
Un autre élément important dans la description du trouble dissociatif de l'identité est lié auparcours de vie des patients qui en souffrent : dans l'immense majorité des cas, ils ont vécu au moins un traumatisme grave, souvent à type d'abus sexuels.
Katia, elle, dit avoir été violée par son père pendant plusieurs années. En quelques mots, elle me raconte que son géniteur est un homme violent dont sa mère est séparée depuis environ quatre ans et qu'elle n'a plus revu depuis. Elle m'explique qu'elle a parlé à sa mère de l'inceste qu'elle avait subi juste après cette séparation, lorsqu'elle s'est enfin sentie en sécurité. Katia a déposé plainte, mais sa plainte a été classée sans suite. Elle raconte cela, encore, comme elle dirait "Je m'appelle Katia". Pas un début d'émotion, pas une larme. Immédiatement, le mot "dissociation" se met à clignoter dans ma tête.
Combien de temps cela peut-il bien lui prendre, de me raconter ça ? Six, sept minutes peut-être ? Je l'entends, je note ce que j'entends, mais je sens bien que je suis en train de dériver. Elle m'a perdue, dès qu'elle m'a dit "mon père me violait". Après Agnès, c'est ma mémoire traumatique qui s'invite dans cet entretien. Je lutte de toutes mes forces pour me raccrocher à du tangible, du réel, "de l'ici et maintenant". Je me cramponne à mon stylo, j'essaie de me concentrer sur la voix de Katia. Des images surgissent devant mes yeux, ma main tremble et j'ai envie de vomir. Je supplie en silence : "Pas maintenant, surtout pas maintenant, par pitié, pas maintenant". Je réalise que Katia s'est tue et malgré l'énergie que cela me coûte, le son de ma voix dissipe les images et la nausée et qui m'envahissaient.
 
Je demande doucement à Katia si elle veut m'en dire plus sur ce qu'elle a subi. A mon grand et honteux soulagement, elle secoue doucement la tête. Je prends soudain conscience du fait que pas une seule fois depuis le début de l'entretien, elle ne m'a regardée. A aucun moment son regard n'a croisé le mien.
Je reviens sur la consultation aux urgences et demande à Katia si elle était d'accord pour être hospitalisée. Sa réponse est ferme : "Non !". Soudain, sa voix se fait larmoyante : "Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi, je veux ma mère, je veux rentrer chez moi". Elle se balance en serrant toujours son doudou contre elle, et si sa voix est pleines de larmes, ses yeux en revanche sont parfaitement secs. Je n'ai pas le temps de répondre, Agnès se lève brutalement de sa chaise et se met à crier : "C'est faux, ce que vous racontez est faux !". Je suis sidérée, juste sidérée. Comment ose-t-elle intervenir de cette façon ? Pourquoi insiste-t-elle sur le vouvoiement alors même que je tutoie Katia depuis vingts minutes ? Comment peut-elle se permettre de crier ainsi sur un patient ?
Evidemment, Katia geint de plus belle et commence à s'agiter. Agnès, elle, hurle toujours : "Vous mentez ! Vous mentez ! Vous étiez d'accord pour être hospitalisée, j'étais là ! Vous mentez !". J'ai l'impression d'être au beau milieu d'une hallucination tant la scène est surréaliste. Agnès crie, Katia pleure uniquement par la voix, s'est levée aussi et entreprend de saisir sa chaise pour la balancer au visage de ma co-interne. Sans réfléchir, je me jette entre les deux et, les yeux plantés dans ceux d'Agnès, je siffle plus que je ne dis "Ca suffit !".
 
Je fais sortir Katia du bureau et interpelle un infirmier pour qu'il la reconduise à sa chambre. Je referme la porte. Agnès ne dit rien. Je m'assois devant elle et, bêtement, j'attends. Elle m'adresse son plus beau sourire et entreprend de me parler d'un autre patient. Rien sur son comportement inadmissible d'il y a quelques secondes. Pas un mot, pas l'ombre d'un remord, rien. Je finirais presque par me demande si je n'ai pas rêvé, tant elle agit comme s'il ne s'était rien passé.
Je baisse les yeux vers le dossier de Katia. Agnès s'est autorisée à prendre des notes pendant l'entretien et à les joindre au dossier. Elle conclut par les mots "suspicion de psychose ?", et je me demande laquelle est la plus psychotique des deux.
Je sens que je vais exploser. J'attrape mes cigarettes et sort du bâtiment.
 
Dans un petit coin à l'abri du vent, tremblant de froid mais sans doute pas seulement, je fume en pleurant. La nausée est bien là, les images aussi, et la voix de mon géniteur emplit ma tête. Je ne lutte pas, je ne lutte plus. Le temps d'une cigarette qui se fume en partie toute seule, je pars très loin de l'hôpital, un peu plus de vingt ans en arrière.
 
Lorsque les images disparaissent enfin, je pleure toujours.
 
Je suis interne depuis une semaine, et déjà convaincue d'être parfaitement incapable d'exercer mon métier.
 
 
 
 
 

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